Et si le pacifisme bouddhiste n’était qu’un leurre ?

par Albert Ettinger, le 25 novembre 2017

En juillet 2017, un membre de la minorité musulmane rohingya a été lynché et six autres blessés par une foule bouddhiste en Birmanie (*), encore un cas de violences religieuses dans ce pays imprégné d'un bouddhisme radical. Actuellement, des dizaines de milliers de Rohingya fuient le Myanmar attirant l’attention du monde sur une face cachée du bouddhisme. Mais celui-ci jouit toujours chez nous de la réputation d’être une religion de paix et de tolérance. Alors, qu’en est-il vraiment ?

Manifestation bouddhiste contre la présence des Rohingyas au Myanmar en septembre 2017 (photo de « Hebdo L’Anticapitaliste »)
Manifestation bouddhiste contre la présence des Rohingyas au Myanmar en septembre 2017 (photo de « Hebdo L’Anticapitaliste »)

 

 

Le « visage de la terreur bouddhiste » au Myanmar

Le moine Ashin Wirathu est un homme charismatique qui « salue ses fidèles avec la componction souriante des grands sages », se réclame du « pacifisme propre au bouddhisme » et « dit exécrer toute forme de violence ». Mais en réalité, il fait tout le contraire de ce qu’il prêche. Car en réalité, il est le « maître-penseur » d’une persécution « dont la qualification oscille entre ‘nettoyage ethnique’ et ‘génocide’. »1) C’est lui le moine birman que le magazine Time n’a pas hésité à appeler « the face of buddhist terror ».

Le camp Taung Paw dans l’État de Rakhine, Myanmar, fin 2012 (Source : Creative Commons CC BY-ND 2.0)
Le camp Taung Paw dans l’État de Rakhine, Myanmar, fin 2012 (Source : Creative Commons CC BY-ND 2.0)

On n’arrête pas de s’étonner chez nous que, cette fois-ci, les « bourreaux » soient animés par un « fanatisme » bouddhiste. Pourtant, au fond, il n’y a rien d’étonnant à cela, si ce n’est le fait que l’image du bouddhisme telle qu’elle est véhiculée par nos médias et, en général, acceptée par le public occidental soit tellement naïve, tellement loin de la réalité historique. Ainsi, par exemple, on semble avoir oublié que le bouddhisme japonais joua un rôle prépondérant dans la préparation et la légitimation des guerres de conquête successives que l’empire nippon mena avant et pendant la 2e Guerre mondiale.

 

Au Japon, un bouddhisme impérialiste et militariste

Les dirigeants des différentes sectes bouddhistes du Japon « collaboraient très intimement avec l’ethnocentrisme nationaliste qui régnait alors dans la société » japonaise, souligne Brian Daizen Victoria dans son livre consacré au « Zen en guerre ». 2) Les preuves qu’il fournit à l’appui de ce constat sont aussi nombreuses que convaincantes, et elles couvrent une période allant de la guerre sino-japonaise de 1894-95 jusqu’à la fin de la 2e Guerre mondiale.

Cérémonie d‘entrée des troupes impériales japonaises dans la ville de Nankin, le 27 mars 1938. (Source : Asahi Shimbun ; Wikimédia Commons)
Cérémonie d‘entrée des troupes impériales japonaises dans la ville de Nankin, le 27 mars 1938.
(Source : Asahi Shimbun ; Wikimédia Commons)

Les maîtres bouddhistes non seulement refusaient de condamner la guerre, mais ils exaltaient les « valeurs guerrières » et justifiaient « spirituellement » la violence la plus barbare. Ainsi quand Tolstoï, le célèbre écrivain et pacifiste russe, demanda en 1904 au dirigeant bouddhiste Shaku Sōen (Soyen) de dénoncer la guerre ensemble, celui-ci refusa et déclara que « ... parfois le meurtre et la guerre sont nécessaires pour défendre les valeurs et l'harmonie d'un pays, d'une race ou d'individus innocents ». Durant la guerre russo-japonaise Soyen servait d’ailleurs comme aumônier militaire.3)

En 1905, Ōsuga Shūdō de la secte Shin écrit: « Réciter le nom du Bouddha Amida nous permet d’aller au champ de bataille dans la ferme conviction que la mort nous permettra de renaître au paradis. » 4) Sawaki Kōdō, un autre maître Zen moderne parmi les plus renommés, se souvient de ses exploits sur le champ de bataille en ces mots : « Mes camarades et moi, nous nous empiffrions de tueries. »5) Dans un article du magazine bouddhiste Daihōrin, en 1942, il justifie l’acte de tuer en expliquant que si on tue, le précepte interdisant de tuer est tout autant respecté que si on ne tue pas: « C’est le précepte interdisant de tuer qui manie l’épée. C’est ce précepte qui jette la bombe. » Et Nantembō, un éminent maître Rinzai, explique qu’il n’y a « aucune pratique de bodhisattva supérieure à celle de tuer par compassion. » 6)

Pour les dirigeants bouddhistes japonais, la religion, le culte de l’Empereur, l’esprit guerrier et la politique de conquête impérialiste ne faisaient qu’un. Arai Sekizen, un dirigeant de la secte Sōtō, commente en 1925 : « Le Japon aime la paix. Donc même s’il part en guerre, il s’agit toujours d’une guerre pour la paix. » 7) Dans un livre de 1937 intitulé La conception bouddhiste de la guerre, deux universitaires membres de la secte Sōtō écrivent : « Le Bouddhisme n’approuve pas seulement les guerres qui sont en accord avec ses valeurs ; il soutient de telles guerres jusqu’au point d’être un enthousiaste de la guerre. » 8)

En 1941, le célèbre maitre A. T. Suzuki se joint à plusieurs hauts gradés des forces armées impériales pour publier un livre sous le titre L’essence du bushido. Dans son introduction à la contribution de Suzuki (« Zen et bushido »), l’éditeur souligne que « les écrits du Dr. Suzuki ont, comme on l’entend, fortement influencé l’esprit militaire de l’Allemagne nazie. » 9)

Massacre de Nankin : cadavres de victimes civiles aux bords de la rivière Qinhuai, entre fin 1937 et début 1938 (Source : Wikimédia Commons ; auteur : Moriyasu Murase)
Massacre de Nankin : cadavres de victimes civiles aux bords de la rivière Qinhuai, entre fin 1937 et début 1938
(Source : Wikimédia Commons ; auteur : Moriyasu Murase)

Dans la propagande de guerre du Japon, la « libération » des « peuples bouddhistes » et de « race mongole » jouait un rôle important. Les appels japonais à la « solidarité » inter-bouddhiste ne restaient pas sans réponse, ni en Mongolie intérieure 10) ni au Tibet.

 

Au Tibet, sympathies compromettantes et « Guerre sainte » bouddhiste

« Nombre de Tibétains, à cette époque, attendaient de bonne foi l’arrivée des troupes allemandes dans leur pays, tandis que d’autres voyaient, dans un avenir très proche, les Japonais maîtres de l’Inde », se rappela Alexandra David-Néel en parlant de la Grande guerre.11) Les sympathies qu’avaient les cercles dirigeants tibétains pour le Japon et l’Allemagne n’étaient certainement pas dues au prétendu « pacifisme bouddhiste », ni à plus forte raison à un « esprit militaire » nazi imprégné de non-violence et de compassion.

C’est pourtant un fait que, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement de Lhassa misait sur la victoire finale de l' « Axe » et gardait une neutralité bienveillante envers le Japon, en refusant notamment le passage à travers le Tibet du ravitaillement allié destiné à la Chine. Encore dans l’immédiat après-guerre, Heinrich Harrer devint témoin de l’« admiration » sans bornes que le « frère du ministre du Cabinet Surkhang » éprouvait pour Erwin Rommel, le maréchal préféré d'Hitler.12)

Pas question de pacifisme et de non-violence non plus quand, à partir de 1956, des guerriers bouddhistes du « Kham » entrèrent en rébellion armée contre le Gouvernement communiste qui voulait procéder à des réformes telles que l’abolition du servage et la distribution des terres qui appartenaient aux monastères. Dans cette rébellion, la religion jouait un rôle essentiel, et c’est à bon escient que le magazine américain U. S. News & World Report, en publiant une interview d’un frère du dalaï-lama, choisit le titre de « Guerre sainte au Tibet ».13)

Même à un militant de la « cause tibétaine » comme Patrick French, le contexte politique et idéologique des rebelles que l'Occident aime présenter comme des « combattants de la liberté » semble douteux. Il écrit : «... Chushi Gangdrug, une organisation aujourd'hui souvent mise en avant comme l’exemple même du nationalisme tibétain militant, a d'abord été un mouvement pour la défense de la religion. Sur leur insigne militaire figurait ‘gardien de la religion au Pays des neiges’ ». 14)

L'organisation qui maintenant encore exploite un site Web depuis son exil suisse, explique elle-même la symbolique de son drapeau où figurent deux épées croisées sur un fond jaune. « Le jaune représente le Bouddhisme, et il fallait protéger le Bouddhisme des communistes chinois. L'une des épées flamboie et symbolise la sagesse. L'épée de la sagesse de Manjushree, qui peut détruire la racine de l'ignorance. L’ignorance représentant la base du communisme. La seconde épée est celle de l'intrépidité. » 15)

Les rebelles qui se servaient des «  fêtes religieuses comme couverture à leurs réunions et à leurs efforts de recrutement » et qui utilisaient « des monastères comme dépôts de nourriture et d’armes »16) n’avaient aucun scrupule à pratiquer la tactique de la «terre brûlée», en coupant les voies de communication, en pillant, violant, incendiant et massacrant, comme le résume l’historien canadien Grunfeld. 17)

Cela est confirmé, par exemple, par le journaliste français pro-dalaï-lama Donnet qui relate la «sauvagerie extrême» des attaques khampas 18) ou par Patrick French citant un ancien rebelle qui lui confessa : « Nous étions sans scrupules ».19) Les propos, cités par French, d’un ancien moine qui avait participé à une attaque contre l’APL (Armée Populaire de Libération) en 1958 nous donnent une petite idée du « bouddhisme » des insurgés et de leur mentalité, quand il proclame : « En tant que bouddhiste, je prie ‘Om mani padme hum’ si je tue un insecte, mais au cours de cette bataille je n’ai ressenti aucun regret. J'étais heureux. Les communistes chinois avaient tué des moines et détruit des monastères, donc, nous les avons tués. Je n’ai rien ressenti en les voyant étendus là, morts. Ils n’avaient pas de religion. » 20)

Vajrakilaya, le bouddha courroucé
Vajrakilaya, le bouddha courroucé

 

Le facteur « dalaï-lama »

L’image positive du bouddhisme tient beaucoup au fait que nos médias ont fait de celui qu’on nous présente comme une sorte de pape bouddhiste, le personnage politico-religieux le plus populaire de la planète. En effet, si le moine Wirathu maîtrise « les outils modernes de communication », comme le souligne l’article sur l’exode des Rohingya birmans que j’ai cité pour commencer, il est loin d’être le seul, et le dalaï-lama – c’est bien sûr de lui que je parle – peut compter en plus sur une formidable machine de propagande qui diffuse ses messages et ceux de ses partisans « tous azimuts ».

Sur la base d’une telle popularité, les éventuels côtés obscurs du personnage ne jouent plus aucun rôle. Même s'il a finalement critiqué le comportement de l’armée et des autorités birmanes. Est-ce qu’il faut pour autant considérer que le sujet de la violence et du fanatisme au nom de Bouddha est épuisé et la discussion close ? Certainement pas !

Et puis, il y a les considérations géopolitiques et idéologiques occidentales qui le mettent généralement à l’abri de toute critique. Cela vaut même quand ses prises de position et déclarations politiques sont tout aussi scandaleuses, tout aussi fanatiques que celles de son homologue birman.

Celui-ci considère les Rohingya musulmans comme « des menaces pour l’ ’identité’ et pour la ‘race’ birmanes fondées sur le bouddhisme » ? 21) Le dalaï-lama, quant à lui, ressent la présence de « Chinois », en fait de personnes d'ethnie différente, dans son « Grand Tibet » comme « la plus grande menace pour la continuité des Tibétains en tant que race distincte. » 22)

Ashin Wirathu affirme que l’objectif des Rohingya est « d’islamiser la Birmanie en épousant les jeunes birmanes ». Le dalaï-lama, lui, incite les femmes tibétaines à épouser « des Tibétains afin que leurs enfants soient tibétains aussi » 23) et laisse son « premier-ministre » de l’époque, Samdhong Rinpoche, déclarer (en 2003) que «conserver une race tibétaine pure est l'un des défis auxquels la nation est confrontée ». 24)

Wirathu est un « grand admirateur de Donald Trump et de Marine Le Pen ». Le dalaï-lama, lui, a choisi de fêter son 80e anniversaire en compagnie de son ami George W. Bush. Il a entretenu une longue et profonde amitié avec l’ancien SS Heinrich Harrer. Parmi ses amis figurent, entre autres, Bruno Beger, un SS spécialiste du « racisme scientifique » impliqué dans des crimes contre l’humanité à Auschwitz et Natzweiler-Struthof, l’hitlérien ésotérique Miguel Serrano, le terroriste japonais Shoko Asahara, Jörg Haider, l’ami des « anciens camarades » autrichiens, le faucon néo-conservateur John McCain, et j’en passe.

Wirathu prêche la haine, en accusant les Rohingya de tous les maux, en affirmant qu’ils « égorgent les bouddhistes » et se « conduisent comme des animaux » ? Le dalaï-lama, lui, va plus loin encore. Il accuse la Chine de viser la « suppression totale de la race tibétaine » 25), affirme « qu’entre 1950 et 1983, 1,2 millions de Tibétains ont été tués » 26) et accuse les « Chinois » de toutes les cruautés imaginables : « Crucifixion, vivisection, éviscération et démembrement furent monnaie courante. On décapitait, brûlait, battait à mort et enterrait vivant. On attachait des malheureux derrière des chevaux qu’on lançait au galop ; on en pendait la tête en bas ; on en jetait dans l’eau glacée, pieds et poings liés. Et pour les empêcher de crier ‘Vive le dalaï-lama !’ en marchant au supplice, on leur arrachait la langue avec des crochets de boucherie. » 27)

Ni ces faits ni ces chiffres ne sont corroborés le moins du monde par des historiens sérieux, occidentaux ou exilés tibétains (Goldstein, Grunfeld, Tsering Shakya, Van Schaik …). Ils font partie d’une gigantesque campagne de propagande et d’intoxication visant à attiser la haine contre la « Chine rouge ». Une haine en habit de Bouddha ou déguisée en « solidarité » avec des « victimes » qui, en réalité, avaient souvent été eux-mêmes les pires bouchers et les pires oppresseurs.

 

(*) http://www.7sur7.be/7s7/fr/1505/Monde/article/detail/3200748/2017/07/05/Un-musulman-lynche-par-une-foule-bouddhiste-en-Birmanie.dhtml

 

  1. Gaston Carré, « La haine en habit de Bouddha », dans Luxemburger Wort/La Voix du Luxembourg, 28 septembre 2017
  2. Brian Daizen Victoria, Zen at War, New York-Toronto-Oxford, 2006, p. 19 [Notre traduction]
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Shaku_Soyen
  4. Brian Daizen Victoria, Zen at War, p. 31 [Notre traduction]
  5. Zen at War, p. 35
  6. Zen at War, p. 37
  7. Zen at War, p. 62
  8. Zen at War, p. 88
  9. Zen at War, p. 111
  10. Cf. Hisao Kamura, as told to Scott Berry, Japanese Agent in Tibet : My Ten Years of Travel in Disguise, London, 1990
  11. Le Mercure de France du 1er juin 1920, article repris dans Alexandre David-Néel, Grand Tibet et vaste Chine, pages 1120-1121
  12. Heinrich Harrer, Sieben Jahre in Tibet, Berlin, 2009, p. 170-171 [Notre traduction]
  13. US News and World Report du 13 avril 1959, p. 48, cité par A. Tom Grunfeld, The Making of Modern Tibet, New York et Londres, 1996, p. 289 [Notre traduction]
  14. Patrick French, Tibet Tibet. A Personal History of a Lost Land, New York, 2003, p. 182 [Notre traduction]
  15. http://www.chushigangdrug.ch/geschichte/ geschichte_kalachakra.php
  16. Grunfeld, The Making of Modern Tibet, p. 132 [Notre traduction]
  17. Grunfeld, p. 133 [Notre traduction]
  18. P.-A. Donnet: Tibet mort ou vif, Gallimard, 1990, p. 53
  19. French, Tibet, Tibet, op. cit., p. 124
  20. French, Tibet, Tibet, op.cit., p. 182 [Notre traduction]
  21. Gaston Carré, « La haine en habit de Bouddha », Luxemburger Wort/La Voix du Luxembourg, 28 septembre 2017. Toutes nos citations qui concernent le moine Wirathu proviennent de cet article.
  22. Dalai-lama, Freedom in Exile, The autobiography of the Dalai Lama of Tibet, Fully revised and updated, London, 1998, p. 276 (En anglais “the greatest threat to the continuation of Tibetans as a distinct race.”)
  23. Dalaï-lama, Au loin la liberté, Traduit de l’anglais par Éric Diacon, Fayard, 1990, p. 244
  24. Cité d’après Barry Sautman, “Demographic Annihilation”, dans Sautman/Teufel Dreyer (éd.), Contemporary Tibet, New York-London, 2006, p. 237 [Notre traduction]
  25. Dalaï-lama, Au loin la liberté, p. 374
  26. Interview du dalaï-lama dans Franz Alt/Klemens Ludwig/Helfried Weyer, Tibet. Schönheit – Zerstörung – Zukunft, Frankfurt a. M., 1998, p. 7 [Notre traduction]
  27. Dalaï Lama, Au loin la liberté, p. 180-181