Histoire du bouddhisme tibétain en Occident, mindfulness en bonne conscience (2ème partie)

par Elisabeth Martens, le 21 février 2018

Le 14ème dalaï lama attache une grande importance au tantra de Kalachakra car, dit-il, « il prend tout en compte : le corps et l'esprit humain, l'aspect extérieur total, cosmique et astrologique. Par sa pratique complète, il est possible d'atteindre l’Éveil en une seule vie. Nous croyons fermement en son pouvoir de réduire les tensions, nous l'estimons apte à créer la paix, la paix de l'esprit, et par conséquent à favoriser la paix dans le monde » (1). Une telle efficacité vaut bien les pratiques de la « Pleine conscience » qui elles aussi réduisent nos tensions, diluent notre stress et nous apportent la paix intérieure. Auraient-elles un lien ?

 

Dalaï-lama en pleine action lors de l'initiation au Kalachakra en 2017
Dalaï-lama en pleine action lors de l'initiation au Kalachakra en 2017

 

Que les effets thérapeutiques de la pratique du Kalachakra et de la mindfulness soient similaires n'a rien d'étonnant puisque, comme je l'ai fait remarquer dans le premier article de cette série, toute pratique combinant la conscience et la respiration amène à un apaisement rapide du système neurovégétatif et, de ce fait, est susceptible de traiter nos nombreux malaises psychosomatiques (2). Ce qui peut nous laisser perplexes, c'est le lien qui semble exister entre le bouddhisme tibétain - en particulier le tantra de Kalachakra - et la mindfulness.

Pour comprendre ce lien, reprenons le chemin qu'a emprunté le bouddhisme tibétain en Occident là où nous l'avions laissé dans l'article précédent, c’est-à-dire en 1959, quand les États-Unis ouvrent la porte de l'Ouest au dalaï-lama. Sous bonne escorte et filmé à partir d'un hélicoptère de l'US Air Force, le 14ème dalaï-lama arrive en Inde. Comme convenu de part et d'autre, la CIA finance l'installation de la communauté tibétaine, composée essentiellement de l'aristocratie laïque et du clergé tantrique (3).

Après d'âpres négociations, l'Inde a cédé aux Américains une terre d'asile destinée aux exilés tibétains, en échange de quoi les États-Unis se sont engagés à former un contingent de quatre cents étudiants indiens au génie militaire. Ceux-ci avaient pour mission secrète de rentrer au pays avec la recette de la bombe A (4). En souvenir de cette échange mémorable, la première bombe A de facture indienne a été nommée le « sourire du Bouddha »... un sourire jaune, sans doute ? C'est grâce à cet échange et au financement des USA que la communauté tibétaine s'installe à Dharamsala .

La revendication d'indépendance du Tibet immédiatement affichée par la communauté tibétaine en exil s’aligne sur les prétentions occidentales de la Guerre Froide. Les États-Unis voient dans leur alliance avec la communauté en exil une occasion de renforcer leur lutte virulente contre la R.P. de Chine. Déjà en 1949, l'Office des Affaires étrangères des USA rapporte ceci : « Le Tibet devient stratégiquement et idéologiquement important. Puisque l'indépendance du Tibet peut servir la lutte contre le communisme, il est de notre intérêt de le reconnaître comme indépendant au lieu de le considérer comme faisant partie de la Chine. La population tibétaine est conservatrice, religieuse et prête à se battre pour le bouddhisme contre le communisme. De plus, l'influence idéologique du dalaï-lama peut porter plus loin que les frontières du Tibet »(5).

Il est clair que dès avant leur départ, l'exil des Tibétains est à situer dans ce contexte plus vaste de la Guerre froide, une guerre qu'au nom de la démocratie, l'Occident mène loin de chez lui, déchiquetant tour à tour l'Indochine, la Corée et le Vietnam. Pour certifier son allégeance aux USA, le dalaï-lama s'empresse de constituer un « Parlement tibétain en exil ». Il distribue les postes importants aux membres de sa famille et à ses amis proches (6). Il en restera longtemps la tête pensante et gouvernante et, même s'il a officiellement renoncé à ce poste politique, il en est encore le dirigeant implicite (7). Quant à la liberté de presse nécessaire au bon fonctionnement de toute démocratie, elle était déjà assurée par son frère aîné, Thubten Norbu, ex-Rinpoché du monastère de Kumbum qui, dès 1951, a pris la direction d'une radio de la CIA : « Free-Asia », sise au Colorado (8).

A partir de cette coalition entre Dharamsala et les États-Unis, un réseau à multiples antennes s'édifie et prend une ampleur internationale en une dizaine d'années. Ce réseau porte un nom: « International Campaign for Tibet » (ICT). Il est organisé en une ONG enregistrée auprès du département de la Justice des États-Unis ; il a ouvert des bureaux à Washington, Amsterdam, Bruxelles et Berlin. Depuis les années septante, l'ICT fonctionne à plein rendement grâce aux subventions du National Endowment for Democracy (à raison de 25.000 $ en 2013, par ex.), la « courtoise cousine » de la CIA (9).

En bon élève des États-Unis, le bouddhisme tibétain va se prêter aux objectifs de « démocratisation » que les USA imposent aux quatre coins de la planète ; l'ICT ne rate pas une occasion pour diaboliser le régime chinois. Les groupes actifs de « Free-Tibet » se multiplient et organisent des manifestations antichinoises dès qu'un événement s'y prête. Des collectes pour aider les exilés tibétains, pour soutenir les écoles de Dharamsala ou pour financer les études des orphelins titillent le bon cœur de l'Occident. Les dons affluent.

http://www.a-e-t.org/accueil/index.php

 

Simultanément, la presse dénonce « l'invasion du Tibet par les troupes chinoises », le « génocide ethnique », qui deviendra rapidement le « génocide culturel ». Dans ce « conflit sino-tibétain », il semble évident que les Tibétains sont les martyrs et les Chinois, les tortionnaires rouges. Ce discours sans nuances est ressassé depuis soixante ans. Peu d'analyses approfondissent ce sujet sensible qui, depuis, répond à un consensus généralisé et hyper-médiatisé.

Un des plus énormes mensonges médiatiques du 20ème siècle s'incruste petit à petit dans notre inconscient sociétal. Il devient presque scandaleux de s'interroger à propos de l'exil des dignitaires tibétains ou de critiquer le comportement de leur « pope » lorsque celui-ci s’acoquine avec certains prédateurs de la planète (10). C'est aussi un des tenaces mensonges médiatiques puisqu'il est encore biberonné au jour le jour par les factions de Free-Tibet (11).

Mais revenons au début des années soixante ; la Seconde guerre mondiale tente de se faire oublier, une vie nouvelle s'offre aux jeunes, un grand vent de liberté souffle. Les corps se libèrent, les pistes de danse se trémoussent sur le Rock'n Roll. Elvis triomphe, « l'American way of life » avec lui. Mais, dans nos cœurs, un écart se creuse insidieusement entre la foi « figée » de nos parents et notre besoin d'authenticité. L’Église a déçu nos attentes, Dieu est à l'agonie. Nos âmes en déroute se sentent investies du désir d'intégrer à leur vie une autre dimension spirituelle qui, cette fois, sera basée sur l'expérience personnelle et non plus sur des dogmes.

Fleurissent alors les thèmes du retour vers notre « nature profonde » et vers nos « racines ancestrales », de la recherche de notre « moi véritable », du chemin vers le « bonheur réel », etc., thèmes portés par le « new way of psychology » (e.a. avec Abraham Maslow et Carl Rogers), un mouvement de psychologie « humaniste et transpersonnelle » né aux USA et qui prêche le retour du spontané dans les processus psychiques (12).

C'est une nouvelle vague du New Age qui s'annonce. Le bouddhisme tibétain y retrouve les élans d'un Romantisme qui, déjà fin du 19ème, l'avaient reçu dans les salons bourgeois londoniens où afficher un brin d'ésotérisme donnait aux dames un parfum exotique. Pour s'implanter en nos terres occidentales, il n'aurait pu trouver meilleur point d'ancrage et il s'y amarre solidement.

Le bouddhisme tibétain va alors tenter un retour aux sources du dharma (enseignement originel du Bouddha) puisque, justement, l'expérience personnelle fondée sur une conscience de soi y est primordiale. Pour prêcher le dharma tel qu'en son origine, il s’appuie sur des ouvrages comme « le Bouddhisme du Bouddha », publié en 1960 par Alexandra David-Néel (13), dont on connaît les accointances avec le Tibet.

Simultanément, il se doit aussi de prendre un virage serré vers une version « psychologisée » des tantras. Car n'oublions pas que les tantras peuvent se lire à plusieurs niveaux : on peut les lire au premier degré, comme l'ont fait les idéologues nazis en leur temps, mais on peut aussi les « psychologiser », comme l'a montré C.G. Jung avec son travail sur le « Livre des morts tibétain », par exemple.

Depuis, les tantras – dont le Kalachakra qui nous importe plus particulièrement ici - ne seront plus interprétés que sur le mode de la psychologisation et du développement personnel ; le vocabulaire utilisé s'aligne sur celui du « new way of psychology ». Désormais, le bouddhisme tibétain et la nouvelle mouvance du New Age ne se quitteront plus et se déploieront au travers des multiples « Mouvements du Potentiel Humain ».

Mais le bouddhisme tibétain a dû montrer patte blanche pour se faire accepter par cette mouvance, il a dû laisser ses prétentions théocratiques au porte-manteau de l'histoire et se dénuder de ses extravagances karmiques. Le millénaire de déviances tantriques et sociopolitiques que le clergé lamaïste a fait régner sur le Haut plateau tibétain passent soudainement à la trappe. Les aspects religieux et cultuels, omniprésents dans le bouddhisme tibétain, s'estompent et laissent place à un bouddhisme « clean », particulièrement bien adapté à nos attentes d'Occidentaux en demande d'un nouveau type de spiritualité.

C'est ainsi que nous adhérons à un bouddhisme occidentalisé qui tout à coup est devenu tout sauf une religion. En effet, il n'implique aucun dieu et nous le considérons plutôt comme une possibilité de retour aux sources, un travail sur soi, un chemin de vie, une philosophie du quotidien, une spiritualité athée, un terrain d'expérimentations cognitives etc., tel que le confirme Frédéric Lenoir , qui parle d’ailleurs d'un « néo-bouddhisme » (14). Encore plus « classe » est le terme de « neuro-bouddhisme » inventé par Tania Singer pour qualifier le processus d'occidentalisation du bouddhisme (15).

Dans les années soixante, les « Mouvements du Potentiel humain » ont déposé quelques poussières d'étoiles çà et là, entre autres à Esalen, en Californie. Le centre Esalen fut fondé par Michael Murphy et Dick Price en 1962. Ils étaient tous deux passionnés par la rencontre entre la psychologie occidentale et la philosophie orientale (à connotation principalement bouddhiste). Dès sa fondation, Esalen devint un haut lieu de la recherche sur le potentiel humain et, à ce titre, il a reçu les plus grosses pointures des sciences cognitives, venues du monde entier.

Le développement personnel, l’éducation spirituelle et holistique y ont aussi attiré de nombreux artistes désireux d'élargir leur vision des potentiels humains. Outre Abraham Maslow (un fondateur de la « new way of psychology), y ont séjourné : Allan Watts, Carlos Castaneda, Henry Miller, Anaïs Nin, Bob Dylan, Joan Baez, George Harrison, etc. Actuellement, le centre Esalen est dirigé par Jon Kabat-Zinn, le propagateur principal de la mindfulness aux États-Unis et en Europe (16).

Une autre poussière d'étoile a été déposée en Écosse, dans la baie de Findhorn... (décidément, il semble que ces poussières se dirigent vers les lieux les plus aérés de la planète, pourquoi pas dans le bidonville de Rio ou de Calcutta?) Également fondée en 1962, la communauté de Findhorn s'est fait connaître pour les liens étroits qu'elle entretenait avec les esprits des plantes et de la nature, puis avec des entités vivant dans d'autres dimensions (17).

En quelques années, l’éclectisme et la renommée de Findhorn n’eut plus rien à envier à la communauté d’Esalen, ceci surtout grâce à l'intervention de David Spangler, cofondateur du centre et codirecteur de la communauté pendant trois ans. Auteur américain à succès et directeur de « l'Initiative planétaire » (un projet des Nations Unies), il publie en 1971 « Revelation : The Birth of A New Age », ouvrage considéré comme un des fondements de la nouvelle mouvance du New Age. À l'instar de ce qui se passait à Esalen, le succès de Findhorn va attirer une foule de membres de la contre-culture.

Car pendant les années soixante, une contre-culture s'est organisée aux États-Unis. Dans un premier temps, elle s'insurge face aux dérives belliqueuses des GI au Vietnam. Mais très vite, les esprits enflammés élargissent leurs protestations et, dans la foulée, dénoncent la société de consommation, l’emprise de l’Église sur nos inconscients insoumis, l’indifférence du gouvernement face à la destruction des écosystèmes, la rigidité du système éducatif, etc... Mai 68 explose contre les guerres inutiles et absurdes, Mai 68 s'écrie « I have a dream ! », Mai 68 déborde jusqu'à Prague, Rome, Tokyo, jusqu'en Pologne et en Irlande, Mai 68 s'engouffre dans les rues de Paris où tout à coup les étudiants découvrent, ahuris, que « sous les pavés, il y a la plage ».

Mai 68 a fait trembler la bourgeoisie bien-pensante, mais celle-ci a rapidement phagocyté ce vaste mouvement de colère. Les revendications des « étudiants et ouvriers réunis » outrepassaient largement le « politiquement correct » et, surtout, le « économiquement correct », aussi ont-elles été absorbées et déchiquetées par l'avaleuse du FMI. Ce tout-terrain écrase les moindres velléités de protestation sur son passage en brandissant le drapeau blanc de la démocratie et des droits de l'homme.

Mai 68 s'est alors transformé en complaisance « petites fleurs bleues » et a rejoint les rangs des « Mouvements du Potentiel humain ». Le développement personnel, c'était moins dangereux. Il n'empêche, c'était le début de notre « belle époque », celle des communautés, de « faites-l'amour-pas-la-guerre », de « l'herbe-du-diable-et-la-petite-fumée », des soirées psychédéliques autour d'un thé-spéculoos, c'était un essai de retour à plus de simplicité, de retour à notre « vraie nature » et notre « vraie spiritualité ». On y croyait, avec émotion, avec ardeur, avec ferveur...

Dans nos vertes vallées, s'allumaient de çi de là des communautés teintées de couleurs pourpre et safran, gorgées du parfum d'encens et de patchouli, enveloppées de l'aura souriante de Bouddha. Tout à l'écoute des besoins de nos « cinq agrégats et neufs consciences », elles ont ouvert leurs bras au bouddhisme. Grâce à sa remarquable plasticité, les années septante furent une panacée pour l'implantation du bouddhisme en Occident. Tour à tour, les trois grandes écoles bouddhistes s'installent chez nous : le zen (école du Mahayana la plus connue chez nous) par l'intermédiaire de D.T. Suzuki et son épouse américaine (tous deux théosophes), le Théravada avec Thich Nhat Hanh et le Village de Pruniers qui, depuis, est devenu un grand centre européen de la mindfulness (18), et le bouddhisme tibétain, qui est loin d'être en reste.

 

Thich Nhat Hanh, fondateur du village des pruniers (photo du Net)
Thich Nhat Hanh, fondateur du village des pruniers (photo du Net)

 

Au début des années quatre-vingt, la méditation Vipassana telle qu'enseignée par M. Goenka devient « ce qui est à faire » dans les milieux branchés « bouddhisme ». Pratique méditative principale dans le Théravada, le Vipassana se fonde sur l'enseignement originel du Bouddha quant aux quatre fondements de l'attention. On l'appelle aussi la méditation de « Pleine conscience », ou « mindfulness » (19). Jon Kabat-Zinn, actuellement à la tête du centre Esalen, pratique la méditation Vipassana depuis cette époque. Peu à peu, il devient le propagateur infatigable de la mindfulness aux États-Unis, et bientôt en Europe, version laïcisé, of course.

Entre temps, des centres d'étude du bouddhisme tibétain ont soudainement apparus et se sont multipliés comme des champignons. Aux États-Unis, au Canada, en Suisse, en France, en Angleterre, en Belgique et autres pays de la C.E., ils investissent d'anciens monastères, des couvents, des châteaux, des fermes domaniales, etc. Un engouement sans précédent pour les lamaseries et leurs occupants tibétains éveille notre compassion car, sur les ondes, voyage quotidiennement le récit des atrocités commises par la Chine au Tibet. Personne ne se pose la question de l'administration de ces centres, largement financés par la NED et par les dons privés.

C'est dans cette atmosphère empreinte de bouddhologie que Matthieu Ricard, qui a pris l'habit de lama, devient l'interprète personnel du dalaï-lama. En tant que biologiste moléculaire spécialisé en génétique, il lance un programme de recherche scientifique dont le but est d'étudier le pouvoir de la méditation bouddhiste sur la plasticité du cerveau. Il a bien compris que l'approbation du monde scientifique a de quoi séduire nos intellectuels. A leur suite, c'est toute notre société hygiéniste que le bouddhisme tibétain peut toucher, car la santé psychophysique y est de rigueur.

Avec le dalaï-lama comme fondateur, il ouvre l'Institut « Mind and Life » en 1991, et s'associe au neurobiologiste, Fr. J. Varela, et à un avocat, A. Engle. Très vite, les neurobiologistes accourent de partout, certains se convertissent au bouddhisme et tous se précipitent pour publier leurs articles sur les effets neurologiques, physiologiques, comportementaux et thérapeutiques de la méditation bouddhiste dans les meilleures revues, ce que j'ai raconté dans les articles précédents (22). Les intérêts de l'Institut Mind and Life rencontrent ceux du centre Esalen, les administrateurs des deux centres se mélangent et alimentent en chœur la mouvance d'un New Age actualisé, c'est-à-dire « scientifisé ».

Les fils de trame du bouddhisme tibétain s'entremêlent aux fils de chaîne de la mindfulness, ce tissage complexe portent les motifs bigarrés du New Age pour lequel le syncrétisme a toujours jouer un rôle central. Il se perçoit à travers un conglomérat diffus de fragments religieux, spirituels, philosophiques, scientifiques, ésotériques. Le bouddhisme tibétain profite de la popularité de la mindfulness, et la mindfulness, en se prévalant de sa laïcité, prêche en toute honnêteté : à présent, il est acquis que le bouddhisme (c'est-à-dire « notre » bouddhisme ) n'est pas une religion.

Nous sommes face à un véritable « package » qui permet à tout un chacun de faire tranquillement son marché spirituel. À bon prix, on peut se sentir en accord avec sa « nature profonde », avec ses « racines », on prend ce qui nous convient, on ronge, on laisse les restes aux autres, et on se développe sans souci du voisin. Car le développement personnel a ceci de dangereux, c'est qu'il est personnel : chacun poursuit son propre chemin, chacun recherche son propre bonheur, chacun trouve ses propres réponses à ses propres souffrances existentielles.

C'est ainsi qu'on nous a persuadés – est-ce le New Age, la mindfulness ou le bouddhisme ? Finalement, peu importe, c'est dans « l'air du temps » - qu'il faut d'abord être en accord avec soi-même avant de voir ce qui se passe chez les voisins. Mais comme on n'est jamais vraiment en accord avec soi-même - il y a toujours mieux, n'est-ce-pas? -, on ne connaît plus nos voisins, pire, on s'en méfie, on s'en écarte. À notre insu, c'est un réflexe identitaire qui s’immisce en nous. Subrepticement, le confort ronronnant du quotidien endort notre conscience sociale, elle sommeille en « Pleine conscience » de nous-mêmes entre l'image d'un Bouddha souriant et le chant d'un bol tibétain.

Mais alors, les discours sur la tolérance, le relativisme, l’acceptation et la valorisation de la différence qui honorent ce vaste mouvement ne sont-ils que rhétoriques? Si on en croit les accointances entre le G7 et notre néo-bouddhisme, il y a en effet de quoi frissonner. En témoigne, par exemple, cette citation de David Spangler, codirecteur de Findhorn et impliqué dans un projet des Nations Unies : « personne n’entrera dans le Nouvel Ordre Mondial à moins qu’il ou elle ne fasse le serment de vénérer Satan. Personne ne fera partie du Nouvel Age sans recevoir une initiation Luciférienne. » (21)

D'accord, c'est un peu fort, mais je vous pose quand-même la question : avec qui s'est affiché le dalaï-lama depuis ces soixante années d'exil ? Après avoir pris la pose avec ses amis nazis (H. Harrer, Br. Beger, M. Serrano, etc.), on le voit s’esclaffer aux côtés des grands dirigeants de la planète (de Bush à Trump, de Mitterrand à Sarkozy), on le voit bénir de grands mécréants (Vaclav Havel, Jörg Haider, Pinochet, Shoko Asahara, G.Soros, etc.) et se dandiner auprès des plus célèbres stars de Hollywood (R. Gere, Lady Gaga, Sharon Stone, etc.),... que du beau monde (27) !

Ne vous méprenez pas, mon but ici n'est pas de porter préjudice au bouddhisme, ni au bouddhisme tibétain, ni au dalaï-lama ; ils se défendent fort bien. Mais je m’interroge quant aux tenants et aboutissants de la métamorphose du bouddhisme tibétain depuis son arrivée chez nous.

Car nous voilà replongés dans l'obscurantisme d'un « Nouvel Ordre Mondial », cette fois qualifié « d'économique ». À l'époque de Blavatsky, il annonçait déjà l’Ère du Verseau (nous y sommes, paraît-il!), puis Bailey lui a ajouté sa « métaphysique raciale ». Un « nouvel ordre économique mondial » marqué par la réunification des religions en une religion unique, portée par une race unique, alliance de toutes les autres et expression de l'originelle, défendant un gouvernement mondial unique : « Big Brother » en puissance !

Le dalaï-lama participe à sa manière à la venue de ce « Nouvel ordre économique mondial ». Jamais son cheval de bataille n'a autant galopé: les initiations au Kalachakra se sont multipliées à vive allure depuis son exil. Tous les deux ou trois ans, des centaines de millions de fidèles se massent autour de lui pour l'écouter. Ce rituel très prisé dans le bouddhisme tibétain dure une dizaine de jours et réunit jusqu'à 350.000 fidèles. Il a été dispensé une trentaine de fois par le dalaï-lama, en Inde et ailleurs en Asie, aux États-Unis et en Europe, et a touché plus de dix millions de personnes (22).

Le dalaï-lama n'a pas l'intention de s'arrêter, semble-t-il, puisque la dernière initiation qu'il a donnée date du 7 janvier 2017. Elle s'est déroulée à Bodgaya, dans l'État de Bihar en Inde. Le dalaï-lama a une préférence pour ce lieu, car c'est là que Siddhartha Gautama (le Bouddha historique) aurait atteint l'illumination. Or les maîtres tibétains prétendent que le Kalachakra a été enseigné par le Bouddha en personne, il y a presque trois millénaires. Le choix de ce lieu pour initier les foules au Kalachakra n'est donc pas innocent, il va dans le sens d'une volonté du bouddhisme tibétain de se réapproprier le dharma, l'enseignement originel du Bouddha.

En début de cet article, j'ai fait remarquer l'attention particulière que le dalaï-lama accorde aux initiations au tantra de Kalachakra pour, dit-il, que la paix règne sur la terre. Il me semble intéressant de m'arrêter un moment sur l'histoire de ce tantra, surtout en sachant que c'est aussi lui qui a séduit les bonzes du Troisième Reich, car son idéologie était propice à être utilisée dans leur propagande de guerre (34). Cela va à l'encontre de ce que proclame le dalaï-lama, vous en conviendrez ! Mais l'histoire du tantra de Kalachakra demanderait plus que quelques lignes, aussi je me propose de la résumer dans un article « 2 bis ». Suite au prochain épisode donc...

Notes :

  1. citation du dalaï-lama dans : « Tibet, la Roue du temps, pratique du mandala », chez Acte Sud (1995)
  2. http://www.tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/429-la-pleine-conscience-une-vitrine-du-bouddhisme-une-percee-du-bouddhisme-tibetain
  3. à lire dans : « The CIA's Secret War in Tibet », Conboy K., Morrison J., University Press of Kansas, 2002. Et aussi dans : « Buddha's Warriors », Dunham M., Penguin 2004, préface du dalaï-lama.
  4. Raj Ramana à Press Trust of India, 10/10/1997, sur le net
  5. sur le site du « Foreign Relations of United States », http://images.library.wisc.edu/FRUS/EFacs/
  6. http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/62-democratique-le-gouvernement-tibetain-en-exil
  7. http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/438-les-parlementaires-europeens-ne-prennent-pas-le-dalai-lama-au-serieux
  8. http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/62-democratique-le-gouvernement-tibetain-en-exil
  9. à lire dans : « The CIA's Secret War in Tibet », Conboy K., Morrison J., University Press of Kansas, 2002
  10. http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/76-l-etrange-cercle-d-amis-du-14eme-dalai-lama
  11. voir France-Tibet.org, par exemple
  12. par exemple: https://www.nouvelle-psychologie.com/ ou : https://fr.wikipedia.org/wiki/Psychologie_humaniste
  13. en français aux éditions « du Rocher »
  14. à lire dans : « La rencontre du Bouddhisme et de l'Occident », Frédéric Lenoir, Spiritualités vivantes, 2001
  15. http://www.tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/429-la-pleine-conscience-une-vitrine-du-bouddhisme-une-percee-du-bouddhisme-tibetain
  16. ibid.
  17. https://www.findhorn.org/francais/
  18. https://villagedespruniers.net/
  19. https://fr.wikipedia.org/wiki/Vipassan%C4%81
  20. http://www.tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/429-la-pleine-conscience-une-vitrine-du-bouddhisme-une-percee-du-bouddhisme-tibetain
  21. https://www.nouvelordremondial.cc/2013/11/21/nouvel-ordre-mondial-ces-citations-a-ne-pas-oublier/
  22. https://www.dalailama.com/teachings/kalachakra-initiations