Le nationalisme du dalaï-lama
par Elisabeth Martens, le 12 mars 2019
« Les frontières séparant les différents peuples à travers le monde ne sont pas mauvaises si elles préservent et définissent les identités génétiques et culturelles », a déclaré le dalaï-lama en 1993, lors de la Conférence des Religions du Monde à Chicago.1 Dans son autobiographie, il réitère ses propos nationalistes en affirmant qu'il voit dans la mixité ethnique « la plus grande menace pour la perpétuation des Tibétains en tant que race autonome ».2 N’a-t-il pas exhorté les Tibétaines en exil à épouser des Tibétains afin que leur progéniture soit des Tibétains de pure souche ? Samdhong Rinpoché, premier ministre du gouvernement tibétain en exil de 2001 à 2011 a suivi son exemple en s'insurgeant contre les mariages mixtes : « Un des défis pour notre nation est de garder pure la race tibétaine », déclarait-il lors d'un interview en 2003.3
Les différences ethniques et culturelles entre les Han et les Tibétains sont certes flagrantes. Les Tibétains sont issus d'une tradition pastorale, ils ont le regard franc et sont prêts à tirer le couteau pour défendre leur honneur. Les Han ont germé comme des pousses de soja dans une terre jaunie par les alluvions du HuangHe. Le héros des Tibétains est le roi Gésar, grand conquérant de la légende chevaleresque la plus populaire du Tibet, celui des Chinois est plutôt un lettré nettoyant soigneusement ses pinceaux après usage. Toutefois « depuis 1980 environ, l’intérêt (des Chinois Han) pour la culture et les traditions tibétaines n’ont cessé de croître en Chine », note Tsering Shakya.4
Comme il en va souvent, les différences ethniques et culturelles ont servi à attiser les tensions, non pas en Chine, entre les Han et les Tibétains, mais en Occident entre les « dalaïstes » et les « pro-chinois » qui, par conséquent, n'ont que le choix de se tourner le dos. Les discours ethniques sont tristement d'actualité chez nous, même dans les milieux universitaires. Dans « Tibet, 20 clés pour comprendre », le très médiatisé historien des religions, Frédéric Lenoir, souligne la différence entre les Tibétains et les Chinois : « les Tibétains sont de type mongoloïde prononcé et ils ont la peau assez foncée alors que les Chinois sont globalement moins trapus et de peau plus pâle ». Il s'agit d'un fameux retour à une classification raciale qui, prétextant des relevés scientifiques, ont autrefois servi à justifier le colonialisme, l'eugénisme, le nazisme.
Les discours du dalaï-lama s'insèrent, eux aussi, dans la montée du nationalisme auquel on assiste en Occident. Rien d'étonnant à cela si l'on sait que le Kashag, gouvernement tibétain de l'ancien régime théocratique qui a perduré jusqu'en 1959, ne s'est jamais montré favorable à l'ouverture de ses portes, sauf quand il s'agissait de protéger les intérêts de la noblesse et du haut clergé lamaïste. Aujourd'hui, le 14ème dalaï-lama, en intégrant les rangs des nationalistes les plus radicaux, suit la trace de ses prédéceseurs : la lignée des dalaï-lamas qui, selon le bouddhisme tibétain, sont autant de réincarnations du bodhisattva de la grande compassion, Tchenrezi.
Dans sa grande compassion, le dalaï-lama a signé en 1991 la « Charte des Tibétains en exil »5 Encore d'application à l'heure actuelle, l’article 8 de la Charte exige qu'une nouvelle citoyenneté soit installée en Région Autonome du Tibet (RAT), une citoyenneté basée sur l’appartenance ethnique. Pour la Chine où cohabitent cinquante-six nationalités, cette demande est irrecevable. Bien qu'étant d'ethnies différentes, les populations habitant la Chine reçoivent toutes une carte d'identité chinoise. La Charte des Tibétains en exil stipule également que dans le cas d'un mariage mixte, le conjoint non Tibétain doit faire une demande de naturalisation. Or, en Chine, il y a déjà des milliers de couples mixtes sans que cela pose le moindre problème, ni de nationalité, ni d'ethnie, ni de naturalisation.
En 2007, le dalaï-lama répondant à un journaliste allemand affirmait que sa revendication d'une « autonomie poussée pour le Tibet » signifie entre autres que les Tibétains devraient être majoritaires dans leur région. « On ne peut accepter le contraire », clamait-il, en expliquant : « lors de ma première visite en Lettonie, un politicien local me confia que tous les Russes parlant le letton et respectant la culture lettone pouvaient rester à partir du moment où ils n’étaient pas trop nombreux. Autrement, ils devraient quitter le pays. Pour moi, c'est également valable pour le Tibet. Tous les Chinois qui parlent le tibétain et qui respectent la culture tibétaine peuvent rester s’ils ne sont pas trop nombreux. Tous les Chinois qui trouvent que les Tibétains puent devraient quitter notre pays. »6 Ce discours est fort éloigné de l'opinion que l'on se fait en général du leader spirituel tibétain, réincarnation du bodhisattva de la compassion infinie.
En 1991, peu après la diffusion officielle de la « Charte des Tibétains en exil »7, le dalaï-lama a été reçu en grande pompe par le président américain, George H.W.Bush. Le Sénat américain venait de voter une Résolution sur le « Tibet illégalement occupé » reconnaissant le Kashag de Dharamsala (ou Parlement tibétain en exil) et le dalaï-lama comme « représentants authentiques du peuple tibétain ». Depuis lors, chaque fois qu'une tension monte entre la Maison blanche et Pékin, cette résolution est remise sur le tapis et reconfirmée. Elle exprime clairement les intérêts qui lient les USA à la communauté tbétaine en exil et à son émminent représentant, le dalaï-lama.
La dernière résolution américaine sur le « Tibet illégalement occupé » date du mois d'avril 2018. Elle a fait suite à l'épineux dossier des échanges commerciaux entre les deux puissances mondiales : Washington voulait réduire sa balance commerciale avec Pékin qui, en retour, a décidé de taxer 128 produits américains. D’après une information relayée par le site Chine Magazine, “le Sénat américain a adopté à l’unanimité, le 25 avril 2018, une résolution sur le droit de la communauté bouddhiste tibétaine d’identifier et d’installer leurs chefs religieux, estimant également que toute ingérence du gouvernement de la République populaire de Chine dans le processus religieux du Tibet demeurait invalide.”
Pour les Américains, le « Tibet illégalement occupé » est un « joker » de choix qu'ils sortent au besoin, lors d'enjeux géostratégiques complexes impliquant les deux puissances mondiales. En retour, les USA et l'ICT organisée par la « National Endowment for Democracy », une ONG de « US Aids », sont des alliés indispensables au dalaï-lama8: sans eux, la communauté en exil, son gouvernement, son leader temporel et spirituel et ses membres, se consummeraient dans les feux d'un enfer tantrique, sans espoir de réincarnation. Bernard Faure conclut, à juste titre : « Le bouddhisme est surtout coupable de n'avoir pas su garder suffisamment ses distances vis-à-vis des enjeux politiques ou des idéologies nationalistes propres au milieu dont il est issu. »9
Notes :
1 Ahmed Saïfi Benziane, « La bouillabaisse tibétaine », 07/04/2008 sur: https://www.legrandsoir.info/la-bouillabaisse-tibetaine.html
2 Cf. son autobiographie :« Au loin la liberté », Poche, 1994, ou en langue allemande : « Das Buch der Freiheit », pages 253 et 368
3 Interview au South China Morning Post, 30/08/2003
4 http://tibetdoc.org/index.php/culture/langue-litterature/9-2le-renouveau-de-la-litterature-tibetaine
5 http://tibet.net/about-cta/constitution/
6 Süddeutsche zeitung, 22/09/2007
7 http://tibet.net/about-cta/constitution/
8 http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/476-propagande-menee-par-le-dalai-lama-et-l-ict et http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/475-la-face-officielle-du-dalai-lama-international-campain-for-tibet
9 Bernard Faure, « Bouddhisme et violence », Le Cavalier bleu, 2008, p. 155