Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? Bonne question !
par André Lacroix, le 2 avril 2018
Il y a deux ans, la jeune chercheuse française Marion Dapsance publiait aux éditions Max Milo les conclusions de son enquête sur les dérives du lama Sogyal Rinpoché et du centre Rigpa sous le titre Les dévots du bouddhisme. Comme on pouvait s’y attendre, ce livre n’a laissé personne indifférent (1). Dans son nouvel essai, paru aux éditions Bayard en 2018, Marion Dapsance prouve qu’elle n’est pas seulement une anthropologue décrivant avec minutie le fonctionnement d’une institution ; cette fois, elle élargit le propos en vue de répondre à la question : mais comment en est-on arrivé en Occident à expurger le bouddhisme de sa religiosité constitutive pour en faire une espèce de sagesse supranationale capable d’apporter le bonheur aux individus ?
Une étude aux bases solides
Son livre est assez court ; il se lit très facilement. Mais il s’inscrit dans une solide tradition universitaire. Dans ses remerciements liminaires, elle n’oublie pas de mentionner le Professeur Bernard Faure, auteur, en 2016, d’un livre magistral intitulé Idées reçues sur le bouddhisme. Elle s’appuie aussi, et ne s’en cache pas, sur les travaux du grand tibétologue états-unien Donald S. Lopez, bien connu dans le monde francophone depuis la parution de la traduction française, sous le titre Fascination tibétaine, de son ouvrage capital – dont le titre original Prisoners of Shangri-la est autrement suggestif. Effectivement, les Occidentaux sont prisonniers d’une vue mythique du bouddhisme, et du bouddhisme tibétain en particulier (2). Le nouvel essai de Marion Dapsance devrait marquer une étape significative dans la campagne de désincarcération des mentalités.
Il ne s’agit évidemment pas, dans son chef ni dans le mien, de dénigrer le bouddhisme comme tel, car les gens ont le droit de pratiquer leur religion, mais de faire comprendre que les dévots occidentaux du bouddhisme sont les victimes, peut-être consentantes, d’une erreur sur la marchandise.
Un bouddha mythifié et sécularisé
Dans le 3e chapitre de sa monumentale Histoire du Bouddhisme tibétain, éd. L’Harmattan 2007, Élisabeth Martens avait déjà dénoncé la récupération du bouddhisme par la Société théosophique de Mme Blavatsky dont l’influence est aussi largement décrite par Marion Dapsance, pp. 68 et ss. Ce courant occultiste n’est pas pour rien dans le succès remporté en Occident par la figure du bouddha.
L’originalité de Marion Dapsance est d’avoir mis le doigt sur l’étrange alliance entre ces illuminés et les partisans du positivisme le plus rigoureux, aboutissant à confondre le « bouddha initié », initié aux arcanes d’une religion primitive et le « bouddha philosophe », porte-drapeau d’un anticléricalisme hérité des Lumières.
Faisant fi de la dimension sotériologique du bouddhisme et de toutes ses dimensions qui en font une religion (3) (obéissance aux maîtres, culte des reliques, rituels parfois magiques, croyance dans les enfers, etc.), le positivisme triomphant du 19e siècle n’a voulu voir dans le Bouddha qu’un penseur athée, dont la doctrine, antérieure au christianisme, avait tout pour plaire à l’anticléricalisme ambiant.
Utilisation du bouddhisme contre le christianisme
Dans cette entreprise de sécularisation du bouddhisme, le philologue Eugène Burnouf (1801-1852) tient une place essentielle, nous dit Marion Dapsance, qui le qualifie d’ « inventeur du Bouddha philosophe » (p. 56). Burnouf fut chargé de traduire de nombreux manuscrits sanskrits en provenance du Népal. « L’une des contributions les plus notables de Burnouf, poursuit Marion Dapsance, consiste en sa classification des soutras en trois catégories : les ‘simples’, les ‘développés’, et ceux du Mahâyâna. La première catégorie est considérée par Burnouf comme étant la plus ancienne, donc la plus véridique (…) » (p. 63), selon la doctrine ‒ « qu’on a pu qualifier de ‘Protestante’ » (nous dit Bernard Faure, op. cit., p. 51) ‒ selon laquelle la pureté originelle aurait été corrompue postérieurement. Il s’agit là d’une grossière erreur historique, car, dès le début, et pour ce qu’on sait du bouddha historique, l’original était déjà bien différent de l’image épurée conçue par Burnouf et ses épigones.
Sans entrer dans les problèmes métaphysiques que pose la doctrine de l’impermanence ‒ qu’aborde courageusement Marion Dapsance ‒, il est évident pour tout bouddhologue sérieux ‒ dont Donald S. Lopez dont elle s’inspire ‒ que la perception qu’ont toujours eue les Asiatiques du bouddha n’est absolument pas celle d’un philosophe rationnel, voire libre-exaministe, mais celle d’un thaumaturge auquel il convient de se soumettre, doté de pouvoirs extraordinaires et dont on vénère les reliques.
Mais alors, comment expliquer que le 19e siècle ait opéré un aussi curieux contresens ? Pour Marion Dapsance, c’est clair. La Renaissance qui avait redécouvert l’antiquité gréco-latine n’était pas, pour nombre d’esprits, remontée assez haut dans le temps jusqu’aux racines indo-européennes (aryennes) de notre civilisation. Et cette découverte d’un bouddhisme antérieur au christianisme, outre qu’elle allait devenir plus tard le terreau de tous les délires liés à la « race aryenne », tombait à point nommé pour relativiser l’apport judéo-chrétien et pour substituer Bouddha à Jésus…
Nul doute que cette constatation ne ravive certaine critique bouddhiste qui avait voulu voir déjà dans Les dévots du bouddhisme la patte de « la mouvance nationale catholique française ». Que certains intégristes catholiques soient tentés de récupérer les analyses de Marion Dapsance, c’est plus que probable, mais ça n’entache en rien la rigueur de ses analyses. Les faits lui donnent raison. La figure de Bouddha comme repoussoir de Jésus a bien servi en France la cause anticléricale, au point d’inspirer les manuels d’instruction morale destinés, selon la volonté de Jules Ferry, à remplacer le catéchisme catholique (4). Un autre farouche anticlérical notoire, Georges Clemenceau a même participé à des rituels bouddhiques organisés au Musée Guimet (5).
« Que le Bouddha, écrit Marion Dapsance, ait été découvert en plein contexte de déchristianisation et de ‘Renaissance orientale’ représentait, pour les orientalistes anticléricaux, une occasion inespérée de se constituer un véritable ‘messie oriental’, duquel viendrait la régénérescence de l’Occident moribond » (p. 56).
D’un contresens à l’autre
Mais ce que ces personnalités du 19e siècle, imprégnées de positivisme n’auraient jamais pu espérer, ni même imaginer, c’est que le bouddhisme allait recevoir au 21e siècle une nouvelle caution du fait que les bénéfices de la méditation bouddhique seraient confirmés par les neurosciences.
Sur ce nouvel avatar du bouddhisme à l’occidentale, popularisé par Matthieu Ricard et consorts, il faut lire le dernier chapitre de l’essai de Marion Dapsance intitulé : « Bouddhisme et neurosciences au service du transhumanisme ? » Les lecteurs familiers du site tibetdoc.org retrouveront dans ces pages de singulières correspondances avec les analyses récentes d’Élisabeth Martens (6). Sans s’être le moins du monde concertées, ces deux chercheuses jettent un regard plus que critique sur la mode de la « pleine conscience » (ou mindfulness) qui serait susceptible de sauver le monde en déstressant les individus au plus grand bénéfice de l’humanité tout entière.
Depuis la nuit des temps, les humains ont conscience de l’influence que les dispositions mentales peuvent avoir sur la santé, soit en bien : mens sana in corpore sano, soit en mal : se faire du mauvais sang. Le psychosomatique fait partie de notre vécu commun. Et il existe de nombreuses manières d’atténuer les tendances négatives et de développer les dispositions positives : la marche, certains sports comme l’alpinisme ou la plongée sous-marine, des activités modestement apaisantes comme la pêche ou le jardinage, le qigong, le taiji quan, le yoga, la danse, la pratique ou simplement la contemplation artistique, l’émerveillement face à la nature, etc., jusqu’à l’empathie avec tout être et la fraternité.
Dans cette quête de ressourcement, plus que nécessaire dans notre monde agité et compétitif, le mindfulness ne peut revendiquer aucun monopole ni préséance ; il se pourrait même, comme Marion Dapsance le note à page 117, que pour les Occidentaux il soit largement inefficace « en termes de réduction du stress et de l’anxiété » selon une méta-analyse portant sur près de 20 000 études cliniques et scientifiques, réalisée sous les auspices de la prestigieuse John Hopkins University.En effet, une personne anxieuse et stressée ne pourrait pas en quelques demi-heures trouver l’apaisement bénéfique des états méditatifs.
Par ailleurs, la méditation bouddhiste, souvent utilisée comme mise en condition avant la célébration d’un rituel, ne sert pas à épanouir les individus, mais, au contraire, à leur faire prendre conscience de la nature illusoire de l’attachement à l’ego. L’utilisation de la méditation en vue d’un épanouissement personnel ne se conçoit que dans une société individualiste, à mille lieues des contextes traditionnels de l’Orient.
Quant à la prétention de la pleine conscience à améliorer l’humanité entière en additionnant chaque mieux-être individuel, il s’agit là d’une colossale arnaque, car, la diminution du stress, si elle est atteinte, servirait en fait à obtenir un meilleur rendement dans les entreprises. Message reçu cinq sur cinq par les décideurs économico-politiques réunis à Davos à l’ombre de Matthieu Ricard. Quelle aubaine, pour ce beau monde, de pouvoir coller sur le mindfulness l’étiquette « approuvé par le dalaï-lama » !
Bouddha doit se retourner dans son stupa…
(2) voir à ce sujet, sur le site www.tibetdoc.org, plusieurs articles regroupés dans les sous-rubriques « Bouddhisme » et « Bouddhisme tibétain dans le monde » de la rubrique « Religion »
(3) voir notamment http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme/178-le-bouddhisme-sujet-aux-derives-comme-tout-autre-religion
(4) voir La rencontre du bouddhisme et de l’Occident de Frédéric Lenoir ‒ qui ne dit pas toujours des bêtises
(5) voir Clemenceau, Tigre épris d’Asie dans « Le Figaro » du 14/03/2014 et aussi l’interview d’Aurélie Samuel, co-commissaire d’une exposition au Musée Guimet (France 2, 08/06/2014) : https://www.youtube.com/watch?v=mpYPo0s9HWQ