De l’émerveillement à la stupéfaction : Matthieu Ricard peut tout se permettre.

par André Lacroix, le 15 octobre 2019

Au cours de l’excellente émission culturelle « Entrez sans frapper » animée par Jérôme Colin sur les ondes de la RTBF, Matthieu Ricard est venu, le 10 octobre 2019, présenter son livre de photographies intitulé Émerveillement. Il y fut longuement question de la beauté du monde et d’écologie … jusqu’à ce que, en toute fin d’émission, l’animateur pose à l’auteur la question qui fâche…

 

 

Matthieu Ricard à Davos en janvier 2016 (cliché europe1.fr)
Matthieu Ricard à Davos en janvier 2016 (cliché europe1.fr)

Un beau livre

Émerveillement, le dernier ouvrage de Matthieu Ricard, publié aux éditions La Martinière, renferme cent photos splendides, de l’Himalaya à l’Islande, de la Patagonie au Yukon. C’est ce qu’on appelle un « beau livre ». Il est vendu au prix de 35 €.

Comme le dit le dossier de presse et comme l’a redit avec conviction Matthieu Ricard, il s’agit de « s’émerveiller de tout, du rien, du simple, de la feuille, de la brindille, du rocher, de l’eau (…) Retrouver un regard d'enfant sur la nature, son infiniment grand et son infiniment petit (…) émerveillement simple et instinctif, trop souvent enfoui sous les pavés de nos villes et de nos vies. »

Plusieurs études scientifiques, citées par Matthieu Ricard, le confirment : on vit mieux quand on admire la nature et qu’on la respecte, tandis que l’attitude inverse provoque le mal-être des humains et la destruction de la planète. Et Matthieu Ricard de se livrer à une invitation très convaincante à changer nos paradigmes et à adopter vis-à-vis de la planète une politique de non-violence.

 

viandecultivee.be
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Non-violence ? En toute fin d’émission, Jérôme Colin n’a pas pu s’empêcher de poser une question qui lui brûlait les lèvres sur le massacre des Rohingyas en Birmanie par des moines bouddhistes.

 

Un bel effet de manche

La réaction de Matthieu Ricard a été immédiate. Extraits textuels : « J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer, le dalaï-lama aussi. Il n’y a absolument aucune ambiguïté : cette forme de violence est totalement inacceptable. La violence n’est pas un moyen légitime d’arriver à ses fins. Ces soi-disant moines birmans qui prônent la violence, pour commencer, ils ne sont déjà plus moines dès le départ, parce qu’on perd les vœux monastiques dès qu’on commet un acte de violence (…) C’est en complète contradiction avec le bouddhisme (…) Car vous ne trouverez pas une phrase dans les enseignements du bouddhisme qui puisse justifier la violence. »

 

Un beau mensonge

Mahakala, une divinité tibétaine parmi d’autres (pinterest.com.mx)
Mahakala, une divinité tibétaine parmi d’autres (pinterest.com.mx)

 

Quoi qu’en dise Matthieu Ricard et quoi qu’en pensent les nombreux Occidentaux qui en sont restés au stade de « Tintin au Tibet », la justification de la violence n’est pas étrangère au bouddhisme. Comme l’écrit Bernard Faure (1), l’éminent spécialiste français du bouddhisme, enseignant aux États-Unis : « lorsque le Dharma (la loi bouddhique) est menacée, il est nécessaire de combattre sans pitié les forces du Mal. Tuez-les tous, le Bouddha reconnaîtra les siens ! »

Comment notre célèbre moine photographe peut-il assener ses contre-vérités avec le sourire ? Ignorance ? C’est peu vraisemblable. Il ne peut donc s’agir que d’intox : il s’agit de persuader l’opinion de la soi-disant spécificité non violente du bouddhisme ; peu lui importe d’être radicalement contredit par les faits et l’histoire.

D’après le grand anthropologue états-unien Melvyn Goldstein (2), « un aperçu historique révèle que les organisations bouddhistes au cours des siècles n'ont pas été exemptes des violences des autres religions. »

« Rien qu'au 20e siècle, poursuit son concitoyen, le sociologue Mark Juergensmeyer (3), de Thaïlande au Japon en passant par la Birmanie et la Corée, des Bouddhistes se sont combattus entre eux et ont combattu les Non-Bouddhistes.  Au Sri Lanka, d'immenses batailles au nom du bouddhisme font partie de l'histoire sri lankaise. »

Au Tibet même, le jeune 13e dalaï-lama, dès son accession au pouvoir, fait emprisonner, torturer et mettre à mort son prédécesseur, le régent Demo ainsi que le frère de celui-ci, Norbu Tsering, de même qu’un lama haut-placé du nom de Nyagtru. De retour à Lhassa après son exil aux Indes britanniques, il fait tuer ses adversaires politiques au sein du gouvernement tibétain tels que Tsarong shape et son fils. Il force les femmes de la famille Tsarong à épouser l’un de ses favoris. Il fait aussi raser le monastère de Tengyeling et condamner ses abbés. En 1921, il lance 3000 soldats à l’assaut de Loseling, un des collèges du grand monastère de Drepung ; une soixantaine de ses lamas sont ensuite flagellés et menés en cortège dans Lhassa, en kangs et en fers.

Après la mort du 13e dalaï-lama, son successeur, le régent Reting Rinpoché, fait condamner son concurrent Lungshar en mai 1934 à l’énucléation (l’ablation des globes oculaires). Khyungram, un gouverneur de province qui a osé critiquer le régent, ainsi que sa famille sont « entièrement exterminés » en 1940. Reting meurt à son tour en 1947 dans un cachot du Potala, assassiné sur ordre du nouveau régent Tadrak qui en plus fait réprimer une révolte des moines de Sera et du monastère de Reting par le feu et le sang. (4)

On ne peut pas non plus oublier que, dans les années 30 et 40, le nationalisme militariste japonais a été très largement soutenu par les maîtres du bouddhisme zen, qualifiant de « guerre juste » les pires atrocités commises, surtout en Chine, par l’armée impériale (5).  

Et l’histoire continue au 21e siècle : au Bhoutan, les citoyens bhoutanais non bouddhistes sont considérés comme des citoyens de seconde zone et en Birmanie – on y revient − les musulmans Rohingyas sont à l’heure actuelle persécutés par la majorité bouddhiste.

 

Un bel alibi !

Huffingtonpost.fr
Huffingtonpost.fr

Pour tenter de justifier sa thèse de la soi-disant inexistence de la violence dans le bouddhisme, Matthieu Ricard fait appel à l’actuel dalaï-lama – qui s’est effectivement fendu d’un communiqué pour condamner les violences en Birmanie. Mais cet alibi est bien fragile ; le tribunal de l’Histoire n’aura pas de peine à le dégonfler :

—  Monsieur Ricard, vous avez affirmé qu’ « il n’y a absolument aucune ambiguïté. » Il est pourtant établi que les faits prouvent le contraire.

a) Le dalaï-lama – son Prix Nobel n’y pourra rien changer – n’a-t-il pas, dans les années soixante, encouragé les « combattants de la liberté » à se livrer à des raids revanchards au Tibet ? (6)

b) N’a-t-il pas accordé son soutien à l’établissement d’une unité spéciale de l’armée indienne constituée de jeunes Tibétains et placée sous les ordres des services secrets indiens. N’a-t-il pas donné son aval à la participation de cette unité entre autres à la guerre indo-pakistanaise de 1971 ? (7)

c) En 1970, n’a-t-il pas porté sur les fonts-baptismaux le TYC (Tibetan Youth Congress), dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas particulièrement pacifiste ?

d) A-t-il désavoué, en 1972, le politologue tibétain Dawa Norbu réclamant des armes pour soutenir la lutte armée des indépendantistes ?

e) Et quand, en 2007, Kelsang Phuntsok, le Président du TYC, opposant farouche à la doctrine de la « troisième voie » (8), a déclaré : « La violence n’est pas un tabou pour nous, tuer du Chinois est la chose la plus aisée qui soit » (9), le dalaï-lama s’en est-il désolidarisé ?

 

S’il avait condamné ces militants influents, le dalaï-lama aurait perdu la face auprès de ses coreligionnaires.  Car le bouddhisme ne s’oppose pas à la violence quand il s’agit, pour les « guerriers de Bouddha », de mener la « guerre de compassion » contre les ennemis de la « Bonne Doctrine », selon le tantra du Kalachakra, que chérit le dalaï-lama et auquel il s’emploie régulièrement à initier les néophytes.

 

Une belle conclusion

Laissons à Bernard Faure le soin de conclure le débat. Un jugement pondéré, à la fois sans concession pour les « distorsions » et compréhensif pour les braves gens qui se sont fait avoir :

« Il est indéniable que le message de compassion du Dalaï-lama a servi de point de ralliement à d’innombrables hommes et femmes de bonne volonté, en Occident comme en Asie. La question se pose toutefois de savoir dans quelle mesure ce message, repris et amplifié – non sans distorsions – par les médias est représentatif du bouddhisme dans son ensemble, voire même du seul bouddhisme tibétain. » (10)

 

rtbf.be
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(1) Idées reçues sur le bouddhisme. Mythes et réalités, éd. Le Cavalier Bleu, 2006, p.141. Bernard Faure approfondira sa réflexion dans Bouddhisme et violence, publié en 2008 chez le même éditeur.

(2) in The Snow Lion and the Dragon, 1995

(3) in Terror in the Mind of God, 2000

(4) Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet, volume 1, 1913-1951, The Demise of the Lamaist State, pp. 42-43, 66, 63-64, 107-109, 347 et Albert Ettinger, Batailles tibétaines, Histoire, contexte et perspectives d’un conflit international, pp. 58-59, 73, 99, 109, 119-124

(5) à lire, sous la plume d’Albert Ettinger : http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme/417-et-si-le-pacifisme-bouddhiste-n-etait-qu-un-leurre

(6) voir, en fin de l’article http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/241-le-tibet-et-la-cia-et-le-gouvernement-etats-uni-en-general, une photo du dalaï-lama passant en revue les « troupes tibétaines » en Inde, en 1972

(7) Selon https://fr.wikipedia.org/wiki/Special_Frontier_Force ,

la « Special Frontier Force ou SFF (en français Forces spéciales des frontières) est une force paramilitaire de l'Union indienne, fondée en 1962 pour, selon Amitava Sanyal, lutter contre l'armée chinoise au Tibet1, corroboré par des Wikileaks2 et, selon Bertrand Odelys, assurer la surveillance de la frontière chinoise3. Aussi connue sous le nom de code Establishment 22 (prononcé two two), elle fut mise en place à la fin de la guerre sino-indienne, avec pour objectif principal de mener des opérations secrètes derrière les lignes chinoises dans l'éventualité d'une nouvelle guerre sino-indienne. Son QG est sis à Chakrata dans l'État septentrional de l'Uttarakhand. Elle a joué un rôle dans la guerre d'indépendance du Bangladesh en 1971 puis a pris part à plusieurs actions militaires, l'opération Bluestar à Amritsar en 1984, l'opération Meghdoot sur les pentes du glacier de Siachen (Cachemire) en 1984, l'opération Vijay contre les rebelles soutenus par le Pakistan, à Kargil, dans l'État du Jammu-et-Cachemire, en 1999. »

(8) doctrine officielle de Dharamsala affichée auprès des Occidentaux depuis les années 1980, selon laquelle les Tibétains ne réclameraient plus l’indépendance, mais une « autonomie poussée » au sein de la Chine … tout en maintenant un « gouvernement en exil » et en ne désavouant pas les manifestations séparatistes…

(9) voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/474-la-face-cachee-du-dalai-lama-le-tibetan-youth-congress

(10) Idées reçues sur le bouddhisme, p. 138