Comment un reportage fait du Tibet « un pays occupé »
par Albert Ettinger, le 17 avril 2017
Le lundi, 13 mars, dans le cadre de l'émission « coup de cœur du bourlingueur », La Trois (RTBF) a diffusé un bref « documentaire » sur un voyage à Lhassa. (1) Dès les premiers mots qui accompagnent les images, on plonge non seulement dans l’approximatif, mais aussi dans les clichés et les idées reçues. Le caractère extrêmement biaisé est évident pour quiconque connaît un peu la question. Mais ce n’est pas là le public que l’on entend viser…
Les auteurs commencent par présenter le Tibet comme un « pays coincé entre l’Inde, le Népal et la Chine ». À part le fait qu’ils ont tout simplement oublié le Myanmar et le Bhoutan (qui partage 470 km de frontières avec la Région Autonome du Tibet), et que le mot « coincé » ne me semble pas vraiment de mise(2), mentionner la Chine comme le troisième parmi ses « voisins » est totalement incongru. C’est comme si on disait que la région « Grand Est » (résultant de la fusion des anciennes régions Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne) était coincée entre l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et ... la France !
Le Tibet aurait été « longtemps » un pays « isolé » et «inaccessible ». Inaccessible à qui ? Il fut en tout cas « accessible » aux gourous indiens qui y amenèrent le bouddhisme tantrique. Il fut « accessible » aux hordes de guerriers mongols qui y venaient régulièrement, en tant qu’alliés d’une des sectes en lutte pour le pouvoir ou en tant qu’envahisseurs. Il s'ouvrait aux Han, à commencer par les princesses Wengchen et Tsin-cheng mariées à ses souverains aux 7ème et 8ème siècles, à leurs artisans et surtout aux marchandises chinoises tant appréciées par les Tibétains.
En effet, les aristocrates et lamas portaient des robes de soie et mangeaient, avec les baguettes, des plats raffinés préparés par leurs cuisiniers han ; les briques de thé pressé servant à préparer le thé au beurre qui fut, depuis des siècles, avec la tsampa, l’aliment de base des Tibétains, étaient acheminées continuellement depuis le Sichuan. À Lhassa, l’abattage des animaux était confié aux Hui, des Chinois musulmans. Les Grands monastères de Lhassa étaient ouverts aux moines khampas, mongols ou han qui voulaient y faire des études théologiques.
Depuis le 18ème siècle, des ambans résidaient à Lhassa et veillaient, au nom de l’empereur de Chine, sur le choix des « incarnations », sur les finances publiques et sur les frontières. Au 18ème siècle, les troupes chinoises repoussèrent une invasion des Dzoungars mongols, puis des Gurkhas népalais. En 1903, ce fut l’arrivée des Britanniques : leur expédition militaire fit fuir de Lhassa le 13ème dalaï-lama, imposa l’établissement d’ « agents commerciaux » britanniques dans plusieurs villes du Tibet ainsi que l’annexion d’une partie de son territoire.
Le Tibet, autre cliché que nous sert l’auteur dans l’introduction de ce « documentaire », aurait été « un pays hors du temps ». Quelle manière ingénieuse de nier que le Tibet a eu une histoire (très agitée d’ailleurs), comme n’importe quelle autre région du monde ! Quelle manière prévenante surtout d’exprimer le fait que le pays des lamas avait toujours, en plein milieu du 20ème siècle, une société féodale avec ses esclaves, ses serfs, ses castes d’intouchables, sa justice arbitraire et vénale rendue par les seigneurs, ses tortures et mutilations atroces, ses épidémies de variole, ses maladies vénériennes généralisées et son espérance de vie qui avait peine à dépasser les trente ans !
Ces clichés et euphémismes sont déjà assez fâcheux, mais c’est quand l’auteur commence à « documenter » son voyage en train vers Lhassa qu’il lâche les brides à sa fougue diffamatoire.
Il déplore le fait que « Pékin veut faire du Tibet la destination touristique numéro 1 des vacanciers chinois ». Néanmoins, il n’arrive pas à repérer un seul touriste parmi ses compagnons de voyage (qui sont, incroyable pour un train chinois parti de Pékin, … des Chinois !) : « Dans le train bondé, près de 800 Chinois. Ce sont des migrants. »
Et d’expliquer que le gouvernement chinois offre à ces gens « du travail, de meilleurs salaires et des possibilités de carrière plus rapide. Le but de la Chine : accélérer la colonisation du Tibet. » Voilà donc que le masque de l’honnête reporter-témoin tombe pour de bon ! Car celui-ci ne ferait que relater ce qu’il a vu et vécu. Mais il est évident que l’auteur de ce « documentaire » n’a pas recueilli ces « informations » pendant son voyage, en s’entretenant, par exemple, avec les autres voyageurs ou le personnel du train. Aurait-il par hasard été « briefé » par des militants « free Tibet » avant même de partir, avec la mission d’illustrer, par quelques images vidéo « authentiques », les vieux clichés et mensonges de la propagande dalaïste ?
Toute la suite du « reportage » confirme justement cela, par ce qu’il montre, mais aussi par ce qu’il évite de montrer et de commenter. Ainsi, tout au début du film, des fenêtres du train on peut voir fugacement d’étonnants grands carrés verts. Un vrai reporter aurait dû le remarquer et se demander ce que c’était. En fait, il s’agit d’énormes surfaces où les affreux colonisateurs chinois s’efforcent de faire pousser l’herbe pour nourrir les troupeaux de yaks tibétains.
Au lieu de cela, à l’approche de Lhassa, l’auteur attire l’attention sur ce qu’il croit être des « caméras de vidéo-surveillance », installées « sur des pylônes, le long des voies ». Il note aussi quelques petites tentes à des centaines de kilomètres d’intervalle, un « soldat chinois » isolé, sans arme, qui fait le salut militaire en face du train qui passe, et un convoi de « camions militaires » (sur 3.000 km de trajet). Et ça suffit pour lui donner « l’impression d’entrer dans un pays occupé ».
Sur la base de ces prémisses, même les rares observations a priori positives – la « gigantesque gare, flambant neuve », l’ « accueil souriant » réservé aux voyageurs – prennent une signification négative : l’étonnante gare moderne devient un symbole de la « colonisation », le sourire aimable un signe de la ruse et du sens des affaires chinois.(3)
Pourtant, à Lhassa (c’est d’ailleurs la seule ville tibétaine qu’il visite), l’auteur aurait pu s’étonner de trouver une ville moderne, dynamique, propre et verte. Il aurait pu remarquer le bilinguisme des panneaux et enseignes, l’éclairage public à énergie solaire, les vélos de location offerts au public par la ville.
Il aurait pu filmer les marchés qui offrent une impressionnante variété de fruits et légumes jadis introuvables. Il aurait pu visiter la télé ou la radio tibétaine, la rédaction d’un journal tibétain, l’Université du Tibet ou une école dans ce pays qui ne connaissait pas d’éducation publique il y a soixante ans. Il aurait pu apprécier le souci des architectes de doter les édifices modernes d’une esthétique typiquement tibétaine. S’il avait une préférence pour le traditionnel, l’authentique ou le pittoresque, il aurait pu montrer les sites et bâtiments que le gouvernement chinois a fait restaurer et rénover et inscrire au patrimoine culturel de l’humanité de l’UNESCO.
Au lieu de cela, il a fait dans le sensationnalisme. Il est allé à la chasse aux caméras de surveillance (plus rares à Lhassa qu'à Londres), aux soldats et policiers (plus rares qu’à Paris ou Bruxelles, et en général sans armes !) et aux postes de sécurité où sont contrôlés les visiteurs qui entrent sur les sites historiques. (Voir l’article de Jean-Paul Desimpelaere du 16/02/2009, intitulé Maintien de l’ordre dans la vieille ville de Lhassa)
Il s’efforce de manipuler le téléspectateur en attisant ses sentiments, sans doute pour l‘empêcher de prendre la distance émotive indispensable à toute réflexion. Pour ce faire, il sort la grosse artillerie sous forme d’images d’archives montrant des « CRS » chinois et, surtout, des immolations par le feu. Ces dernières images choquantes sont l’œuvre de propagandistes dalaïstes dont Patrick French, ancien directeur de la « Tibet Campaign » britannique, a déjà relevé le cynisme : Au lieu d’empêcher un fanatique suicidaire de commettre son acte, ou d’essayer au moins d’éteindre sur le champ les flammes de la torche humaine (comme l’exigerait la compassion bouddhiste aussi bien que l’humanité la plus élémentaire), ils prennent tout leur temps pour filmer l’acte atroce.
L’auteur de ce « reportage » semble être de la même trempe, car dans son documentaire, il accorde une place particulière au fait qu’il y aurait partout, à Lhassa, des pompiers et des agents de police équipés d’extincteurs. (Personnellement, durant mon séjour en RAT en juin 2016, je n’en ai pas vu à Lhassa, ni les nombreux militaires et policiers dont parle le « documentaire » …) Sa critique, implicite : ces agents « chinois » pourraient, le cas échéant, vouloir éteindre rapidement les flammes d’un kamikaze venu s’immoler à Lhassa. Si les forces de l’ordre agissaient autrement, il serait sans doute parmi les premiers à les accuser de non-assistance à personnes en danger.
Notes :
(1) Ce « documentaire » de 11 minutes 49 secondes intitulé : « Tibet : le nouvel eldorado des Chinois » est signé par un certain Alex Royer.
(2) La Région Autonome du Tibet s’étend sur 1 221 600 km2, ce qui fait plus de deux fois la superficie de la France (pour moins de trois millions d’habitants). Le Grand Tibet revendiqué par les nationalistes tibétains s’étend même sur quelque 2 500 000 km2, cinq fois la superficie de la France.
(3) Le reportage insinue que les Chinois, du moins ceux du gouvernement, sont cupides, au point d’encaisser une partie de l’argent que les visiteurs des monastères payent aux moines. Il oublie cependant de mentionner qu’en RAT le gouvernement chinois paye les salaires, les retraites et les traitements médicaux des moines et que c’est lui qui a fait restaurer et qui entretient les monastères.