« The Shadow Circus : la CIA au Tibet », un documentaire à revoir !
par Jean-Paul Desimpelaere, le 23 février 2010
Le documentaire date de 1998 (ce qui n'est pas si éloigné), il a été réalisé par la tibétaine, Ritu Sarin, et son mari (séjournant tous deux à l’étranger). Il a été diffusé entre-autres sur la BBC et la télévision allemande. Aux États-Unis, il a été primé lors d’un festival. Il donne la parole à des officiers de la CIA partis à la retraite, à d'anciens rebelles tibétains et à l’actuel dalaï-lama. Cela vaut la peine de le revoir pour le comparer, par exemple, au livre plus récent « The CIA’s secret war in Tibet » (2002) de Kenneth Conboy et James Morrison (Modern War Studies, University of Kansas).
Quelques éléments du film :
-le documentaire démarre dans les parties tibétaines du Sichuan à l'époque de la réforme agraire de 1956. L’élite locale tibétaine du Sichuan n’était pas d’accord avec cette réforme, elle allait en effet y perdre ses privilèges. Il est utile de rappeler ici qu'à l’intérieur même du Tibet, il était convenu de ne pas toucher à la propriété foncière sans le consentement du 14ème dalaï-lama. Cette convention ne s’appliquait pas à la population tibétaine du Sichuan. Les propriétaires fonciers de cette région du Sichuan furent donc expropriés en 1956. Certains prirent la fuite, d'autres rejoignirent la résistance. Alors que le gouvernement chinois essayait de gagner la confiance de l’élite de Lhassa, il a involontairement poussé celle du Sichuan à se dresser contre lui. Il s'avérera plus tard que ce fut une erreur stratégique.
-Atha Norbu, ancien rebelle recruté pour le compte de la CIA par le propre frère du 14ème dalaï-lama, raconte dans une interview qu'il est le seul survivant d'un groupe de rebelles qui furent pour la première fois entraînés sur l’île de Saipan. Il fait également partie du premier lot à avoir été parachuté au Tibet par l'armée américaine ; à l'époque, c'était encore dans les parages de Lhassa.
-le documentaire rassemble plusieurs témoignages d’anciens membres de la CIA : Roger MacCarthey qui a dirigé l'entraînement des rebelles tibétains sur l'île de Saipan et la « Tibetan Task Force », Bruce Walker qui raconte que les Tibétains en exil ont demandé aux États-Unis d’envahir le Tibet de la même manière qu'ils l’avaient fait en Corée), Ken Knaus, Frank Holober, etc.
-on voit également comment fut organisé la fuite du 14ème dalaï-lama. En 1958, ce sont les rebelles basés dans le sud du Tibet qui ont dirigé les opérations, bien que la fuite avait déjà été planifiée par la CIA, de commun accord par le majordome du 14ème dalaï-lama. Pendant toute cette semaine, la CIA est restée en contact radio avec les rebelles et savait exactement où se trouvait le dalaï-lama. Une équipe de tournage était aussi présente tout le long du trajet. À son arrivée en Inde, une foule de gens l’attendaient et l'acclamaient.
-Tenzin Tsultrim, actuellement membre du gouvernement du 14ème dalaï-lama, et Thinley Phaljor expliquent que les États-Unis ont emmené 259 rebelles tibétains dans un camp au Colorado (USA) pour les entraîner à la guérilla. Ils en faisaient partie. C'est ainsi que, de 1959 à 1961, des groupes de rebelles tibétains et des armes ont été parachutés au Tibet ou dans des régions adjacentes. Parmi eux, il y avait aussi un moine, Bapa Legshay. Chacun avait sur lui une capsule de cyanure pour éviter d'être fait prisonnier vivant. Dechen, un autre rebelle parachuté, dit dans une interview : « nous ne faisions pas le poids contre les Chinois. » On peut en déduire qu'ils ne recevaient pas d’aide de la population. Le dernier parachutage a eu lieu en 1961. Bhusang était des leurs et en témoigne comme seul survivant. Il raconte que, très vite, ils ont étés encerclés par l’armée chinoise. Il n’a pas eu le temps de prendre sa capsule de cyanure, tandis que ses compagnons l'ont tous avalée et sont morts. Lui, il a fait vingt ans de prison au Tibet, puis s’est réfugié en Inde.
-le documentaire poursuit avec une nouvelle opération de la CIA en 1961, au Mustang. La CIA a rassemblé et armé 2000 tibétains là-bas, sous le commandement du moine Baba Yeshi. Le but était d’attaquer les convois de camions sur la route qui rejoint Lhassa au Xinjiang. Cet épisode est raconté par Acho, Lhamo Tsering (ministre de la sécurité dans le gouvernement du 14è dalaï-lama de 1993 à 1996), et Tendar qui a filmé un raid sur les camions.
-l'armement au Mustang n'a plus été renouvelé ni renforcé depuis 1965 et le soutien militaire des États-Unis s'est arrêté en 1969, estimant que le soutien financier suffirait. La déception des combattants du Mustang fut grande, certains se sont même suicidés. La plus grande partie d’entre eux fut transférée dans un camp au Népal, où ils n’avaient pas grand chose à faire d’autre que de tisser des tapis. Une partie d'entre eux vit toujours sur place.
-les retraités de la CIA se souviennent avec nostalgie : « Nous avons échoué, c'est vrai, mais c’était la meilleure intervention des États-Unis à cette époque. »
-dans une interview avec les réalisateurs du documentaire, le 14ème dalaï-lama répond à une question sur l'usage de la violence : « Quand l’objectif est juste, la méthode pour y parvenir peut employer la violence. La seule question à se poser dans ce cas est celle de l'efficacité. En 1970, j’ai dit à ceux qui combattaient pour la libération : renoncez à la violence, vous n’êtes pas assez nombreux pour affronter les Chinois. »
Note :
« The Shadow Circus : the CIA in Tibet » Ritu Sarin & Tenzing Sonam, une production White Crane Films pour la BBC, 1998, est aussi disponible en DVD.