Quelques réflexions à propos de "TIBET, le moment de vérité" de Frédéric Lenoir (Plon, 2008)

par André Lacroix, le 2 février 2012 

Dans l’avant-propos de son livre, Frédéric Lenoir affirme avoir écrit ce livre « sans a priori » (p. 16). Est-ce bien vrai ? Rien n’est moins sûr.

 

 

« L’indépendance du Tibet n’est pas à démontrer », affirme-t-il de manière péremptoire à la p. 75. C’est un peu court. Si le Tibet a été réellement indépendant entre 622 et 842 sous le règne des Tubo, il est difficile de nier que, par la suite, la Chine a exercé pendant des siècles sa suzeraineté sur le Haut Plateau, avec des liens plus ou moins lâches selon les époques.

Il faudra attendre le 20ème siècle pour voir le 13ème dalaï-lama, fort d’une sorte de protectorat britannique, revendiquer unilatéralement l’indépendance du Tibet, en profitant de la faiblesse de la jeune république de Chine malmenée par les seigneurs de la guerre, la guerre civile et l’invasion du Japon. Mais cette proclamation n’a jamais fait l’objet d’une reconnaissance internationale.

Comme l’écrit le Président F. D. Roosevelt dans un télégramme au Guomindang en 1943 : « Je lui ai dit alors [à Churchill] que le Tibet avait appartenu à la Chine depuis les époques impériales et qu’il faisait aujourd’hui partie de la République de Chine » (publié par la Stanford University, 2009). Il n’était donc pas scandaleux que la Chine, sortie de ses turbulences, retrouve son droit sur le Tibet.

On peut partager l’admiration de Frédéric Lenoir pour le personnage éminemment charismatique qu’est le 14ème dalaï-lama, son aura spirituelle, ses qualités humaines indéniables, son sens de l’humour, ses talents de communicateur, etc., mais est-ce une raison pour partager sans le moindre esprit critique ses prises de positions politiques en oubliant qu’il est aussi un pion sur un échiquier géopolitique ?

Cette myopie dans l’approche du problème tibétain s’explique peut-être en partie, dans le chef de Frédéric Lenoir, par l’exiguïté de la bibliographie (presque exclusivement française) où l’on chercherait en vain le nom de bien des sommités internationalement reconnues.

Une fois la thèse des indépendantistes érigée en axiome, voire en article de foi, tout devient effectivement matière à condamner sans nuance la politique chinoise. Tant qu’il en reste à la présentation du bouddhisme et de sa diffusion en Occident, tant qu’il en reste à la description comparée des spécificités tibétaines et chinoises aux points de vue physique, géographique, sociologique, culturel et philosophique, le livre de Frédéric Lenoir est tout à fait intéressant, mais n’est-il pas contestable de tirer argument de ces différences pour justifier une revendication d’indépendance ?

Si l’on peut être à la fois Basque et Espagnol, Aymara et Péruvien, Québécois et Canadien, Hui et Chinois, pourquoi ne pourrait-on pas être Tibétain et Chinois ? Cela implique, bien sûr, qu’on renonce à ce qu’Amin Maalouf appelle les « identités meurtrières » et qu’on dépasse les théories « ethnicistes », voire racistes, qui fleurissent de nos jours, un peu partout dans le monde et notamment au sein du « gouvernement tibétain en exil », dont le « premier ministre » (de 2001 à 2011) Samdhong Rinpoché, s’insurgeant contre les mariages mixtes entre Tibétains et non-Tibétains, n’hésitait pas à déclarer : « un des défis pour notre nation est de garder pure la race tibétaine » (interview au South China Morning Post, le 30 août 2003)…

De cette tentation de purification ethnique, Frédéric Lenoir ne paraît nullement conscient, malgré ce qui s’est passé dans les Balkans.

Emporté par ses convictions et fasciné comme beaucoup d’Occidentaux par le « Pays des Neiges », il en perd le sens de l’objectivité. Même quand il s’efforce d’être impartial en stigmatisant à juste titre, pp. 16 et suivantes, les « manipulations militantes » dont ont pu se rendre coupables tant des indépendantistes tibétains que des prochinois inconditionnels, Frédéric Lenoir prend lui-même des libertés avec la vérité en affirmant que « jamais Harrer n’a été le ‘précepteur’ du dalaï-lama » (p. 19), alors que cet ancien SS s’en est explicitement targué à la page 240 de son livre « Sept ans d’aventures au Tibet », (Arthaud, 1953, traduction française de Henry Daussy).

Cette façon toute personnelle d’écrire l’histoire caractérise plusieurs autres passages du livre. Qu’on en juge sur pièces, par quelques exemples.

« Les routes, les ponts, écrit Frédéric Lenoir, n’ont qu’un but : faciliter l’acheminement des troupes, des colons et très accessoirement des touristes (…) » (p. 80), comme si les habitants du Tibet n’étaient pas les premiers bénéficiaires du désenclavement des villages les plus reculés, voire même des monastères : qu’on songe notamment à la belle route asphaltée qui rejoint aujourd’hui le monastère de Ganden à la vallée…

P. 105, « les vieux quartiers sont rasés au profit de constructions plus modernes selon les normes chinoises, non seulement laides, mais quasiment inhabitables (…) » : sans doute de vieux quartiers de Lhassa ne manquaient-ils pas de pittoresque, mais quel Occidental aurait accepté de vivre vingt-quatre heures dans des taudis, privés de la moindre commodité ? Frédéric Lenoir a-t-il demandé aux Tibétains s’ils étaient mécontents qu’on installe des égouts dans leurs rues ?

P. 105 encore, « Les marchés tibétains et les petits commerces traditionnels sont remplacés par des bars, des karaokés et des bordels (…) » Depuis quand Frédéric Lenoir ne s’est-il pas rendu au Tibet ? Ce qui frappe aujourd’hui le visiteur de la Région autonome du Tibet (RAT), c’est précisément l’animation des marchés qui regorgent de fruits et de légumes inconnus sous l’Ancien Régime (depuis une bonne dizaine d’années, les autorités locales ont construit des hectares de serres aux environs de Lhassa) ; ce qui frappe, c’est l’abondance des petits commerces où l’on peut même acheter des … panneaux solaires ; et toute cette activité n’est nullement concurrencée, mais plutôt favorisée par les bars et les karaokés (que fréquentent aussi des moines...)

Quant au problème de la prostitution, on ne peut pas se contenter de raccourcis et d’accusations aussi simplistes : « Ils [les Tibétains] ne supportent plus que leurs temples aient été par endroits remplacés par des bordels » (p. 112) ! Le plus vieux métier du monde existait au Tibet, bien avant l’arrivée des Chinois. Dans sa contribution à un livre qui n’a rien de prochinois (« Tibétains 1959-1999 : 40 ans de colonisation », éd. Autrement, 1998, ouvrage collectif dirigé par Katia BUFFETRILLE et Charles RAMBLE), Robbie BARNETT note, p. 132, que dès le XVIIe siècle, on trouvait à Lhassa « des bureaux du gouvernement, des cachots officiels, sans parler des maisons de tolérance ».

Quant au 6ème dalaï-lama (1683-1706), n’avait-il pas coutume de passer ses nuits « à boire dans les bordels » (Thomas Laird, « The Story of Tibet. Conversation with the Dalai Lama », 2007) ?

Que la prostitution se pratique actuellement à Lhassa, c’est sûrement vrai, même si les autorités de la RAT s’efforcent de la combattre. Mais il s’agit là d’un problème qui n’est évidemment pas propre au Tibet : comme le note avec ironie Barry Sautman, « les ‘vices’ au Tibet dénoncés par les émigrés sont pour la plupart d’entre eux également présents dans des centres religieux comme Dharamsala et Katmandou et même ne sont pas rares chez les moines bouddhistes de certains pays » (« Cultural genocide and Tibet », 2003)...

Même certains chiffres avancés par Frédéric Lenoir sont inexacts. À la page 97, il écrit : « À l’heure actuelle, environ 135 000 Tibétains vivent en exil et ils sont 2 500 à 3 000 qui parviennent en Inde chaque année (…) » Si cette dernière affirmation était vraie, les exilés tibétains en Inde seraient deux fois plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité et, selon un câble de l’ambassade américaine à New Delhi, révélé par Wikileaks, la moitié des Tibétains passés par Nelen Khang (centre pour réfugiés tibétains à Katmandou) entre 1980 et 2009, sont retournés au Tibet (voir le reportage de Sabine Verhest intitulé « Du toit du monde au plat pays (2/3) », dans La Libre Belgique, 22-23/01/2011, p. 19).

Toujours à la page 97, il prétend que, durant la Révolution culturelle, « ce sont près de six mille monastères, lieux de culte et ermitages qui sont rasés. » Il n’est pas question ici, bien évidemment, de minimiser les ravages opérés par la Révolution culturelle, que ce soit au Tibet ou ailleurs en Chine ; encore faut-il raison garder. D’après des tibétologues sérieux comme Melvyn Goldstein ou Tom Grunfeld, le nombre total d’édifices religieux dans tout le « Grand Tibet » [c’est-à-dire la Région autonome du Tibet (RAT) + le Qinghai + une partie du Gansu, du Sichuan et du Yunnan] n’aurait jamais dépassé 3 500. Il est regrettable qu’un intellectuel comme Frédéric Lenoir se contente de recopier, sans le moindre esprit critique, un chiffre fantaisiste abondamment répercuté par tous les lobbies indépendantistes, et oublie de signaler qu’aujourd’hui en RAT on compte 1 700 monastères en activité (voir notamment http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/352-encore-des-monasteres-detruits).

Tant qu’on en reste aux chiffres, il faut toutefois reconnaître que Frédéric Lenoir n’accrédite pas – c’est à porter à son crédit – le chiffre aberrant, ressassé usque ad nauseam par tous les mouvements « Free Tibet », d’ « 1 200 000 de victimes de l’invasion chinoise » : « D’autres sources, (l’historien anglais Patrick French notamment), écrit-il, minimisent ces chiffres et les ramènent entre 500 000 et 600 000 victimes.

Cette dernière estimation fait quand même froid dans le dos » (p. 105). Mais même ce dernier chiffre est encore très exagéré. Il n’y a eu quasiment pas de morts lors de la ré-annexion du Tibet ; par contre, lors de la rébellion de 1959, il y en a eu des milliers selon diverses sources (ex-rebelles, ex-officiers de la CIA) et encore quelques milliers durant la Révolution culturelle qui a vu s’affronter deux factions (d’après Melvyn Goldstein, « On the Cultural Revolution in Tibet », 2009). À ce tableau, il faut ajouter ceux qui sont morts de faim, sans distinction d’ethnie, au Qinghai et au Sichuan du fait des conséquences désastreuses du « Grand Bond en avant » (1958-1960) ; des études sérieuses estiment, par exemple, à 60 000 le nombre de décès dus à la famine au Qinghai, mais le Tibet proprement dit a échappé à ce fléau.

La population tibétaine globale, estimée à quelque 2 500 000 dans les années 50 dépasse aujourd’hui 6 000 000 : comment cet accroissement spectaculaire aurait-il pu avoir lieu si le prétendu génocide avait eu lieu ? Cela prouve à suffisance que nous sommes en présence d’une formidable mystification – que confirme la pyramide des âges réalisée en 1990 où l’on ne constate aucun « trou » démographique significatif , mais seulement un tassement dans la tranche de … 0 à 4 ans, comme cela se passe dans beaucoup de pays… avancés. De plus, Frédéric Lenoir s’abstient bien de signaler que, de 1950 à aujourd’hui, l’espérance de vie de la population tibétaine est passée de 36 ans à 65 ans…

Bien sûr, le renversement de l’Ancien Régime tibétain ne s’est pas fait sans effusion de sang, mais peut-on trouver dans l’histoire de l’humanité une seule révolution qui se soit déroulée sans perte de vies humaines ? Prenons, par exemple, la Révolution française, laquelle a provoqué, en Vendée et en Bretagne, de très nombreuses victimes (des dizaines, voire des centaines de milliers) ; il s’agissait d’abattre l’Ancien Régime. Au Tibet également, il s’est agi de mettre fin à un système théocratique et féodal. Nul doute que Frédéric Lenoir ne tirerait pas argument de l’hécatombe des Chouans pour remettre en cause les progrès dus à la Révolution française. Alors pourquoi un jugement aussi négatif sur le renversement de l’ancien ordre tibétain ?

De façon surprenante, Frédéric Lenoir, en comparant le Xinjiang au Tibet, va jusqu’à écrire : « Aujourd’hui, contrairement au Tibet, les Ouïgours restent encore légèrement majoritaires (45% contre 41% de colons Han) » (p. 118). Ainsi donc, les Han seraient aujourd’hui majoritaires au Tibet !? La réalité est … légèrement différente : sur les 16 000 000 d’habitants du « Grand Tibet » (RAT comprise), on compte, en gros, 4 000 000 de Han pour 6 000 000 de Tibétains, auxquels il convient d’ajouter d’autres ethnies autochtones comme les Hui (2 000 000), les Yi (2 000 000) et 2 000 000 d’autres (Mongols, Lisu, Naxi, Nu, etc.) « Actuellement, prétend Frédéric Lenoir, les Tibétains sont devenus largement minoritaires dans le Kham et en Amdo, et ils sont, semble-t-il, en passe de le devenir dans la Région autonome du Tibet » (p. 104).

Comment peut-on proférer de telles contre-vérités ? On dénombre, en RAT, environ 90% de Tibétains, 7% de Han et 3% d’autres (Hui, Monba, etc.). Quant au reste du « Grand Tibet » (hors RAT), il convient de noter que les 3 000 000 de Tibétains y seraient minoritaires, même s’il n’y avait aucun Han dans les parages, ce qui, entre parenthèses, suffit à démontrer l’outrecuidance de la revendication politique de créer un État qualifié de « Grand Tibet » ou de « Tibet historique ».

Les vaticinations de Frédéric Lenoir frisent le ridicule : « Le jour où il y aura dix fois ou cent fois plus de Chinois au Tibet que de Tibétains, cet esprit [de résistance par le Bouddhisme] sera marginalisé » (p. 219) : cet auteur prolifique aurait intérêt à faire une distinction plus nette entre ses essais et ses œuvres de fiction, et les éditions Plon gagneraient en crédibilité en soumettant les manuscrits qu’elles reçoivent à des correcteurs plus vigilants.

À la suite du dalaï-lama, Frédéric Lenoir continue à parler de « génocide culturel » (p. 98). Il ne faut pourtant pas être historien pour savoir que la Révolution culturelle est terminée depuis quarante ans et que la Chine, qui a reconnu ses torts dans les dommages causés et dans ses vaines tentatives pour extirper le bouddhisme, est entrée dans une tout autre phase de son histoire. Car ce que tout visiteur de la RAT et des régions limitrophes peut constater, c’est l’opulence des monastères, l’omniprésence des moines et la vivacité de la culture traditionnelle.

Alors que, dans l’ancien Tibet, la langue tibétaine n’était enseignée que dans les monastères, laissant l’immense majorité du peuple dans l’analphabétisme, la langue tibétaine est aujourd’hui obligatoirement enseignée dans l’école primaire et souvent pratiquée dans le secondaire. Frédéric Lenoir ignorerait-il les efforts des dirigeants pour mettre en valeur la culture tibétaine ? Ignorerait-il qu’il se publie au Tibet de nombreuses revues littéraires en tibétain, qu’il y a en Chine des dizaines d’instituts de tibétologie dans lesquels travaillent des centaines de chercheurs ?

N’a-t-il jamais entendu parler du magnifique musée de Xining entièrement consacré à la médecine tibétaine ? Et que dire de la tolérance des autorités vis-à-vis des usages ancestraux (absence de limitation des naissances, recrutement de garçonnets dans les monastères, voire même polyandrie ou « sky-burial ») ? On pourrait aisément trouver dans le monde des centaines de minorités qui pleureraient pour jouir d’un tel « génocide culturel » et d’un tel degré d’autonomie.

Tel n’est décidément pas l’avis de Frédéric Lenoir : « elle [la Région autonome du Tibet] n’a d’autonomie que le nom » (p. 23) ; « depuis 1965, le Tibet est devenu une Région autonome, mais, sur le papier seulement » (p. 98). Ignore-t-il ou feint-il d’ignorer que, si les grandes orientations sont décidées à Pékin, le Tibet et d’autres régions de Chine, un peu comme les vingt-sept pays de l’Union européenne par rapport à Bruxelles, jouissent d’une réelle autonomie de gestion dans toute une série de matières touchant à la vie des gens ?

Se permettrait-il d’affirmer, par exemple, que la Communauté autonome d’Andalousie ou la Région autonome de Sardaigne ne sont autonomes que sur le papier ? Peut-être ignore-t-il tout simplement que, dans les grandes villes du Tibet, on compte 70% de fonctionnaires tibétains et que ce chiffre grimpe jusqu’à 90%, voire 100%, dans les campagnes.

Il n’est pas question ici d’approuver tout ce que fait la Chine. Et d’ailleurs ses dirigeants reconnaissent publiquement que le chemin est encore long pour garantir à tous ses citoyens une vie décente. Mais cela n’autorise pas Frédéric Lenoir à ne voir dans la Chine qu’ « un pays où les droits humains les plus élémentaires sont foulés aux pieds » (p. 213), où « 900 millions restent sur le bord de la route et ne bénéficient quasiment d’aucun droits sociaux (sic) » (p. 12).

N’oublions pas que la Chine, tout au long de son histoire et jusque dans les années 1960, a connu d’effroyables famines et que les défis auxquels elle est confrontée sont encore gigantesques. Mais aujourd’hui on y mange à sa faim, et les deux autres droits fondamentaux, à savoir le droit à l’éducation et aux soins de santé, y sont très largement assurés, même s’il subsiste des différences sensibles entre régions et si la course au profit a généré une classe de « nouveaux riches », peu soucieux du développement collectif.

Au Tibet, par exemple, sous l’Ancien Régime, le taux d’analphabétisme se situait autour des 90% ; il est tombé aujourd’hui à 30% ; on est encore loin de 0%, mais il faut savoir que beaucoup d’enfants vivent dans des villages difficiles d’accès et puis, on n’efface pas en quelques décennies un millénaire d’obscurantisme qui n’a rien fait pour convaincre les paysans de l’importance de savoir lire et écrire. En 1950, il n’y avait, en dehors des monastères, que trois hôpitaux (payants) et aujourd’hui il y a plus de mille hôpitaux ou dispensaires ; la mortalité infantile était de 0,5% ; elle est aujourd’hui de 0,1%. Le droit à la nourriture, à l’éducation et à la santé ne seraient-ils pas pour Frédéric Lenoir des droits fondamentaux ?

Tous ceux qui parcourent le Tibet depuis une vingtaine d’années sont frappés par l’augmentation continue du niveau de vie des habitants. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant, vu les subventions énormes que reçoit la RAT pour se développer. Les Tibétains du Tibet le savent : leur développement n’aurait rien à gagner d’une sécession.

Sur quoi se base Frédéric Lenoir pour affirmer que « le peuple tibétain dans sa très large majorité, que ce soit au Tibet ou en exil, veut l’indépendance » (p. 217) ? Ne conviendrait-il pas de distinguer l’immense majorité des Tibétains de l’intérieur qui sont tournés vers l’avenir et la petite minorité des exilés qui cultivent des fantasmes revanchards ?

Ces fantasmes, personne ne peut d’ailleurs ignorer qu’ils sont stériles. Les dirigeants chinois ne sont pas prêts à laisser libre cours aux forces centrifuges en abandonnant, comme d’aucuns l’espèrent, non seulement le « Grand Tibet », mais encore le Xinjiang et la Mongolie intérieure, soit les… 2/5 du pays. Si l’ex-URSS, pays immense et sous-peuplé, a pu se permettre de perdre quelques-unes de ses marches, la Chine, surpeuplée et à l’étroit dans un territoire couvert de montagnes, ne le peut pas. Cela voudrait-il dire que les minorités de Chine sont condamnées à se dissoudre dans un grand bain Han ? N’existerait-il pas une voie intermédiaire entre l’anéantissement et l’indépendance ?

Faisant peu de cas des réalités du terrain, Frédéric Lenoir conclut son livre en enfermant la problématique tibétaine dans un dilemme simpliste : « Dans quelques décennies, soit il [le peuple tibétain] sera libre, soit il n’existera plus qu’à l’état d’ethnie folklorique, comme les Indiens d’Amérique dont nous nous désolons du triste sort » (p. 220). Cet oracle à la Cassandre est risible, car il ne tient aucun compte de la vitalité des Tibétains du Tibet ; de plus, le rapprochement avec le sort des Amérindiens est pour le moins inapproprié : ceux-ci ont été en grand nombre chassés de leurs terres, déculturés, soumis à l’alcool et aux drogues, ou même exterminés. Cela n’est pas le cas des Tibétains.

Pour reprendre les termes mêmes utilisés par Frédéric Lenoir dans son avant-propos, toutes ces approximations et contre-vérités montrent « à quel point il est nécessaire d’être prudent quant à la fiabilité des informations et des analyses concernant la question, ô combien passionnelle, du Tibet » (p.20).

Terminons toutefois sur une note humoristique : à la page 40, Frédéric Lenoir parle de « la vertu cardinalice [sic] des confucéens ». Amusant lapsus (déformation professionnelle ?) de la part du directeur du « Monde des religions »…

 

Note ajoutée le 28/08/2017 : Dans la liste de tous les ouvrages de Frédéric Lenoir accompagnant son dernier et intéessant essai La puissance de la joie (Fayard, 2015); ne figure pas TIBET, le moment de vérité : sans doute notre polygraphe à la mode a-t-il compris que son pamphlet antichinois ne pouvait qu'entacher sa réputation et qu'il valait mieux dès lors le faire disparaître de son abondante bibliographie.