« Bouddhisme, la loi du silence » :

Lettre ouverte d'André Lacroix à leurs autrice et auteur, le 19 septembre 2022

 

Chère Madame Élodie Emery,

Cher Monsieur Wandrille Lanos,

J’ai regardé votre documentaire Bouddhisme, la loi du silence diffusé par Arte le 13 septembre (1). J’ai aussi lu votre livre éponyme édité par Jean-Claude Lattès (2).

 

Enfin !

Dans mon petit livre Dharamsalades. Les masques tombent (3), je terminais le chapitre consacré à l’omerta entourant les scandales sexuels commis dans des centres bouddhistes par ces mots :

« Quand – ça arrivera bien un jour – d’authentiques journalistes d’investigation se pencheront sur les abus sexuels commis par des lamas, ils devront bien constater que c’est le bouddhisme tibétain lui-même, fort imprégné de tantrisme, qui autorise certaines pratiques sexuelles aberrantes comme un chemin de prédilection vers l’Éveil’. 

À quand une vaste enquête sur ce sujet tabou ? »

Eh bien, voilà : c’est arrivé. Les authentiques journalistes d’investigation que vous êtes ont réalisé la vaste enquête que j’appelais de mes vœux.

Vos investigations ont duré plus de dix ans. Vous avez recueilli de nombreux témoignages de victimes dont la vie a été salie par des abuseurs en robe safran ; certains de ces témoignages sont d’une crudité glaçante.

Et surtout vous avez trouvé des canaux susceptibles de toucher un vaste public. On a tout lieu d’espérer que, cette fois, l’omerta va sauter et que les librairies, dont les travées ployaient jusqu’ici sous des tonnes d’ouvrages à la gloire de l’ « Océan de sagesse » et de ses adeptes, mettront un point d’honneur à promouvoir votre livre.

Beaucoup de gens, de bonne foi, imaginent encore que le bouddhisme tibétain est intouchable. Votre travail devra leur ouvrir les yeux.

 

Moi aussi, j’ai eu besoin qu’on m’ouvre les yeux

Ma première révélation des pratiques sexuelles aberrantes dans le bouddhisme tibétain ne remonte qu’à une douzaine d’années quand j’ai lu les mémoires d’un Tibétain nommé Tashi Tsering (4) ; il raconte comment, dans son adolescence alors qu’il servait dans le gadrugpa (troupe de danses sacrées du dalaï-lama), il avait été placé sous la protection d’un moine dont il était devenu « tout naturellement » le partenaire sexuel.

En ces années-là, 2009 -2010, j’ai aussi été interpellé par le témoignage indirect rapporté dans le livre Tibet, au-delà de l’illusion (5), écrit par l’écrivaine Élisabeth Martens (en collaboration avec son mari aujourd’hui décédé). Elle raconte, p. 228, ce qui lui est arrivé lors d’une conférence qu’elle donnait à un groupe d’Amnesty international en Belgique : « En plein milieu de la conférence, elle 'une dame' se lève et nous raconte ceci : sa nièce, une jeune femme belge, voyageait depuis trois mois dans les régions himalayennes. Au Népal, elle rencontre un jeune lama tibétain en exil. Après avoir conversé courtoisement, le lama l’invite à assister à une ‘cérémonie tantrique de libération de la sexualité’ qui aurait lieu le soir même dans son monastère. La jeune femme sans doute peu informée, mais curieuse de ce que pouvait représenter ce genre de cérémonie, s’y rend sans arrière-pensée. Huit lamas tibétains l’ont ‘sacrément’ violée, tour à tour. Ces lamas n’ont jamais été inquiétés. Cela se passait en 2005. »

Je n’ai donc pas été étonné outre mesure lorsque Marion Dapsance a jeté un fameux pavé dans la mare en publiant en 2016 Les dévots du bouddhisme aux éditions Max Milo, un livre accueilli plutôt froidement par certains bouddhologues patentés, comme Philippe Cornu (6) ou Éric Rommeluère (7), acceptant difficilement que soient dévoilés les comportements aberrants et parfaitement scandaleux du grand lama Sogyal Rinpoché, à la tête du réseau Rigpa.

Et puis, en 2018, c’est à un autre lama bien en cour que la presse s’est intéressée en révélant les actions intentées par la justice belge contre Robert Spatz, alias Kunzang Dorjé, fondateur de la secte OKC et du centre de Castellane où se sont produits sur des enfants des sévices restés longtemps cachés. (8)

En approfondissant la question, j’ai appris que Sogyal Rinpoché et Kunzang Dorjé n’étaient pas des cas isolés et que, par exemple, en 1996 déjà, dans son livre Traveller in Space: Gender, Identity and Tibetan Buddhism, l’Écossaise June Campbell avait raconté l’expérience traumatisante qu’elle avait vécue avec un grand lama.

Au fil de mes lectures, j’ai aussi appris que l’utilisation du corps de la femme par des lamas n’était pas une malheureuse exception, mais faisait partie intégrante des pratiques rituelles propres à l’école Vajrayana (9).

 

D’où vient l’omerta ?

Comme on peut le comprendre à la lecture de votre livre, cette omerta a plusieurs causes.

Il y a d’abord, comme dans tous les cas de pédophilie et de viols, la honte, sinon un sentiment de culpabilité, ressentie par les abusé(e)s. Il est donc tout à fait normal que vous ayez fait usage de prénoms fictifs. Et chapeau à ces ancien(ne)s disciples qui ont témoigné à visage découvert dans votre documentaire ! On mesure tout le chemin pénible qu’ils et elles (majoritairement) ont dû faire pour simplement raconter les sévices subis. Bravo aussi pour le climat de confiance que vous avez créé et qui leur a permis de dépasser leurs craintes !

Dans le bouddhisme spécialement tibétain, un autre facteur explique la loi du silence : c’est le lien indissoluble le « samaya » qui lie le maître et le disciple, un lien tellement fort qu’aucun disciple abusé n’oserait dénoncer les comportements, même les plus criminels, de son maître sans risquer un karma infernal.

Et puis, surtout, il y a le silence complice, des plus célèbres représentants du bouddhisme tibétain, comme Matthieu Ricard, dont l’aura ne sort pas grandie de votre investigation, ou le dalaï-lama lui-même qui a préféré fermer les yeux. Personnellement je savais qu’il savait : aux pp. 38 et 39 de Dharamsalades, je mentionne sa rencontre du 16 septembre 2018 à Amsterdam avec des plaignants, qui s’est terminée en eau de boudin. Votre enquête est remontée plus haut dans le temps : vous m’avez appris qu’en 1993 déjà, à Dharamsala, une rencontre similaire avait eu lieu, à laquelle le « Maître de compassion » a eu bien soin de ne donner aucune suite.

Au cours de cette réunion de 1993, vous racontez, p. 50 de votre livre, comment Tenzin Palmo, une Britannique de naissance devenue nonne bouddhiste, a interpellé en vain le dalaï-lama pour qu’il dénonce en personne les crimes sexuels commis par des moines : « Ils vous écouteront. »

 

Le facteur politique

Eh bien, figurez-vous que ce sont exactement les mêmes mots que le Tibétain Tashi Tsering a utilisés un an plus tard, lorsqu’il a eu l’occasion de rencontrer le dalaï-lama à Ann Arbor dans le Michigan. Tashi Tsering termine son autobiographie par le récit de cette rencontre au cours de laquelle il a essayé de convaincre le dalaï-lama de mettre fin à son gouvernement en exil afin de pouvoir rentrer au Tibet comme leader uniquement spirituel.

« Il était dans une situation idéale pour conclure avec les Chinois un pacte qui leur serait profitable, à eux et aux Tibétains. ‘Tant les Chinois que les Tibétains vous écouteront’, lui ai-je dit avec insistance. » (10)

Pour toute réponse, le dalaï-lama a répondu : « (…) le moment ne me semble pas opportun. » (11) Traduisons : je ne suis pas prêt à renoncer à mon pouvoir politique.

En mettant en parallèle cette réponse dilatoire du dalaï-lama à Tashi Tsering et sa non-réponse à Tenzin Palmo, on constate que derrière le leader spirituel charismatique, chantre de la paix universelle, se cache l’icône du « monde libre » devant tenir son rang politique face à Pékin ainsi qu’un rempart de l’institution cléricale n’ayant pour les victimes qu’une compassion théorique.

Au fond, ce qui empêche le dalaï-lama de rentrer au Tibet et de participer à l’essor de la région, ce qui l’empêche de dénoncer les agissements criminels de certains lamas, c’est qu’il s’accroche au pouvoir politique dont ont bénéficié ses prédécesseurs au bon vieux temps de l’Ancien Régime.

 

Il y a aussi l’argent

Comme vous le signalez avec à-propos, ce qui empêche aussi la dénonciation des comportements inadmissibles de certains lamas, c’est le fait que des monastères bouddhistes au Népal et en Inde n’ont pu être édifiés, agrandis et embellis que grâce aux apports financiers venant des Shogyal Rinpoché, Kunzang Dorjé et d’autres proches du dalaï-lama comme, par exemple, Tenzin Dhonden (12). Ces généreux bienfaiteurs en sont devenus intouchables : « c’était vraiment comme la mafia », vous a confié, p. 163, un fidèle utilisé comme « mule » pour faire sortir des monastères bouddhistes occidentaux de gros paquets de billets de banque, provenant des collectes et des sommes rondelettes exigées pour participer aux retraites et autres exercices spirituels.

À propos de ces circuits parallèles, vous avez eu la bonne fortune de recueillir le témoignage parlant du journaliste néerlandais Rob Hogendoorn, auteur d’une enquête minutieuse rappelant, en plus modeste, « les Panama papers » ou les « Pandora papers ». Vous me permettrez toutefois une petite rectification à une de ses phrases. Dans votre documentaire, à 01:08:52, il dit que les lamas « n’ont pas de véritables sources de revenus en dehors de leur religion », à savoir les aumônes des fidèles. Il oublie les dons considérables des financiers privés, comme George Soros, et publics, comme le NED (National Endowment for Democracy), rejeton de la CIA.

Dans mon opuscule Dharamsalades, au chapitre intitulé « Silences et omerta », le premier point, c’était : « L’argent : le nerf de la guerre sainte », le deuxième, c’était « Les scandales sexuels » : sur ces deux sujets vous apportez des éclairages essentiels. (13)

 

Matthieu Ricard descendu de son piédestal

Parmi les révélations qui émaillent votre enquête, figure notamment une critique sévère du traducteur du dalaï-lama, le célèbre Matthieu Ricard, coqueluche des médias.

Il se serait honoré en imitant l’Américaine Pema Chödrön, « sans conteste, le visage le plus connu du bouddhisme tibétain en Amérique » (p. 187). Elle au moins s’est désolidarisée des moines abuseurs et « a démissionné de toutes ses fonctions auprès de la communauté Shambala » (ibid.). Ricard, lui, placé au pied du mur, au lieu d’avouer ses silences complices et son manque d’empathie pour les victimes abusées, il croit s’en tirer par des pirouettes pour finalement recourir aux services d’un avocat : la compassion bouddhiste en prend un sérieux coup. Ce n’est pas ça qui va améliorer mon estime pour ce personnage. (14)

Autre raison de se méfier de lui. Il ne se contente pas de s’inscrire dans la supercherie bien huilée, consistant à gommer pour le public occidental les tares que le bouddhisme partage avec les autres religions (15) pour le présenter comme une pure sagesse dont chacun peut faire son miel. Il pousse le bouchon plus loin, en faisant du bouddhisme rien de moins qu’une « science de l’esprit ». Pour le public francophone, il est devenu le porte-drapeau du Mind an Life Institute (cofondé par le dalaï-lama), n’hésitant pas à se livrer, électrodes sur le cerveau, à des expériences destinées à démontrer scientifiquement la valeur thérapeutique unique de la méditation pour guérir les maux de l’humanité, ce qu’ont bien compris … les décideurs de Davos soucieux de canaliser les courants de contestation sociale.

Votre enquête s’inscrit parfaitement dans les analyses critiques formulées par Élisabeth Martens dans son livre La méditation de pleine conscience. L'envers du décor (éd. Investig'Action 2020) que je vous recommande chaudement.

 

Merci et bravo

Il y aurait bien des choses encore à dire sur votre travail remarquable, bien des rapprochements à faire, bien des questions à approfondir. Mais je m’arrête ici ; j’ai déjà été assez long.

Votre investigation aura sûrement un grand écho. Elle devrait d’ailleurs se poursuivre, car plus d’un cas sont toujours pendants devant la justice.

Tout ce que j’ai à vous dire, chère Madame Emery, cher Monsieur Lanos, c’est merci et bravo. Vous honorez la profession de journaliste.

Cordialement,

 

André Lacroix

Rixensart (Belgique)

le 22 septembre 2022

 

 Notes :

(1) https://www.arte.tv/fr/videos/095177-000-A/bouddhisme-la-loi-du-silence/ et aussi : https://www.youtube.com/watch?v=jwHYjQpdzyo (Deutsche Welle Documentary).

(2) Élodie Emery et Wandrille Lanos, Bouddhisme, la loi du silence, éditions Jean-Claude Lattès, septembre 2022, 210 pages.

(3) André Lacroix, Dharamsalades. Les masques tombent, éd. Amalthée, 2019 (existe aussi en version électronique).

(4) Melvyn Goldstein, William Siebenschuh and Tashi Tsering, The Struggle for Modern Tibet. The Autobiography of Tashi Tsering, Sharpe, 1997. Contrairement à ce que vous affirmez dans votre bibliographie, ce livre a été traduit en français … par mes soins et a paru en 2010 aux éditions Golias sous le titre Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering.

(5) Jean-Paul Desimpelaere et Élisabeth Martens, Tibet au-delà de l’illusion, éd. Aden, 2009.

(6) Voir mon article du 02/03/2017, mis à jour le 05/11/2017 :

http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/368-quand-la-foi-devient-mauvaise-foi-meme-dans-le-bouddhisme.

(7) Voir mon article du 03/03/2017 :

http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/367-l-aura-des-centres-rigpa-du-bouddhisme-tibetain-fremit.

(8) Voir mon article du 13/03/2018, plusieurs fois actualisé :

http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/444-un-lama-abusif-devant-une-cour-d-appel.

Voir aussi l’article d’Albert Ettinger du 22/10/2016 : http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/80-face-a-vincent-engel-qui-a-parle-de-l-evolution-de-sa-pensee-sur-le-tibet-des-specialistes-font-encore-tourner-leur-moulin-a-prieres-bourre-des-memes-mantras-immuables.

(9) Voir, notamment, l’article d’Élisabeth Martens :

http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/544-les-dakinis-maitresses-secretes-des-lamas-tibetains ou le chapitre 18 du livre d’Albert Ettinger : Tibet, paradis perdu ? (China Intercontinental Press, 2018), chapitre intitulé « Abus sexuels et fantasmes d’omnipotence masculine ».

(10) Mon combat pour un Tibet moderne, p. 232.

(11) Ibid., p.233.

(12) Les abus principalement financiers, du moine bouddhiste Tenzin Dhonden très connu aux États-Unis ont été révélés par The Guardian ; voir ma recension :

http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/421-encore-un-moine-bouddhiste-accuse-de-comportements-deviants.

(13) Le 3e point traité, c’était « Les mauvaises fréquentations du dalaï-lama ». Mais c’est une autre histoire, dont témoignent de nombreuses photos (voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/240-dalai-lama-mauvaises-frequentations). Voir aussi les nombreux articles d’Albert Ettinger, comme http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/457-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-1ere-partie-des-tibetologues-negationnistes (premier volet d’une série de cinq) ainsi que son livre récent Croix gammée sur le Tibet, éd. Delga, 2022.

(14) Voir http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-dans-le-monde/507-de-l-emerveillement-a-la-stupefaction-matthieu-ricard-peut-tout-se-permettre.

(15) Violence, misogynie, domination par la peur de l’enfer, prosélytisme allant jusqu’à la guerre sainte, rivalités entre chapelles, etc.