Une « Chine athée et matérialiste qui ne comprend rien à la spiritualité », est-ce plausible ?

par Elisabeth Martens, le 20 juillet 2009

Madame Sophia Still-Rever, tibétologue internationalement reconnue et amie proche du dalaï-lama, lors d’une émission à la RTBF (« et dieu dans tout ça ? », le 29/3/09), prétend ceci : « La Chine est athée et matérialiste, alors, de quel droit se mêle-t-elle de spiritualité à laquelle elle ne comprend rien, de quel droit se permet-elle de contrôler les religions ? ». Est-ce crédible ou s'agit-il de son propre crédo ?

 

Cette phrase est représentative de ce que pensent beaucoup de gens chez nous, aussi n’a-t-elle pas choquée grand monde. Elle est aussi représentative de la manière dont est menée la propagande dalaïste depuis un demi siècle : avancer des énormités, sans argumentation, que tout le monde avale sans se demander ce qu’elles signifient, et qui se digèrent tranquillement juste parce qu’elles « sonnent bien » et « rentrent dans l’air du temps ».

Moi, je trouve cette phrase particulièrement déplacée, pour plusieurs raisons, et je voudrais m’y arrêter un peu.
D’abord, faut-il rappeler à une tibétologue de haut vol, proche du dalaï-lama, que l’enseignement du bouddha défend l’athéisme poings levés, et qu’en outre, le dharma a de nombreuses affinités avec le matérialisme ? Madame Still-Rever a raison de dire que la Chine est athée et matérialiste, mais le dharma aussi se veut athée et est, en partie, matérialiste. Et c’est exactement parce que la Chine est athée et matérialiste, dans le sens philosophique de ces termes, qu’elle « se mêle des religions » et les contrôle.

La Chine a bien compris le pouvoir démesuré  que les religions exercent sur la plupart d’entre nous dès le plus jeune âge. Le contrôle des religions n’est d’ailleurs pas nouveau en Chine, il a été instauré par la dynastie des Han au début de notre ère. Chez nous, ce n'est que depuis peu qu'on parle de « séparation entre l’Eglise et l’Etat ». On applaudit des deux mains cette diminution de l'influence qu’exercent les religions sur les pouvoirs politiques, mais on trouve scandaleux que la Chine en ait fait une règle de société depuis un millénaire, n'est-ce pas absurde ?

De même, la France est la première à défendre la division entre Eglise et Etat, et elle est aussi la première à s'offusquer quand on touche à un poil de la tête du dalaï-lama (en imaginant qu'il en ait encore). Pourtant il est une incarnation bien vivante de l'union entre les pouvoirs politique et religieux.


Ce qui me fait encore bondir dans la phrase de Madame Still-Rever est son ton arrogant, suffisant et très éloigné de la tolérance bouddhiste : « la Chine, athée et matérialiste, ne comprend rien à la spiritualité ». Vous rendez-vous compte du mépris que dégage une telle assertion, mépris vis-à-vis de 1,3 milliard de personnes, un quart de l’humanité ?

Dire une pareille grossièreté sans personne pour la relever, c'est un comble !  Quand les dalaïstes, Madame Still-Rever en tête, parlent du « matérialisme chinois », c’est évidemment péjoratif, et tout le monde ici acquiesce gentiment. Je veux bien admettre que le mot « matérialisme » effraye, il est chargé de connotations négatives, surtout parce qu'on le confond facilement avec « consommation débridée », mais aussi du fait qu’il balaye d’un coup toutes les supercheries religieuses.

Le marché libre a vite fait passer le matérialisme philosophique pour du consumérisme de bas étage. Ce glissement sémantique est intentionnel : il ne fallait surtout pas que nous portions crédit au matérialisme philosophique, que deviendraient sinon les prêtres, évangélistes, lamas, imams et autres acolytes du monde moderne ?

Pour le moment, ils foisonnent et ce n’est certainement pas eux qui sont les premiers touchés par la crise !


Mais peut-on s’arrêter un instant à ce que signifie une « Chine, athée et matérialiste qui ne comprend rien à la spiritualité » ? Tout d’abord la Chine n’est pas une, elle est multiple et puis surtout, elle a connu une longue évolution. Ce qui habite ses pensées depuis l’antiquité n’est pas tant, comme chez nous, la quête du bonheur ni même celle du sens, mais plutôt le questionnement par rapport au fonctionnement des choses et donc à leur efficacité. C’est pourquoi son point de vue sur la souffrance humaine est d’emblée différent de celui des religions de salut.

En Chine, personne ne s’est senti investi de la vocation de « sauver l’humanité », tout bonnement parce que la souffrance est considérée comme faisant partie des conditions humaines. Non pas qu’elle soit acceptée avec fatalisme, mais les Chinois la conçoivent comme nécessaire, voire efficace, pour percevoir les multiples petits moments de bonheur les effleurant.

Elle n’est pas un « mal à éliminer », mais elle est à transformer en un outil de santé, voire de sagesse. Elle peut devenir un acteur de la vie car elle peut nous aider à grandir, à affiner notre esprit critique et notre humour. Cette manière de se positionner face à la souffrance distingue la pensée chinoise de toutes les religions de salut, bouddhisme compris.


La pensée chinoise n’a rien d’une religion de salut car elle réfléchit l’être humain et son environnement au sein même des limites de notre monde, à l’intérieur de ses lois physiques et temporelles. Elle ne propose aucun au-delà, aucune consolation, aucun faux espoir ; elle réfléchit le psychisme, les émotions, la cognition, l’esprit de l’être humain à partir de ses matières, à partir de la physiologie de ses organes.

C’est le sens de l’observation, la plus fine, la plus minutieuse, la plus ténue, qui a dirigé la langue et la pensée chinoises à se développer sur le mode dialectique. Notre monde (dont font partie nos organes des sens et notre cerveau interprétatif) ne fonctionne que de manière dialectique : par associations, relations, combinaisons, correspondances, réseaux, etc.

Le terreau de la culture chinoise est la dialectique, aussi le matérialisme y a-t-il germé et grandi spontanément, comme une plante sauvage que les Chinois auraient lentement domestiqué, pendant des siècles de sélections minutieuses (la Chine s’est aussi frotté à la métaphysique et à différentes formes d’idéalismes, mais elle n’y est pas resté coincée).

La culture chinoise porte et transmet le matérialisme dialectique. C’est peut-être ce qui, confusément, nous dérange dans sa manière de penser, aussi l’avons-nous rapidement occidentalisée, au point que beaucoup d’entre nous ne voient plus la différence entre bouddhisme et pensée chinoise.


Le matérialisme n’a que faire du prosélytisme, il n’a rien à défendre ni à prouver puisqu’il s’agit d’une pensée issue de l’observation. Le matérialisme ne propose aucune spéculation quant aux origines ou aux finalités, car il réfléchit au sein des limites et des structures de notre monde. C’est pourquoi il ne propose pas de méthode pour attendre le bonheur ni pour se débarrasser de la souffrance. Le matérialisme n’a pas une volonté d'atteindre la vérité, l'unité, la pureté puisque pureté, vérité et unité ne font pas partie de l’arsenal du vivant.

Par contre, il inclut le psychisme humain, or le psychisme peut donner lieu à des quêtes de transcendance, de Vérité, d’Unité, etc. « Absolu » est une idée, l'idée est humaine, « Absolu » est donc à réfléchir au sein des prédispositions du psychisme humain. Par exemple, le Dieu des Occidentaux est très concentré, compact, unifié, unique. On pourrait dès lors supposer qu’il a été créé en réaction à un sentiment schizophrénique, un sentiment d’explosion du moi, qui aurait été propre aux civilisations pré-européennes.

Pour calmer notre sentiment schizophrénique, le psychisme invente un dieu qui redonne force et unité, qui rassemble la personne et l’individualise. Par contre, le Bouddha a créé un univers nirvanique où l’être se dissout, l’individu se dilue dans le grand tout universel. Sans doute, Sakayamuni avait-il un ego surpuissant, dense et lourd à porter (pour un fils de roi, cela paraît normal). L’Occident, de plus en plus séduit par l’enseignement du Bouddha, a-t-il dépassé sa phase schizophrénique ?

Depuis sa plongée dans le système marchand ultra-libéral, il est peuplé d’un nombre croissant d’ego redondant ; serait-il entré dans sa phase d’hyper-individualisme, phase nécessaire pour entendre le message du Bouddha, le dharma ?


Si les dalaïstes se disent incapables d’entendre le matérialisme philosophique de la Chine et d’étudier la dialectique propre à la langue chinoise, c’est dommage pour eux. Mais la pensée chinoise est-elle dépourvue de spiritualité pour autant ? Est-il vrai que « la Chine ne comprend rien à la spiritualité », comme le prétend Madame Still-Rever ?

La spiritualité a trop longtemps été associée à des pratiques religieuses, ce qui l’a enveloppé dans une atmosphère d'ésotérisme, de surnaturel, d’échappatoire vers des mondes où l’Idée prime sur l’observation. Selon bon nombre de penseurs chinois, et c’est une opinion que je partage avec eux, la spiritualité est loin de se limiter à des pratiques religieuses. Elle ne se limite pas plus au mysticisme, tout exalté qu’il soit, ni à des spéculations métaphysiques qui ne font qu’alimenter de faux espoirs.

Si je peux me permettre un avis matérialiste à propos de la spiritualité, je pense que l’être spirituel est celui qui développe ses capacités psychiques en connaissant et en acceptant ses limites physiques et temporelles, c’est-à-dire sans attente par rapport à un au-delà, une transcendance, ou du surnaturel. Le matérialiste peut alors utiliser ses prodigieuses capacités mentales, sensorielles et cognitives, à bon escient, par exemple, pour mieux comprendre l’univers dans lequel il voyage, pour se distancier et analyser son environnement, pour développer son humour et son amour du vivant.

Cette attitude, qui est celle de l’observateur, ou du scientifique, lui apporte humilité et émerveillement face au monde qu’il habite. C’est ce qu’Einstein a appelé la « religiosité cosmique » : un sentiment vif d’être relié au monde, d’en faire partie et d’y participer, voire d'apporter son petit bout de conscience humaine à une conscience globale en évolution constante. Mais ceci n’a rien à voir avec une foi religieuse qui, elle, implique du surnaturel.


Pour la Chine, l’esprit est une émanation des matières dont est constitué l’être humain ; il en est la continuation, à l’échelle humaine. De longue date, les penseurs chinois prétendent qu’il n’existe pas d’esprit sans corps, et que l’épanouissement de l’esprit passe par des pratiques physiques. Les pratiques taoïstes sont basées sur l’observation des transformations physiologiques induites par la respiration ; on suit du regard intérieur les plus infimes mouvements se produisant à l’intérieur du corps et des organes.

Les bouddhistes ont également développé ces procédés de « pleine conscience », mais là où le bas blesse, c'est que chez eux, ces pratiques  se doublent d'un objectif politique.


Grâce à ces pratiques qui combinent respiration et conscience, l’esprit s’éveille et se calme, il aiguise ses capacités cognitives et son pouvoir de distanciation, il concentre son attention, il revitalise son humour et relativise ses amours, il rejoint le « grand rire de l’univers ». Il développe un réel respect pour le vivant et l'évolution de la matière.

Cela donne aux Chinois leurs rondeurs, leur douceur de vivre et leur compassion, leur sens de l’économie, leur habileté à voguer dans le quotidien, leur aisance gestuelle et psychique. Pour eux, l’impermanence, les incertitudes, l’instabilité, les crises même, qui effraient tant les indo-européens - dont nous-mêmes et dont les bouddhistes -, ne sont pas causes de souffrances ; elles sont conditions du renouvellement de la matière et d’évolution du vivant.


Pour ma part, je suis donc reconnaissante au Bouddha, car la réflexion qu’a suscitée son enseignement m’a, je pense, libérée du joug des religions, qu’elles fussent théistes, déistes ou athées.

Une tranquille jubilation m’appelle maintenant à retourner aux épousailles exquises entre sciences de la vie et pensées de la Chine.