Amalgame et détournement d’héritage : « France-Tibet » se déshonore
par André Lacroix, le 23 janvier 2023
Le 31 décembre 2022, le site « France-Tibet » a publié un article intitulé Le sac du Palais d’été ou le sac du Tibet, quelle différence ?, avec ce sous-titre Victor Hugo et le sac du Palais d’été. Lettre au Capitaine Butler (1). Pour autant qu’on puisse nommer article la simple juxtaposition d’un titre, d’une photo et d’une citation sans le moindre début d’argumentation, cet « article » est débile, car il compare des pommes et des poires ; il est de plus indécent, car il détourne l’héritage de Victor Hugo à des fins méprisables.
18 octobre 1860 : pillage et incendie du Palais d’été près de Pékin
Il s’agit là d’un des « faits d’armes » parmi les plus honteux jamais commis par l’Occident sur le sol chinois – dont ou pourra trouver la description précise sur le site « Herodote.net ». Rappel des faits.
En septembre 1860, 3000 Français et autant d’Anglais débarquent dans le golfe de Bohai. Le 13 octobre, ce corps expéditionnaire arrive à Pékin d’où s’est enfuie la cour impériale.
Le 6 octobre au soir, un détachement français a atteint le Palais d'Été (ou Yuanming yuan, Jardin de la clarté ronde). Cette splendide résidence des empereurs mandchous ou Qing, à la construction de laquelle ont participé des Jésuites, renferme de vastes collections d'œuvres d'art et des livres de grande valeur.
Les Anglais ayant rejoint les Français, ensemble, ils dévalisent méthodiquement le palais en vue d'approvisionner les musées d'Europe. Les Français envoient en cadeau certains objets de valeur à l'impératrice Eugénie, patronne de cette glorieuse expédition en terre chinoise.
Mais les soldats, qui ne sont pas insensibles à ces trésors, se servent pour leur propre compte. Jade, or, laque, perles, bronzes... tout suscite la convoitise des pillards. Les contemporains appellent cet acte de vandalisme caractérisé du doux euphémisme de « déménagement du Palais d'Été ».
Avant de quitter les lieux, les soldats britanniques mettent le feu aux bâtiments, majoritairement construits en bois de cèdre, sur ordre de l'ambassadeur britannique, lord Elgin, qui veut ainsi venger les prisonniers torturés à mort par les Chinois.
Avec le sac du Palais d'Été, l'Occident réduit à néant pour longtemps la possibilité de relations de confiance avec la Chine. Traumatisée par cet épisode, elle doit signer de nouvelles conventions avec les vainqueurs en complément du Traité de Tianjin de 1858. Outre la création de concessions supplémentaires, elle doit octroyer aux vainqueurs la liberté de circuler sur les fleuves, leur verser de fortes indemnités et supprimer les droits de douane pour les textiles britanniques.
Le 25 novembre 1861, Victor Hugo stigmatise la barbarie anglo-française
Dans une lettre adressée au Capitaine Butler, Victor Hugo va sauver l’honneur de l’Occident en prenant le parti des civilisés, les Chinois contre les barbares, les Anglo-Français. C’est ce texte de haute tenue, republié dans Le Monde diplomatique d’octobre 2014, p. 18 (2), que cite en entier « France-Tibet » :
Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée qui produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.
Cette merveille a disparu.
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.
Victor Hugo
Un amalgame bête et méchant commis par « France-Tibet »
Comparer le sac du Palais d’Été près de Pékin et les destructions qui se sont produites au Tibet relève de la mauvaise foi et/ou de l’ignorance. Quelle différence, se demande le courageux collaborateur anonyme du site France-Tibet, entre « le sac du Palais d’été » et « le sac du Tibet » ? Sans doute espérait-il que pour obtenir la réponse : « aucune différence », il suffisait de reproduire la photo du monastère de Ganden en ruine, une photo prise en 1987 :
Remarquons d’abord que – ironie sûrement involontaire – est collée sur cette photo, en haut à gauche, une citation du 14e dalaï-lama qui vaut son pesant de tsampa : « Que la vérité se fasse dans l’esprit de la prière. » La vérité ? N’en déplaise aux auteurs du collage, ce n’est pas la prière qui nous fera découvrir la vérité, mais l’examen des faits historiques.
Même si la Révolution culturelle a donné lieu à de regrettables destructions d’édifices religieux et à de regrettables pillages d’objets du culte et d’œuvres d’art, il est indécent de parler de « sac du Tibet », car les déprédations et autres actions déplorables se sont produites partout en Chine. Le procédé qui consiste à braquer son objectif sur un point en éclipsant les autres est une technique insidieuse, largement pratiquée, hélas, dans des médias passés maîtres dans l’art de décontextualiser les événements ou de les présenter sous un titre racoleur. En feignant d’ignorer que c’est la Chine entière qui a subi les affres de la Révolution culturelle, et par là même en semblant faire comme si le Tibet ne faisait pas partie de la Chine, le site « France-Tibet » mérite un zéro pointé.
Un zéro doublement pointé, car, à part le fait qu’il y a eu dans les deux cas destruction et pillage, le sac du Palais d’été n’est pas à comparer avec les désordres de la Révolution culturelle. Le 18 octobre 1860, ce sont des soldats commandés par des officiers de Leurs Majestés, la Reine Victoria et l’Empereur Napoléon III, qui se sont livrés − dans un pays lointain qui ne leur appartenait pas et qui ne leur avait fait aucun mal − à des actes odieux, qui rappellent les « exploits » des corsaires, c.-à-d. des pirates au service de leur souverain. Rien à voir avec les exactions commises au Tibet par des gardes rouges, tibétains en grand nombre, se purgeant, dans la violence contre les moines de haut rang et les nobles possédants, d’un millénaire d’humiliation et d’exploitation, comme l’avaient fait deux siècles plus tôt le paysans français en incendiant des églises et des abbayes.
Si l’on devait comparer les spoliations opérées par les Anglo-Français en 1860 à un fait historique qui s’est passé au Tibet, ce serait plutôt à un épisode insuffisamment connu, raconté par le Tibétain Tashi Tsering qui en fut l’acteur et le témoin, à savoir l’exfiltration du Trésor du Potala en 1950 par les dignitaires tibétains, préférant planquer dans les caves du Maharadja du Sikkim des tonnes de pièces et de lingots d’or et d’argent plutôt que de les faire profiter au peuple (3).
De plus, en brandissant une photo du monastère de Ganden en 1987 comme seul argument de leur amalgame, les éditeurs de « France-Tibet » entendent sûrement induire que les destructions de monastères n’auraient qu’un seul auteur, la Chine, et qu’une seule époque, celle qui a suivi la récupération par Pékin de son ancienne province. C’est là faire preuve d’une grande ignorance et mériter un zéro triplement pointé, comme on peut le constater par ces quelques exemples, mentionnés par un grand connaisseur du Tibet, le regretté Jean-Paul Desimpelaere, dans un article publié le 16 février 2010 (4), dont j’extrais ces lignes :
« (…) Le monastère de Gyantsé, entre autres, a été balayé non pas pendant la Révolution culturelle mais en 1904, lors de l’invasion du Tibet par les Britanniques. (…)
Un autre exemple de destruction qui n’a rien à voir avec la Révolution Culturelle, est celui du célèbre monastère de Tengyeling que le 13ème dalaï-lama a fait raser en 1912. (…)
Au début du 20ème siècle, les monastères tibétains de la province du Gansu n’en menaient pas large non plus. Alexandra David-Néel en témoigne dans les lignes suivantes : ‘des temples furent pillés par les troupes de Ma Pufang, un seigneur de guerre local, qui est intervenu en 1919 dans un conflit de pouvoir au sein d’un grand monastère. Le palais du haut lama a été réduit en cendres. Un peu plus loin, c’est le monastère d’Amtcho qui fut complètement incendié, tous les moines y trouvèrent la mort. Ils avaient osé s’opposer à Ma Pufang.’ »
Quant au monastère de Sera, il a été détruit en 1947 par les bombardements meurtriers effectués par l’armée tibétaine de l’actuel dalaï-lama et ensuite, d’après Wikipédia, « entièrement pillé par les soldats si bien que pendant des semaines des objets précieux réapparurent dans les boutiques de Lhassa. » (5).
Et pour en revenir au monastère de Ganden, Jean-Paul Desimpelaere rappelle dans un autre article que, s’il a été totalement détruit en 1959, c’est parce que « 63 des 80 grands lamas et environ 3000 des 4000 moines de ce monastère se rallièrent à la résistance armée et organisèrent une attaque contre la maison communale et l’armée casernée à Shannan. » (6)
Il est d’ailleurs impossible de faire le décompte de tous les monastères et temples tibétains rasés au cours des siècles. « Il y a eu la lutte entre le Bön et le bouddhisme, les luttes entre les différentes écoles du bouddhisme, les invasions mongoles, les rébellions des monastères contre le pouvoir, les luttes entre partisans et adversaires de la Chine... » (6)
De manière générale, on doit bien constater que les pseudo-historiens de la tendance Free Tibet ne sont pas très regardants, ni avec les faits, ni avec les chiffres ne s’adaptant pas à leurs fantasmes. D’après eux, « des 6 259 monastères, il n’en restait que 6 en 1976. » Ces chiffres repris en chœur en Occident sans le moindre esprit critique sont tout simplement fantaisistes, par leur précision en l’absence de tout recensement et surtout par leur grossière exagération. Comme l’écrit Jean-Paul Desimpelaere, « selon des tibétologues crédibles, le nombre total d’édifices religieux distribués sur le ‘Grand Tibet’ n’aurait jamais excédé 3500, dont 2000 à 2500 situés en R.A.T., et actuellement, 1700 de ces derniers sont à nouveau en activité » (4), dont précisément le monastère de Ganden :
Le bidouillage des chiffres des monastères n’est pas sans rappeler celui du nombre de Tibétains morts à cause de Pékin : 1 207 487 (sic). Ce chiffre et absurde par sa précision (en l’absence de statistiques) et incroyablement gonflé (car la population tibétaine a plus que doublé depuis 1950). Après avoir pu consulter les documents en possession du « gouvernement en exil », l’écrivain britannique Patrick French s’est rendu compte que ce chiffre provenait d’une scandaleuse manipulation : c’est ce qui l’a décidé à démissionner de la présidence de Free Tibet Campaign. (7). Grâce lui soit rendue.
Grâce soit rendue à Victor Hugo. En dénonçant les actes de barbarie commis par des soldats européens en Chine, il a sauvé l’honneur de la France.
Vrais et faux héritiers de Victor Hugo
Grâce soit aussi rendue à l’Association Franc-Comtoise des Amitiés Franco-Chinoises et, singulièrement à son Président, Alain Caporossi, d’avoir prolongé la démarche de Victor Hugo en prenant l’initiative de commémorer dignement les 150 ans du sac du Palais d’Été. Et c’est ainsi que, en vue d’être offert à la Chine, le buste de Victor Hugo, né à Besançon, a été conçu et réalisé par la sculptrice bisontine Nacera Kainou. La cérémonie de donation s’est déroulée le 24 mai 2010 au Pavillon France de l’Exposition universelle de Shanghai.
Cette commémoration du sac du Palais d’été a constitué à la fois une réparation symbolique d’un acte odieux commis contre la Chine et un hommage à la lucidité courageuse de Victor Hugo. Détourner son héritage à des fins sinophobes est tout simplement odieux : une fois de plus, France-Tibet révèle ses véritables intentions : salir la Chine, quand bien même c’est à leur insertion dans la grande Chine que les Tibétains du Tibet voient leurs conditions de vie s’améliorer progressivement.
Notes :
(1) http://tibet.fr/actualites/chine-tibet-le-sac-du-palais-dete-et-le-sac-du-tibet-quelle-difference/
(2) https://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/HUGO/11563
(3) Voir Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010, pp. 72-73.
(4) http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/352-encore-des-monasteres-detruits.
(5) Ce « brillant » fait d’armes a fait l’objet d’une narration détaillée de la part d’Albert Ettinger, dans son ouvrage magistral Batailles tibétaines. Histoire, contexte et perspectives, China Intercontinental Press, 2018, pp.113-125.
(6) Voir http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/357-des-temples-bouddhistes-saccages-avant-la-revolution-culturelle.
(7) Pour plus de détail, se reporter à l’ouvrage cité d’Albert Ettinger, ch. 23, intitulé « Au pays des merveilles, où un ‘génocide’ conduit à une croissance démographique inédite » (pp. 289-309).