Jusqu’où va se loger l’idéologie « Free Tibet » !
par André Lacroix, le 24 septembre 2018
La revue trimestrielle belge TRACES DE MÉMOIRE, Pédagogie et transmission, éditée par le « Centre d’études et de documentation Mémoire d’Auschwitz » s’attache à diffuser auprès des jeunes une information claire sur la Shoah et les horreurs du nazisme, une tâche plus nécessaire que jamais en ces temps de résurgence de l’antisémitisme.
Notre étonnement est grand de voir son n° 29 de juillet-août-septembre 2018 consacrer sa couverture et ses trois premières pages à un entretien avec M. Phuntsok, un exilé tibétain. Si son témoignage en tant que tel mérite d’être pris en considération, il n’en va pas de même de certaines de ses généralisations hâtives qui sont autant de contre-vérités, que l’auteur de l’article aurait dû à tout le moins contextualiser, sinon rectifier, au lieu de les approuver, voire de les solliciter.
Pas de journalisme sans esprit critique
Que M. Phuntsok né au Tibet en 1962 n’ait pas gardé un bon souvenir de ses années d’enfance en pleine Révolution culturelle, cela n’a rien d’étonnant : des centaines de millions de Chinois à travers la Chine entière ont fait la même expérience. Que M. Phuntsok ait décidé de quitter le Tibet en 2002 pour aller voir si l’herbe n’était pas plus verte ailleurs, c’était son droit. Que M. Phuntsok ait participé à une cérémonie d’hommage à des victimes de la Shoah, c’est tout à son honneur. Toutefois, s’il est vrai que, comme tous les pays du monde où vivent des minorités, la Chine n’est pas toujours exempte de reproches (1), cela n’autorise pas M. Phuntsok à dire n’importe quoi. Et, surtout, ça n’autorise pas M. Georges Boschloos, l’auteur de l’article, qui est aussi secrétaire de rédaction de la revue, à donner foi à des propos tendancieux.
« Les Chinois, prétend M. Phuntsok, forment la grande majorité de la population (…) ». C’est tout simplement ridicule. D’après le 6e recensement national effectué en 2010, sur un peu plus de trois millions de résidents permanents dans la Région autonome du Tibet (RAT), les Tibétains sont au nombre de 2 716 000 (soit plus de 90% de la population totale), les Chinois Han dépassent légèrement 8%, les deux petits pourcents restant étant répartis entre différentes minorités (Hui, Monba, etc.).
Autre assertion de M. Phuntsok : « On pourrait presque parler d’un génocide culturel. » Il s’agit là d’une accusation qui, quoique répétée en boucle par le dalaï-lama et son entourage, n’en est pas moins fausse, comme en attestent les tibétologues sérieux, surtout anglo-saxons, comme Melvyn Goldstein ou Tom Grunfeld, et même l’érudit tibétain exilé Shakya Tsering (2). Rien que sur le site tibetdoc.org, on peut trouver, à la rubrique « Culture », une trentaine d’articles attestant de la vigueur de la culture tibétaine au Tibet.
« Notre langue, dit M. Phuntsok, disparaît doucement, mais sûrement. » C’est faux. Alors que dans le Tibet d’Ancien Régime, l’analphabétisme avoisinait les 95%, le tibétain est aujourd’hui obligatoire, pour les garçons et les filles, dans toutes les écoles primaires. Il y a au Tibet une dizaine de journaux en tibétain et plusieurs chaînes de télévision tibétophones. Pour Barry Sautman de l’Université des Sciences et Techniques de Hong Kong, le maintien de la langue chez les Tibétains tranche même avec l’érosion des langues dans les régions marginales des États occidentaux réputés pour leur politique tolérante (3).
Autre grief exprimé par M. Phuntsok : « Apparemment, petit à petit, les enfants d’aujourd’hui ne connaissent même plus la différence entre être Tibétain ou (sic) Chinois ». Outre qu’il s’agit là d’une affirmation tenant davantage du fantasme idéologique (un Tibet mythique, ethniquement pur) que de la réalité du terrain (la coexistence de cultures différentes), l’emploi du ou au lieu du et est révélatrice de ce que Amin Maalouf appelle les « identités meurtrières ». Comme si l’on ne pouvait pas être Tibétain et Chinois. Cela me rappelle une anecdote personnelle.
« On ne mélange pas l’encre et le lait ! »
L’après-midi du 10 août 2009, à 7 500 km de la Belgique, nous étions assis sur un banc public, ma femme et moi ainsi que deux compagnons de voyage. Il faisait enfin beau. Après une longue traversée, souvent pluvieuse, de la Chine centrale, nous nous reposions à Tongren, une ville de la province du Qinghai, peuplée principalement de Tibétains, mais aussi de Mongols, de Hui (musulmans) et de Chinois Han. Tongren est célèbre pour son immense temple bouddhiste Longwu, de la secte des Bonnets Jaunes (celle du dalaï-lama), pour ses nombreux ateliers de peinture de thangkas (des toiles aux sujets religieux) ainsi que pour ses festivals hauts en couleur (mi-religieux, mi-profanes).
Nous étions à peine installés que deux jeunes Tibétains nous ont accostés et ont engagé avec nous la conversation dans un excellent anglais. Après les politesses d’usage, ils ont commencé à se plaindre de leur condition. Ils n’étaient pas libres, disaient-ils. Libres de quoi ? Au fur et à mesure de la discussion, il nous est vite apparu que, pour eux, la liberté, ç’aurait été de partir en Amérique gagner beaucoup d’argent. Nous leur avons alors fait remarquer qu’ils n’avaient pas trop à se plaindre de leur sort : grâce à l’école publique, ils avaient appris non seulement le tibétain écrit, mais aussi le chinois et l’anglais. Nous avons essayé, en vain, de les convaincre qu’il n’était nullement incompatible d’être à la fois Tibétains et Chinois, comme on peut être à la fois Québécois et Canadien, Basque et Espagnol, Wallon et Belge, Belge et Européen. Réponse immédiate de nos jeunes interlocuteurs : On ne peut pas mélanger les Tibétains et les Chinois. You can’t mix ink and milk !
Ce slogan, qu’ils avaient sans doute appris dans un des monastères de la région devenus des foyers d’agitation indépendantiste, nous est resté en travers de la gorge.
Pour en revenir à nos moutons, j’aurais aimé que la rédaction de Traces de mémoire, à qui il ne faut pas rappeler que l’on peut être à la fois Juif et Allemand, Juif et Polonais, Juif et Belge, etc., ne donne pas l’impression de cautionner l’ethnicisme, pour ne pas dire le racisme, de certains leaders des exilés tibétains. Pour rappel, Samdhong Rinpoché, qui fut « premier ministre » du « gouvernement tibétain en exil » de 2001 à 2011, s’insurgeant contre les mariages mixtes entre Tibétains et non-Tibétains, n’a pas hésité à déclarer : « un des défis pour notre nation est de garder pure la race tibétaine » (4). Il ne faisait d’ailleurs que s’inscrire dans la ligne de « Sa Sainteté » en personne déclarant, lors de la Conférence des religions du Monde à Chicago en 1993, que « les frontières séparant les différents peuples à travers le monde n’étaient pas mauvaises si elles préservaient et définissaient les identités génétiques et culturelles » (5).
Quelles frontières volées ?
Qu’un exilé comme M. Phuntsok, n’ayant pas fait son deuil de sa terre natale, se laisse aller à des jugements à l’emporte-pièce, c’est compréhensible. Ce qui l’est moins, ce que son interviewer, Georges Boschloos, amorce son entretien avec lui par trois phrases, exprimant chacune un préjugé antichinois à la mode : « Lorsque vous êtes né, votre pays avait déjà été annexé à la République de Chine. Vous n’avez donc jamais connu le Tibet libre. Quand avez-vous commencé à comprendre que les frontières de votre pays avaient été volées ? »
Primo, la RPC (République populaire de Chine) n’a pas annexé le Tibet. Elle a récupéré une province qui, ayant appartenu pendant des siècles à l’empire chinois, avait échappé pendant quarante années à tout contrôle du fait des convulsions de la jeune République de Chine, trop faible pour faire face aux « seigneurs de la guerre », aux rivalités entre le Guomindang et les communistes et, last but not least, à l’agression japonaise.
Secundo, ce que Boschloos appelle « le Tibet libre » était en fait un protectorat britannique − établi après une invasion en règle (l’expédition militaire Younghusband de 1903-1904) − dont aucun pays au monde n’a jamais reconnu l’indépendance proclamée unilatéralement en 1912 par le 13e dalaï-lama, même pas par les États-Unis quand ils étaient au faîte de leur puissance et que le Chine n’était qu’un pauvre pays du Tiers Monde.
Tertio, il est totalement déplacé de parler de « frontières volées ». La partie centrale du Haut Plateau dans laquelle le gouvernement de Lhassa de l’Ancien Régime jouissait, sous le contrôle des ambans, d’une certaine autonomie dans la gestion des affaires courantes − une région qui s’étend sur quelque 1 200 000 km2 et où les Tibétains sont hyper-majoritaires − n’a subi aucune modification territoriale ; elle est devenue en 1965 la Région autonome du Tibet. Quant aux régions limitrophes multiethniques − qui couvrent 1 300 000 km2 et où les Tibétains représentent grosso modo 40% de la population – elles sont réparties sur quatre provinces (le Qinghai, le Gansu, le Sichuan et le Yunnan) dont elles constituent des Préfectures ou des Cantons autonomes. Qu’est-ce qui peut autoriser Georges Boschloos à parler de « frontières volées » à propos d’une architecture administrative complexe, s’efforçant au mieux d’épouser la diversité ethnique résultant de l’histoire ? Si « frontière volée » il y a eu, c’est par l’annexion du Tibet du Sud à l’Empire des Indes britanniques, un territoire grand comme l’Autriche, devenu l’Arunachal Pradesh, une zone contrôlée par l’Inde (6).
Cherchez l’intrus
Dans l’article suivant de ce même n° 29 de Traces de mémoire, intitulé « Les marches de la mort », il est aussi question, sous la plume de Johan Puttemans, coordinateur pédagogique de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz, de « ceux dont on a volé les frontières » (p. 5). Mais de qui s’agit-il ici ? Des républicains espagnols privés de leur nationalité par Franco et qui se sont retrouvés prisonniers dans le camp de Mauthausen ! Comment, à trois pages de distance, peut-on retrouver les mêmes mots « frontières volées » à propos de réalités n’ayant aucun point commun ? Ne frise-t-on pas ici le paralogisme ?
L’article de G. Boschloos est d’autant plus intrus dans la revue que les autres articles traitent précisément des tragédies qui ont ensanglanté l’Europe à la suite de problèmes frontaliers. Aux pp. 10-11, on peut lire un excellent article relatif au sort de Lwow (Lviv), dû à Frédéric Crahay, directeur de l’ASBL (pp. 10-11) et un autre article tout aussi intéressant sur les frontières mouvantes de la Pologne (pp. 18-19), signé par Johan Puttemans, déjà mentionné. À lire aussi, aux pp. 12-17, une remarquable présentation du dépeçage de la Yougoslavie, par Milan Kovačević, historien de l’Université de Belgrade. Autre conséquence d’un problème frontalier : en Alsace, les funestes avatars des « Malgré nous », évoqués finement par la chercheuse Sabine Bordon (p. 8-9). Ces articles sont brillamment illustrés par des cartes géographiques.
D’un fantasme à l’autre
En total contraste avec ces cartes précises qui permettent de mieux visualiser la problématique des frontières volées en Europe, G. Boschloos nous sert l’habituel cliché – au beau milieu d’une carte de géographie politique mentionnant les États membres de l’ONU (Pakistan, Inde, Népal, Bhoutan, Bangladesh, Birmanie, Laos, Cambodge, Vietnam) − d’un « Plateau Tibétain » (terme de géographie physique) correspondant à un « Grand Tibet » distinct de la Chine, dont on rêve à Dharamsala et dans certains cercles d’exilés.
Pour rappel, ce « Grand Tibet » (soit l’addition de la RAT et des territoires contigus), appelé aussi erronément « Tibet historique », est une invention relativement récente – dont la revendication par le « gouvernement tibétain en exil » a largement contribué à faire échouer en 1984 les négociations entreprises par Deng Xiaoping pour régler pacifiquement la question tibétaine. La création d’un « Grand Tibet » démilitarisé et « libre », réclamée par les délégués du dalaï-lama, était évidemment inacceptable pour la Chine, qui aurait ainsi perdu un quart de son territoire. Supposons un instant que le fantasme indépendantiste d’un « Grand Tibet » se réalise un jour : nous nous trouverions en face d’un vol de frontières aux proportions jamais égalées, avec à la clé l’expulsion de toutes les minorités non-bouddhistes qui refuseraient de se soumettre au dharma, alors qu’elles sont aujourd’hui protégées au sein d’une république laïque. Georges Boschloos ignore sans doute qu’il y a deux mosquées à Lhassa.
S’il est une chose que montre l’article de G. Boschloos, c’est que l’idéologie « Free Tibet », bénéficiant du charisme bonhomme du 14e dalaï-lama et … de fonds privés et publics considérables en Amérique du Nord et en Europe, a acquis suffisamment de prestige et de pouvoir pour influencer les mentalités occidentales, jusque dans les cercles progressistes, dont l’esprit critique a tendance à défaillir dès qu’il s’agit du Tibet (7).
La carte ci-dessus nous paraît d’autant plus déplacée dans la revue Traces de mémoire – dont on connaît la position nuancée à propos de la question palestinienne −, que la prétention d’un « Grand Tibet », cultivée à Dharamsala et dans le « monde libre », souffre la comparaison avec la prétention d’un … « Grand Israël », entretenue par une frange non négligeable de fondamentalistes juifs et chrétiens (8).
On sait le rôle du mythe de la « Terre promise » dans la genèse du sionisme, cette contrée biblique où, d’après le livre de L’Exode (3,8), « ruissellent le lait et le miel » : c’est ce paradis qui attirait les voyageurs de l’Exodus. Quant au Tibet, l’universitaire américain Donald S. Lopez a magistralement démontré que la « fascination tibétaine » découle notamment du mythe de la « Terre pure » qui est souvent représentée sous « forme de mandala sacré à potentiel paradisiaque » (9).
Nous voulons croire que si le comité de rédaction de Traces de mémoire a commis l’erreur de publier l’article de Georges Boschloos, c’est par simple ignorance de la question tibétaine. Errare humanum est.
Notes :
(1) À côté de l’imposante majorité de Han, la République populaire de Chine reconnaît officiellement 55 minorités ethniques, dont les Tibétains, en nombre de ressortissants (environ 6 000 000), occupent la 9e place ;
(2) voir http://tibetdoc.org/index.php/culture/langue-litterature/9-2le-renouveau-de-la-litterature-tibetaine ;
(3) Barry Sautman, Cultural genocide and Tibet in Texas International Law Journal, 1er avril 2003, p. 225 ;
(4) interview au South China Morning Post, le 30 août 2003 ;
(5) d’après Ahmed Saïfi Benziane, La bouillabaisse tibétaine, site « Le Grand Soir », 07/04/2008 ;
(6) voir à ce sujet :
(7) voir, par exemple, http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/452-andre-comte-sponville-et-le-dalai-lama, parmi bien d’autres articles repris sur le site tibetdoc.org, rubrique « Politique », sous-rubrique « Médiatisation » ;
(8) voir mon article du 3 mars 2011 http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/248-palestiniens-et-tibetains-meme-combat ;
(9) Fascination tibétaine, Autrement, 2003, p. 172.