Génocide du peuple tibétain ?

par Jean-Paul Desimpelaere, le 19 mars 2009


"1,2 millions de morts tibétains !" proclame l’administration du 14ème dalaï-lama depuis 1984. Cette info est reprise en chœur par les groupes de soutien à "l’indépendance du Tibet" qui se multiplient en Occident. Or, sur une population tibétaine d’à peine trois millions à l’époque, une telle élimination laisserait des traces visibles et constatables...

 

Cette accusation proférée par « l’administration tibétaine en exil », à savoir que 1,2 millions de Tibétains ont été tués ou sont décédés suite à l'intervention de la Chine au Tibet entre 1959 et 1979, est pour le moins farfelue. Ci-dessous, quelques exemples qui montrent que les chiffres et les statistiques, ce n'est pas le fort du dalaï-lama et de ses fans.


En 1950 – donc avant la présence du nouveau régime chinois – le 14ème dalaï-lama et ses quatre ministres adressent une lettre à l’ONU, avec pour objet, la demande de reconnaissance d’indépendance du Tibet. Elle contient un détail intéressant : il y mentionne que la totalité de la population tibétaine, dans toutes les régions de Chine, ne constitue pas même 3 millions
(1), ce qui correspond d’ailleurs aux observations des Occidentaux sur place à l’époque.

Suite du feuilleton : le 10 mars 1970, dans son allocution annuelle de « commémoration du soulèvement de Lhassa », le 14ème dalaï-lama parle cette fois de 6 millions de Tibétains vivant sur le Haut plateau (2) !  Comment comprendre que la population tibétaine ait soudainement doublé ?... et ceci entre 1960 et 1970, ce qui correspond à la période durant laquelle le peuple tibétain aurait subi un génocide de la part des Chinois, dixit le gouvernement en exil. Le comble : depuis les années septante jusqu’à aujourd’hui, le dalaï-lama brandit ce chiffre de « 6 millions de Tibétains »... ne veut-il pas voir que la population tibétaine a presque triplé durant ces quarante dernières années ?


Un autre exemple de jonglerie avec les chiffres : en juin 1959, le 14ème dalaï-lama avançait que 69.000 Tibétains étaient morts durant les combats à Lhassa. Cinq ans plus tard, il rehausse ce chiffre à 87.000, alors que de nombreuses sources, tant pro-chinoises qu’anti-chinoises, évaluent la population totale du Lhassa d’alors à seulement 40.000 personnes, y incluant la vague de rebelles venus de l’est en renfort. Gompo Tashi Andrugtsang, le plus important dirigeant rebelle de cette époque chahutée, cite dans ses Mémoires que son armée de Khampa a perdu 118 hommes entre 1958 et 1959 (3), ce qui est quand-même assez éloigné du chiffre avancé par la propagande dalaïste !

En fait ce chiffre de 1,2 millions de Tibétains morts sous les atrocités chinoises est publié pour la première fois en 1984 par l’administration tibétaine exil. D'après le rapport, il fallait compter 432.000 personnes mortes au champ de bataille, ce qui signifie 17 % de la population tibétaine. Toute proportion gardée, c’est quatre fois plus que le nombre total de soldats allemands morts durant la Seconde guerre mondiale (4).

 

un survivant (photo JPDes., 2008)
un survivant (photo JPDes., 2008)

L’écrivain britannique Patrick French, ex-directeur de la « Free Tibet Campaign » en Angleterre, déclarait dans une interview donnée au journal « De Tijd » : « Le gouvernement tibétain en exil déclare qu’un à deux millions de morts sont tombés dans la région autonome et au-dehors. Ce nombre est cité de manière constante depuis 15 ans déjà, dans pratiquement toutes les publications qui se respectent, dans le monde entier. En 1951, le nombre total de Tibétains n’était pas supérieur à 2 ou 2,5 millions.

Une bonne moitié de la population aurait donc été massacrée. Ceci me semble assez invraisemblable. J’ai consulté les sources disponibles sur la question et il apparaît que le chiffre est inventé de toutes pièces. Nous ne connaîtrons jamais le chiffre exact. Mon évaluation tourne autour d’un demi million, ce qui est naturellement encore toujours un nombre extraordinairement élevé. Néanmoins, les groupes d’action continuent de manier ce chiffre sans émettre aucun doute quant à sa justesse » (5).


Patrick French, en tant que personne de confiance et proche du mouvement d’indépendance du Tibet, avait pu consulter les archives de Dharamsala. Bizarrement, ces documents n’ont jamais été accessibles au public, ce qui aurait pourtant pu crédibiliser l'accusation faite à la Chine.

Mais French a compris pourquoi : les témoignages parlant d’exécutions, de tortures, de prisonniers, de morts sur le champ de bataille, etc., ne relevaient pas seulement de suppositions et d’ouï-dire, mais se multipliaient par les récits qu'en faisaient les témoins. Ainsi, un seul fait d’armes était raconté par quatre témoins différents qui, chacun, y apportaient des détails et un nombre de morts différents. Or chaque récit était consigné comme étant une histoire différente. French s’attendait à trouver des listes de noms des défunts, mais il n'y en avait aucune. Qui plus est, dans la marge des rapports de témoins, certains chiffres avaient été rajoutés postérieurement.

Pour certaines régions, le nombre de morts indiqué dépassait parfois le nombre d’habitants ! Et, de manière tout à fait incroyable, il était question de 23.000 femmes décédées, ce qui revenait à un million d’hommes décédés, soit une éradication pure et simple de tous les Tibétains de sexe masculin. La surprise de French fut à son comble quand il a soumis ses constatations à un vieux moine de Dharamsala, autrefois responsable de recenser le nombre de morts.Cet homme ne marqua aucune surprise et répondit : « Quelle importance que ces chiffres soient corrects ou non ? Tout le monde est d’accord sur le fait que beaucoup de Tibétains sont tombés sous les bottes des communistes chinois ». (6)


Par ailleurs, selon le gouvernement de Dharamsala, sur le 1,2 millions de morts, 400.000 sont morts de faim. Là encore, il convient de faire quelques commentaires. Le « Grand bond en avant » fut un échec en Chine et a entraîné une chute drastique de la population chinoise, bien que des chiffres fantaisistes circulent aussi à ce propos, mais nous n’aborderons pas cette question maintenant. Ce qui est important de mentionner ici, c’est que cette campagne n’a pas été appliquée au Tibet.

Au contraire, dans les années soixante, les anciens serfs tibétains ont été libéré du joug seigneurial et ont pu eux-mêmes gérer leurs récoltes et leur bétail. La collectivisation n’est apparue que bien plus tard au Tibet, au milieu des années septante, soit après l’analyse effectuée par le gouvernement en exil concernant le nombre de personnes mortes de faim. La production de céréales et de bétail a progressé dans le Tibet des années soixante, la population également, ceci d’après les chiffres admis par l’UNESCAP, une organisation de recherche des Nations Unies pour l’Asie (7).


Une étude du démographe sino-australien Yan Hao démontre qu'au début des années soixante, la population tibétaine était marquée par un déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes âgés de 20 à 34 ans. D'après lui, ce déséquilibre ne s’explique pas par la famine, mais par l’exode vers l’Inde de tout au plus quelques dizaines de milliers d’hommes (8). Une autre étude, américaine cette fois, cite le nombre de 20.000 Tibétains morts de faim de 1959 à 1962, uniquement dans la province du Qinghai qui fut marquée par l'échec de l'industrialisation des campagnes. Mais, toute proportion gardée, davantage de Chinois Han ont péri dans cette même province, donc le nombre de 20.000 morts tibétains n'a aucun lien avec du colonialisme chinois ou des différents ethniques (9).


Pourtant ce chiffre de 1,2 millions de morts tibétains continue à circuler dans le monde. Il a acquis toute sa « vérité médiatique » lors du discours du 14ème dalaï-lama devant le Congrès américain, en 1987. « Depuis lors, il a été multiplié et a gagné en crédibilité par la répétition » (10).

 

Le jeune frère du 14ème dalaï-lama a encore repris le chiffre de 1,2 millions dans son livre en 1999 (11). En 1992, un représentant de l’extrême droite belge déclarait à la Chambre : « d’après ce qu’on dit, 80 % de la population tibétaine a été massacrée par la Chine » (12). Citons encore l’écrivain et militant d’extrême droite, Ferdinand Hoyaux, pour qui « 4 millions et demi de Tibétains ont disparu de la surface de la terre depuis l’annexion par la Chine » (13).

C'était en 1992. Et en 1996, en utilisant l’argument du génocide et du 1,2 millions de morts, le Parlement français votait une motion pour sommer la Chine de quitter le Tibet. Le 17 octobre 2000, le premier ministre du dalaï-lama, Samdhong Rinpoche, déclarait devant le groupe « pro-indépendance-du-Tibet » du sénat français : « pour les Tibétains, la période de 1959 à 1970 a été la plus sombre, il a vu la mort de 1,2 million d’entre eux ». Tous les groupes d’action internationaux œuvrant en faveur du 14ème dalaï-lama mentionnent encore ce chiffre sur leur site.  L’ « Environment and Development Desk » du « gouvernement tibétain en exil », dans un texte de 2000, mentionne encore ce chiffre de 1,2 millions (14).

Cette jonglerie avec les chiffres peut nous amener à penser que les statistiques chinoises ont une certaine cohérence par rapport à celles émanant de l’environnement du dalaï-lama qui semblent entrer en lévitation au gré des attentes occidentales.

Notes :
(1) à lire dans MC Goldstein, “A History of Tibet, tome I”, page 747
(2) à lire sur le site personnel du dalaï-lama, rubrique ‘statements’
(3) cité par Mikel Dunham
(4) Barry Sautman, Contemporary Tibet », p. 245
(5) journal belge « De Tijd », 2/4/2005
(6) French, « Tibet-Tibet », p. 325
(7) Sautman, pp. 242-248
(8) idem
(9) idem
(10) French, « Tibet-Tibet », p. 322
(11) Choegyal Tenzin, le plus jeune frère du 14ème dalaï-lama, membre du parlement tibétain en exil jusqu’en 2006, « The Truth about Tibet », Hillsdale College Michigan, USA, 1999
(12)  Chambre belge, 20/5/92
(13) Hoyaux dans la revue « Medium », Anvers, mai 1991
(14) CTA, Central Tibetan administration, Tibet's Environment and Developement Issues », website