Foot et fantasmes

par André Lacroix, le 2 octobre 2017

Faisant écho à la dépêche de Dharamsala du 1er septembre 2017, le site France-Tibet du 15 septembre 2017 nous apprend que « l’équipe nationale des exilés tibétains » va jouer dans la Coupe du Monde de Football 2018 organisée par la ConIFA (Confédération des associations de football indépendantes).

 

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NOTE : LE LECTEUR PRESSÉ PEUT PASSER DIRECTEMENT AU DERNIER CHAPITRE INTITULÉ « DHARAMSALA FOOTBALL CLUB »
Lire aussi l'article : Football, nationalisme et double langage

 

La ConIFA (côté face)

La ConIFA, fondée en 2013, se définit comme une association sans but lucratif, représentant des nations et des peuples non représentés, des dépendances, des États non reconnus, des autonomistes, des minorités et des Apatrides qui ne sont pas affiliés à la Fédération Internationale de Football Association (FIFA).

Quand on sait que des entités aussi lilliputiennes que les Îles Féroé, les Principautés d’Andorre et du Liechtenstein, la République de Saint-Marin et le rocher de Gibraltar peuvent participer aux rencontres officielles organisées par l’UEFA (Union des associations européennes de football), branche européenne de la FIFA, on comprend que le Groenland, par exemple, ou l’Île de Man acceptent mal d’en être exclus et qu’ils soient donc heureux de participer malgré tout à un tournoi international, sous l’égide de la jeune et prometteuse ConIFA.

Si l’on en croit son président, le Suédois Per-Anders Blind, la ConIFA nourrit un « projet de paix » (« a peace project ») : « Nous avons la mission, dit-il, de créer un espace global pour les peuples oubliés (…) Nous désirons éduquer le monde au sujet des différentes ethnies et des peuples indigènes présents sur notre planète » (in A World Cup for unrecognised states par Rayhan Demytrie, sur le site BBC-NEWS, 02/06/2016).

Sur son site propre, la ConIFA définit ainsi sa spécificité et ses objectifs : « Avec des normes éthiques élevées et des membres dévoués, la ConIFA est la première organisation mondiale pour les personnes, les nations et les régions isolées qui peuvent partager la joie de jouer au football international. ConIFA contribue au renforcement des relations internationales et la compréhension globale » (www.conifa.org/en/francais/).

Programme assurément sympathique avec lequel on aurait envie de souscrire de prime abord, surtout quand on se rappelle les scandales financiers et la corruption qui ont entaché l’image de la FIFA. On aimerait dès lors souscrire au lyrisme de Thierry Leveau pour qui les joueurs de la ConIFA deviennent « les anti-héros du football moderne » thierryleveau.free.fr/conifa) !

 

La ConIFA (côté pile)

Toutefois le moralisme et le désintéressement affichés par la ConIFA ne nous convainquent pas entièrement.

Tout d’abord, le fait de pouvoir compter sur des membres dévoués n’a jamais garanti la pureté d’un mouvement, car le dévouement rend difficilement contrôlables ceux qui en ont fait leur raison d’être : « pour la bonne cause » on se met assez facilement « en dehors des clous ». Ensuite et surtout, il ne suffit pas de se déclarer « à but non lucratif » pour qu’il en soit ainsi dans la réalité. Quand on sait que les deux premières éditions de cette « coupe du monde alternative » ont rassemblé chacune douze équipes venues d’Europe, d’Asie et d’Afrique, on est en droit de se demander qui a payé les déplacements (en Suède en 2014 et en Abkhazie en 2016), qui a payé les staffs, les équipements, les vols intercontinentaux, les frais d’hôtel : on imagine mal que les entraîneurs, les équipementiers, les compagnies aériennes et les hôteliers soient tous des bénévoles désintéressés. D’ailleurs, même le Président de la ConIFA, Per-Anders Blind, ne semble pas croire à ce programme angélique, lui qui, sans état d’âme, envisage de « développer un nouveau marché global » (d’après Simon Roger dans Le Monde du 07/06/2014)…

Un marché qui pourrait se révéler juteux. Ce même Per-Anders Blind avance le chiffre de 5 500 groupes ethniques et régions autonomes de la planète pour les comparer aux 209 membres de la FIFA : « Imaginez un peu notre potentiel ! », claironne-t-il (ibid).

D’après Wikipédia, la ConIFA ne compte encore actuellement que 47 membres : 24 associations affiliées en Europe, 10 en Asie, 9 en Afrique, 2 en Amérique et 2 en Océanie.

Europe

Asie

Afrique

Amérique

Océanie

 

Afrique

Amérique

Océanie

 

Mais quand on se penche sur les critères d’affiliation à la ConIFA, on s’aperçoit que l’estimation de 5 500 candidats potentiels est loin d’être surfaite, tant sont nombreuses et quasi infinies les possibilités de morcellement. Dans notre monde globalisé, ils sont innombrables, les mouvements, les groupes, les sous-groupes, les ethnies, les régions, les sous-régions, les provinces, les préfectures, les cantons, les villes, les villages, les quartiers, les courants idéologiques, les sectes, etc., qui, pour une raison ou pour une autre, ne se sentent pas à l’aise dans un ensemble plus vaste.

Ces protestations peuvent rester sur le terrain culturel, voire folklorique (comme dans le cas du Comté de Nice ou de l’Archipel d’Heligoland). Mais parfois, elles font écho à de sanglantes guerres de religions (Rohingya, Îlam tamoul, Barawa, etc.). Souvent, elles se confondent avec des revendications d’indépendance politique ꟷdont les chances d’aboutir à terme ne sont pas toutes nulles : qu’on pense, par exemple, au Québec, au Sahara occidental, au Groenland, à Donetsk et Lougansk, à l’Abkhazie, à l’Ossétie du Sud, au Kurdistan (et hors tableau, à la Catalogne). Impossible de prévoir dans certains cas ce qui l’emportera : le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ou bien « le droit des États à garantir l’intégrité du territoire » ? Seul un rapport de forces politiques tranchera entre ces deux droits.

 

Un vrai sac de nœuds

Paradoxalement, sans parler des 14 millions de Roms présents dans un grand nombre de pays, la tendance généralisée au morcellement est ici ou là concurrencée par un désir de regrouper des entités politiques distinctes. C’est le cas, par exemple, pour la Laponie (couvrant une frange septentrionale de la Norvège, de la Suède, de la Finlande et de la Russie), pour l’Occitanie (soit le sud-ouest de la France débordant sur Andorre et le nord-est de l’Espagne, et même sur l’Italie dans les vallées à l’ouest du Piémont), pour le Pendjab (où vivent plus de 150 millions de citoyens de part et d’autre de la frontière entre les deux États rivaux que sont l’Inde et le Pakistan) ou pour la Cascadie (un État qui serait formé par l’union de la province canadienne de Colombie britannique et des États américains de Washington et d’Oregon, plus des parties de l’Idaho et de la Californie)…

Si ces regroupements semblent davantage ressortir du fantasme, il n’en va peut-être pas de même à propos des Kurdes, ni de beaucoup de peuples d’Asie, d’Amérique et d’Afrique, qui ont été divisés par des frontières artificielles imposées par le colonisateur. Pour autant que l’humanité survive encore un siècle, il y a gros à parier que la carte politique du monde en 2100 ne ressemblera pas plus à la carte de l’an 2000 que cette dernière ne ressemblait à celle de 1900…

Pour en revenir au football, rien qu’en Europe et dans son organisation traditionnelle, il faut encore remarquer que l’UEFA ne pèche pas par un excès de rationalité. En effet, si le Conseil de l’Europe identifie 50 États (28 dans l’UE et 22 hors de l’UE) comme faisant partie de l’aire européenne (en y englobant l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie), l’UEFA, elle, ꟷ qui ne mentionne ni Monaco (repris par la Fédération française), ni le Vatican, et qui signale que le Liechtenstein est chapeauté par la Fédération suisse ꟷ a laissé une place en son sein, comme si c’étaient des États indépendants, à l’Irlande du Nord, à l’Écosse et au Pays de Galles (alors que ce ne sont que des parties du Royaume-Uni), et a offert un siège aux Îles Féroé et à Gibraltar et même, last but not least, à l’État d’Israël, qui, si la logique géographique était respectée, devrait figurer dans la Confédération asiatique de football (AFC).

Face à un tel imbroglio du football « officiel », qui fait peu de cas de la géographie, qui confond des États et des morceaux d’État et qui met sur le même pied Gibraltar ne comptant que 35 000 habitants et l’Allemagne qui en compte 82 000 000, on comprend que la ConIFA n’ait aucun scrupule à additionner des pommes et des poires, et que certaines minorités nationalistes se soient engouffrées dans cette brèche, que ce soit par irrédentisme ou par séparatisme. Parmi les irrédentistes, on peut mentionner la diaspora arménienne d’Azerbaïdjan revendiquant son rattachement à l’Arménie ou les minorités magyares (Delvidek, Haute-Hongrie, Karpatalya et Pays sicule), choyées sinon convoitées par Viktor Orbán (voir l’article de Timothée Vilars Chauvinisme et bouts de ficelle dans L’OBS du 22/06/2015). Parmi les séparatistes, qui sont légion, citons notamment l’Abkhazie, Chypre du Nord, l’Ossétie du Sud, la Rhétie, la Transnistrie, le Darfour, le Matabeleland, le Somaliland, l’Archipel Ryukyu, l’Archipel des Chagos, etc., etc., et … le Tibet.

 

Dharamsala Football Club

Vous avez bien lu le communiqué de Dharamsala ? On y parle de « l’équipe nationale des exilés tibétains » ! Quelle prétention ! Alors que les Tibétains du Tibet atteignent presque les 6 000 000 (2 800 000 en RAT et 3 000 000 dans les régions contiguës), le nombre des exilés tibétains dans le monde ne doit pas dépasser 150 000. N’est-il pas étrange qu’une frange de quelque 2,5% des Tibétains s’arroge le droit de représenter la nation tibétaine ?

Le football, étant le sport le plus populaire de la planète, le « Gouvernement » de Dharamsala a bien compris l’intérêt médiatique qu’il pouvait retirer de la participation d’une équipe d’exilés tibétains à un tournoi « international », fût-il organisé par la ConIFA.

Et dire que, sous l’Ancien Régime tibétain, le football avait été interdit par le régent Reting, premier précepteur du dalaï-lama et ami de la famille (Cf. Heinrich Harrer, Sept ans d'aventures au Tibet, Traduction de Henry Daussy, Éditions Arthaud, p. 129) !

Force est de constater qu’en matière médiatique, le dalaï-lama et son entourage ont réussi un virage à 180%, en passant d’un isolement moyenâgeux à une hyper-connexion moderne. Si l’internationalisation de la question tibétaine, amorcée il y a trente ans par le discours du dalaï-lama au Congrès des États-Unis, a connu un tel succès, c’est que, dans un contexte d’affrontement idéologique et géopolitique, les thèses du « Gouvernement en exil » ont été en Occident complaisamment relayées par la presse mainstream et puissamment soutenues par d’importantes contributions financières, privées et publiques. Grâce à cette adhésion peu critique et à cette manne providentielle, le réseau de Dharamsala a pu développer des relais un peu partout dans le monde.

Constituant désormais un nouvel outil dans cette entreprise de communication planétaire, la TNFA (Association nationale de football tibétaine), présidée par Jetsun Pema, la sœur cadette du dalaï-lama, bénéficiera sûrement de tous les moyens nécessaires pour engager un staff technique compétent, voire professionnel, pour intéresser des sponsors, pour sélectionner, former et rétribuer de jeunes exilés sans emploi. Et que ce soit en Asie, en Amérique du Nord ou en Europe, l’équipe « nationale » ainsi constituée pourra s’appuyer sur des supporters enthousiastes et sur « des membres dévoués », guidés, à n’en pas douter, par « des normes éthiques élevées ».

 

 

On rêve (?) d’une finale en Padanie, organisée par la Ligue du Nord ꟷ dont le coup d’envoi serait donné par le dalaï-lama ꟷ qui verrait s’affronter les indépendantistes tibétains et les Tigres tamouls…