Lettre ouverte à Philippe Paquet à propos d’une nouvelle ingérence des États-Unis

par André Lacroix, le 5 février 2020

Ce n’est pas la première fois que Philippe Paquet, l’excellent journaliste de La Libre Belgique a tendance à perdre son esprit critique dès qu’il s’agit du Tibet [voir : http://tibetdoc.org/index.php/accueil/recension/273-quelques-reflexions-a-propos-de-l-ouvrage-de-philippe-paquet-abc-daire-du-tibet (2013) et http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/487-une-reedition-superflue-d-un-livre-partisan-et-obsolete (2019)]. Voilà aujourd’hui qu’il rend compte de manière singulièrement anodine d’une inadmissible ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures de la Chine.

 

Cher Monsieur Paquet,

Dans votre article publié dans La Libre Belgique le 30 janvier 2020 (*), vous vous faites l’écho du vote par le Congrès des États-Unis d’un « projet de loi qui prévoit de sanctionner les dirigeants chinois si, d’aventure, ils s’avisaient d’interférer dans la désignation du prochain dalaï-lama. »

« Interférer » ?, dites-vous. Ne vous est-il pas venu à l’esprit que si interférence il y a, c’est d’abord dans le chef des États-Unis interférant dans une question relevant de la politique intérieure de la Chine ? En intitulant votre article : « Le Congrès veille sur le dalaï-lama », vous suggérez que l’impérialiste Oncle Sam serait une espèce de Père Noël débonnaire et bienveillant. Dans le même registre du conte pour enfant, vous allez jusqu’à parler de « sujet exotique » à propos de l’ingérence inqualifiable d’un État dans les affaires d’un autre État souverain.

En tant que spécialiste de la Chine n’auriez-vous pas dû rappeler que, de tout temps en Chine, les religions ont été tolérées … dans la mesure où elles ne s’érigeaient pas en État dans l’État et ne menaçaient pas l’intégrité territoriale ? Cette tolérance – qui n’exclut pas le contrôle ni la sévérité à l’égard des sectes et des doctrines séparatistes – est profondément inscrite dans l’histoire de la Chine : la République populaire de Chine ne fait en la matière que perpétuer une tradition vieille de plusieurs millénaires.

Au Tibet, pendant des siècles, les dignitaires religieux ont accepté un contrôle, plus ou moins étroit selon les époques et les dynasties, de la part du pouvoir impérial. Le nouveau pouvoir communiste, en signant en 1951 un accord en 17 points avec des émissaires de Lhassa, était bien décidé à perpétuer la traditionnelle entente politico-religieuse (le chö-yon, dite « prêtre-patron ») entre le spirituel et le temporel. Soit dit entre parenthèses, contrairement à ce que vous affirmez, cette relation particulière ne date pas de l’époque des Qing, mais remonte jusqu’au 13e siècle, sous la dynastie Yuan.

 

Quoi qu’il en soit, c’est le 14e dalaï-lama qui, après avoir fui son pays en 1959, a rompu unilatéralement l’accord, devenant ainsi le premier dalaï-lama à s’ériger en chef religieux n’ayant de compte à rendre à personne sinon à … ses bienfaiteurs états-uniens. Vous savez ça aussi bien que moi, mais pourquoi ne partagez-vous pas cette information avec vos lecteurs ?

En tant que spécialiste des États-Unis, n’auriez-vous pas dû rappeler que Marco Rubio, le très « catholique » parrain de l’initiative intempestive du Congrès, est aussi climato-sceptique, opposé à l’Obamacare, à l’IVG, à la réduction des armes, partisan de l’envoi d’armes aux opposants syriens, etc., bref un personnage contestable dont le mépris pour la justice sociale et le droit international n’a rien à envier à celui de Donald Trump ?

N’était-ce pas l’occasion de rappeler que, depuis la fin de la 2de guerre mondiale, les États-Unis ont effectué plus de cinquante agressions armées hors de leurs frontières alors que la Chine n’est intervenue militairement que deux fois (en 1950 en Corée du Nord et en 1979 au Viêtnam), trois fois si l’on tient compte du bref conflit frontalier avec l’Inde au début des années 1960 ?

N’auriez-vous pas pu signaler que la nouvelle manœuvre états-unienne s’inscrit dans une interminable série d’opérations illégales à travers le monde ? En bon journaliste, n’auriez-vous pas dû contextualiser l’événement en signalant que, depuis plusieurs décennies et singulièrement sous la présidence de Trump, les États-Unis sont en train de mettre en pièces toute l’architecture du droit international et l’autorité de ses institutions comme l’ONU ─ une politique qui n’est pas sans rappeler celle des États de l’Axe dans l’avant-guerre et l’échec, voulu par eux, de la Société des Nations ?

Au lieu de ça, vous terminez votre article, en mentionnant tout simplement, sans commentaire, que « la loi sur le Tibet interdira toute novelle ouverture de consulat chinois aux États-Unis tant qu’il n’y aura pas de représentation diplomatique américaine à Lhassa », comme si ça allait de soi. En tant que journaliste d’investigation, n’auriez-vous pas pu signaler que, cette soi-disant « représentation diplomatique » pourrait être un nid d’espions ou un foyer de subversion ? Vous aurait-il échappé qu’il s’agit là d’une prétention d’ingérence effrontée sans lien avec une quelconque sollicitude envers le dalaï-lama ?

Je vous ai entendu dire un jour (le 22 mars 2016) que la politique chinoise vous apparaissait moins incompréhensible que la politique américaine. Était-ce donc trop vous demander que de témoigner de votre sens critique auprès de vos lecteurs en prenant vos distances par rapport à cette dernière manifestation de l’arrogance de Washington ?

Je ne peux que vous recommander, sur le même sujet, l’analyse du chercheur luxembourgeois Albert Ettinger : http://tibetdoc.org/index.php/politique/chine-en-general/515-washington-atteint-de-la-folie-des-grandeurs-menace-la-chine-au-sujet-du-tibet.

Avec l’expression de ma considération distinguée.

André Lacroix

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