Réflexions à propos de "Fascination tibétaine" de Donald S. Lopez

par André Lacroix, le 10 janvier 2012

En 2003, les Éditions Autrement publiaient la traduction française de « Prisoners of Shangri-la. Tibetan Bouddhism and the West” (University of Chicago 1998), sous le titre “Fascination tibétaine. Du bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes ». L’auteur de ces trois cents pages est le professeur américain Donald S. Lopez. Traduction de Nathalie Münter-Guiu. Préface de Katia Buffertrille.

 

On peut se demander d’abord pourquoi Henry Dougier, le directeur de la collection AutrementFrontières, a opté pour ce titre passe-partout « Fascination tibétaine » en lieu et place de « Prisonniers de Shangri-la ». Sans doute a-t-il perçu qu’il aurait été difficile de vendre aux lecteurs français un livre leur renvoyant l’image de la prison intellectuelle dans laquelle les a enfermés une intelligentsia largement aux ordres des lobbies indépendantistes ou « dalaïstes ».

Quoi qu’il en soit, ce livre est une véritable somme, non sur le Tibet lui-même, mais sur l’image qu’en perçoit l’Occident. Les cinquante pages de notes en petits caractères en fin de volume sont là pour attester du sérieux de l’entreprise, même si l’on est en droit de se poser des questions sur l’absence, dans la bibliographie, de noms aussi importants que Tom Grunfeld, Michael Parenti, Patrick French ou Melvyn Goldstein (cité toutefois dans plusieurs notes).

Donald Lopez n’avance pas masqué. Dans son prologue du 10 mars 2001, « jour anniversaire de l’insurrection tibétaine », il déclare sans ambages qu’il a effectué son travail de chercheur « sans pour autant remettre en cause un seul instant la défense de l’indépendance tibétaine » (p. 13). Le paradoxe est que, malgré ce présupposé dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très scientifique, Donald Lopez réussit à donner de la question tibétaine un aperçu qui est tout sauf simpliste ou manichéen.

De temps à autre, il est vrai, ses sympathies indépendantistes prennent le pas sur la rigueur de l’analyse. Ainsi, quand il parle de l’ « invasion chinoise » (p. 188), pourquoi ne pas signaler que, d’un autre point de vue, il pourrait s’agir de la récupération d’une province traditionnelle ?

Quand il dit que « le Dalaï-Lama a été forcé de quitter le pays » (p. 285, n. 45), on aimerait qu’il en dise davantage sur les motivations de ceux qui l’ont poussé à fuir. Quand il affirme que les Chinois ont provoqué « la mort de centaines de milliers de Tibétains » (p. 22), n’aurait-il pas dû vérifier ces chiffres dont la grossière manipulation allait provoquer la démission de Patrick French de la présidence de « Free Tibet Campaign » ?

Ce que, dans son chapitre sur l’art tibétain, D. Lopez dit à propos des interprétations « auxquelles, à force de répétition, on a fini par conférer une véritable valeur scientifique » (p. 158) pourrait aussi s’appliquer aux clichés antichinois qu’il partage avec nombre d’universitaires occidentaux. Quant à ses silences, ils sont aussi éloquents : pourquoi se contente-t-il de présenter Heinrich Harrer comme un simple alpiniste (p. 116) sans préciser que ce personnage était un SS autrichien auquel le dalaÏ-lama est resté lié pendant très longtemps ?

Ces critiques n’enlèvent toutefois rien à l’intérêt de l’ouvrage, car les préjugés du militant Lopez ne l’emportent pas sur les exigences du savant Lopez, les deux postures n’en faisant qu’une dans son esprit : il est, en effet, persuadé que « l’idéalisation constante du Tibet – de sa religion et de son histoire – finira par nuire à la cause de son indépendance » (p. 21).

Il peut alors déployer sans réserve son esprit critique dans une démonstration très convaincante de l’emprisonnement idéologique des esprits occidentaux, impuissants à voir le Tibet tel qu’en lui-même, et qui ne font que projeter sur ce pays tantôt leurs peurs ou leur détestation, tantôt – et le plus souvent – leurs espoirs ou leur vénération.

Le Tibet doit être le seul sujet au monde dont on puisse dire tout et son contraire, de bonne foi ou de moins bonne foi. Donald Lopez dresse un catalogue impressionnant des approximations, des clichés, contre-vérités qui caractérisent l’approche occidentale de la réalité tibétaine. Pour certains, le Tibet est un territoire désolé et inhospitalier ; pour d’autre, c’est une terre promise.

Pour certains, l’art tibétain n’est que reproduction sans âme ; pour d’autres c’est l’expression ultime de l’indicible. Pour certains, la religion tibétaine n’est qu’un ramassis de superstitions dégradantes ; pour d’autres, bien plus nombreux, c’est une sagesse merveilleuse, seule capable de remédier au matérialisme contemporain, jusqu’à inspirer les adeptes du New Age.

Explorateurs, missionnaires, colonisateurs, universitaires, bouddhologues et tibétologues authentiques ou autoproclamés, voire imposteurs, tous ont contribué à créer le mythe occidental du Tibet, un mythe qui continue à fonctionner. Donald Lopez a décrit magistralement ce que le Tibet n’est pas. À ce titre, il a fait une œuvre indispensable.

Mais, en refermant son livre, nous n’en savons pas beaucoup plus sur ce qu’est le Tibet d’aujourd’hui. Ce n’était pas, bien sûr, le propos de Donald Lopez. Mais de là à réduire l’artiste du Tibet à « celui qui produit des thangka pour les touristes » (p. 177), il y a un pas qu’il n’aurait pas dû franchir : en bon intellectuel, il n’aurait pas dû accréditer ainsi l’accusation de « génocide culturel » selon laquelle la culture tibétaine ne serait plus que du folklore pour touristes.

Il existe, en effet, dans le Tibet actuel, des artistes qui pratiquent leur art en toute authenticité au service de monastères assez opulents. Il se passe aujourd’hui au Tibet, un nombre impressionnant de célébrations populaires et de festivals mi-profanes mi-religieux où les rares étrangers sont noyés dans une foule considérable de Tibétains hauts en couleurs. Quoi qu’on en dise, la culture tibétaine est loin d’être aujourd’hui menacée.

L’ouvrage de Donald Lopez appelle d’autres approches : historiques, sociologiques, anthropologiques, politique, géopolitiques..., car la RAT est tout sauf un mythe, c’est une région habitée par trois millions d’hommes et des femmes réels, dont l’histoire et les conditions d’existence mériteraient d’être mieux connues chez nous que la fable du Shangri-la.