« Urbanicide » chinois au Tibet ? Big Brother is watching you (3)

par André Lacroix, le 10 juin 2017

Le site France-Tibet a publié le 18 avril 2017 un long article du Docteur Rinzin Dorjee, membre d’un thinktank de Dharamsala, accusant la Chine de commettre au Tibet un crime d’ « urbanicide », autre nom de « génocide démographique ». En fait (voir l’article N° 1), la Chine ne fait que s’adapter à un phénomène planétaire : l’exode rural. Pour éviter le développement, constaté un peu partout dans le monde, de bidonvilles autour des mégalopoles, la Chine s’efforce d’organiser au mieux l’installation des nouveaux arrivants dans des centres urbains. Cette planification ne plaît pas à l’entourage de Dharamsala qui n’y voit que « sédentarisation forcée », « sinisation intensive » (voir l’article N° 2) et − last but not least − « État policier ».

 

 

Un contrôle de la population ?

« Human Rights Watch, rappelle Rinzin Dorjee, a publié un rapport détaillé en 2013 sur la manière dont le système de gestion urbaine à Lhassa, capitale du Tibet, s’est avéré efficace dans le contrôle des déplacements des résidents. Dans cette administration urbaine de base, chaque ‘quartier’ ou ‘communauté’ dans les villes sera divisé en 3 ou plusieurs secteurs. Au moins huit unités de pilotage ont été mises en place à Lhassa en avril 2012, et en septembre, il a été déclaré qu’elles étaient ‘parvenues à des résultats notables’. »

 

Il semble échapper aux censeurs de Dharamsala que la gestion d’une cité moderne implique une vision prospective des flux migratoires ainsi qu’un découpage administratif rationnel. Le gouvernement chinois outrepasserait-il ses droits en organisant une urbanisation réfléchie ? En quoi les planifications démographiques seraient-elles suspectes du seul fait qu’elles se passent au Tibet ? Que peut signifier le reproche, formulé par Emily T. Yeh, de « territorialisation du Tibet par le gouvernement chinois », alors que dans nos pays nul ne met en cause la nécessaire organisation de l’espace public ?

 

« La Chine a mené sa première expérience de contrôle de gestion urbaine dans le district de Dongcheng à Pékin en octobre 2004. Sur le long terme, si la Chine demeure dépourvue d’un système véritablement démocratique, il semble probable que le développement continu du système de grille ne pourra aboutir qu’à un modèle d’état policier moderne dans les cas du Tibet. »

 

Rinzin Dorjee ne définit pas en quoi consiste le « système de grille ». Sans doute vise-t-il le programme, lancé en 2016 par le Parti communiste chinois, de lutte contre la corruption par l’attribution de points aux citoyens faisant preuve de civisme – qui n’est pas sans poser de questions sur le respect de la vie privée. Mais la Chine, dite « dépourvue d’un système véritablement démocratique », n’a pas le monopole de l’État policier ! Depuis les révélations de WikiLeaks sur la NSA (National Security Agency), plus personne ne peut ignorer que c’est dans « la plus grande démocratie » du monde que « Big Brother is watching you »…

Agents de la police nationale française dans les rues de Strasbourg (photo Wikipédia)
Agents de la police nationale française dans les rues de Strasbourg (photo Wikipédia)

Un peu de modestie, s’il vous plaît

Pourquoi, s’agissant de tout ce qui touche au Tibet, l’entourage du dalaï-lama ne cesse-t-il de faire des procès d’intention à Pékin ? Il faudrait pourtant en finir avec l’idée que les Chinois sont mal intentionnés : ce n’est pas moi qui le dis, c’est Robert Barnett (qui, par ailleurs, ne ménage pas ses critiques envers la Chine) (voir (Seven Questions: What Tibetans Want, site Foreign Policy, mars 2008).

 

Qu’au Tibet comme ailleurs, l’urbanisation puisse engendrer des crises d’adaptation, surtout dans les franges les plus âgées et les moins instruites, cela ne fait pas de doute ; et personne ne peut contester qu’il existe sur le territoire de la Chine en général une réelle tension entre les villes et les campagnes. Mais quand on voit que, dans de nombreux pays, et pas seulement dans le Tiers-Monde, les autorités, par impuissance ou incurie, laissent se développer, aux portes des mégalopoles, des bidonvilles et des zones de non-droit, on doit bien constater que la politique urbanistique de la Chine mérite mieux que des réquisitoires hautains.

 

Qu’au Tibet, comme partout dans le monde, l’arrivée de travailleurs venus d’ailleurs pose parfois des problèmes de compréhension et de concurrence, c’est certain. Mais quand on voit comment l’UE et les ÉU traitent les migrants, quand on voit le sort réservé, dans nos pays, aux populations marginales, on doit bien constater que la Chine n’a pas à rougir de la manière dont elle gère les énormes flux de population à l’œuvre sur tout son territoire, ni de la manière dont elle traite la cohabitation de ses cinquante-cinq minorités ethniques reconnues.

 

Qu’il existe au Tibet, comme ailleurs en Chine et dans beaucoup d’autres pays, des menaces de dérives vers un État policier, c’est évident. Mais quand on voit l’évolution passablement inquiétante, y compris de nos démocraties occidentales où la menace terroriste justifie les atteintes aux droits individuels, les ONG comme Human Rights Watch et les officines Free Tibet seraient bien inspirées de prendre un peu de hauteur et d’adopter un point de vue moins partisan.

 

Comme d’autres griefs fabriqués à Dharamsala et largement répandus dans l’opinion internationale, l’accusation d’« urbanicide » chinois au Tibet, assenée par le Dr Rinzin Dorjee, relève d’un évident parti pris. La « cause tibétaine » ne mériterait-elle pas d’autres défenseurs ?

Sortie des classes à Tsetang (photo Thérèse De Ruyt, décembre 2012)
Sortie des classes à Tsetang (photo Thérèse De Ruyt, décembre 2012)

« Urbanicide » chinois au Tibet ? Intox de Dharamsala (1)

« Urbanicide » chinois au Tibet: l'épouvantail de la sinisation (2)