Droits de l'homme et liberté d'expression au Tibet

par Elisabeth Martens, le 27 février 2011

Le « coup de pouce » économique donné à la R.A.T. (Région Autonome du Tibet) par le gouvernement chinois n’a pas donné à la population tibétaine une pleine liberté d’action.  Si la liberté de religion est à nouveau de mise au Tibet, il n’en va pas de même de la liberté politique. Selon la constitution chinoise, toute personne dont les actes ou les paroles visent à diviser l’unité nationale peut être arrêtée et incarcérée.

C'est pourquoi la Chine est souvent attaquée par nos politiciens, médias, associations de défense des droits de l'homme, etc. en raison du muselage qu’exercerait le gouvernement central chinois sur les populations du Tibet.

 

En R.A.T., toute manifestation ou organisation revendiquant l’indépendance du Tibet est interdite et peut être sanctionnée. On peut être d’accord ou non avec l’interdiction pure et simple des mouvements séparatistes, je ne peux toutefois m’empêcher de penser que les manifestants savent à quoi ils s’exposent lorsqu’ils déambulent avec le drapeau tibétain autour du Jokhang. N’oublions que ce drapeau a été inventé par les Tibétains en exil, dans le but de revendiquer l’indépendance du Tibet. Il ne s’agit pas d'un drapeau traditionnel au Tibet (il n’en existe pas), mais d’un drapeau « politisé ».


Que les Tibétains soient dans l’obligation de répondre aux lois chinoises est un fait. Que ces lois soient critiquables, ce n’est pas à nous d’en juger. Que dirions-nous si tout à coup la Chine venait fourrer son nez dans notre législation ? Si le pouvoir central montre de la fermeté en ce qui concerne la cohésion nationale et donc conduit sa politique avec autorité en R.A.T., est-ce à nous de le critiquer ?


Toutefois, Amnesty International et autres ONG de Bonne Conscience Planétaire réunissent leurs compétences bienfaitrices en vue de délivrer les Tibétains, civils et lamas, hommes et femmes, détenus par la Chine comme prisonniers politiques. Ils brandissent avec assurance la charte des « Droits de l’homme » aux yeux de la Chine, comme s’il s’agissait d’une menace.


Certes, on peut s’offusquer qu’en Chine (comme ailleurs) des manifestations à caractère politique deviennent des délits. Mais est-il nécessaire de rappeler, avec François Jullien, que « les Occidentaux posent les droits de l’homme, et même les imposent, comme devoir-être universel, alors que ces droits sont issus d’un conditionnement historique particulier .../… Quand la liberté est le dernier mot de la pensée européenne, l’Extrême-Orient, en face d’elle, inscrit ‘l’harmonie’ – et, à cet égard, l’Inde communique effectivement avec la Chine à travers le bouddhisme. Sans doute est-ce donc plutôt ‘l’Occident’ qui, en introduisant la rupture – l’isolation de l’homme -, source d’effraction et, par suite, d’émancipation, fait exception. » ? [1]


Au lieu de défendre l’universalité des « Droits de l’homme », ce qu’ils ne sauraient devenir sans nier la diversité des ressentis culturels, pourquoi ne pas les utiliser comme des outils efficaces valant discussion et négociation ?... tout autant d’ailleurs que « l’harmonie » proposée par la Chine qui, elle, ne défend pas une liberté individuelle (qu’est-ce ?), mais vise à un bien-être collectif (qu’est-ce ?).


Ce que les pays occidentaux reprochent le plus à la R.P. de Chine est son « totalitarisme », son manque de liberté d’expression. Encore une fois, c’est nous qui collons l’étiquette de « totalitarisme » au gouvernement chinois pour la raison que ce dernier ne répond pas à nos critères de multipartisme. La démocratie à la chinoise se lit, depuis l’avènement de la République Populaire, à l’intérieur d’un parti unique. Évidemment, prétendre qu’un parti unique peut être démocratique, cela nous demande un effort d’imagination considérable, tellement nous sommes habitués à associer démocratie et multipartisme. Mais si nous pensions la démocratie comme une attention portée à la demande des gens, comme une écoute du besoin des gens, nous pourrions la penser à l’intérieur d’un parti unique, choisi par nous.


Pour rendre mes propos moins abstraits, je donne un exemple de démocratie à la chinoise.
Depuis une bonne dizaine d’années, des lois qui touchent à la vie quotidienne des Chinois sont soumises à un débat public, via le net, avant d’être votées. Le projet de loi apparaît dans la presse et sur un site internet. Les citoyens peuvent proposer des amendements ou émettre des critiques à travers le site. Ce fut le cas en 2007 pour les nouvelles lois sur les contrats de travail et sur les négociations sociales dans les entreprises. Avant cela, ce fut le cas pendant plusieurs années pour le projet du Grand Barrage sur le Yangze. Actuellement, un projet de loi concernant l’amélioration de la sécurité sociale et les soins de santé est soumis au test public. Suite à la publication de ce projet de loi le 14 octobre 2008, il n’a fallu qu’un mois pour que 35.000 remarques affluent sur le site . [2]


Quel gouvernement européen est prêt à installer une démocratie aussi directe ?
Un autre exemple de démocratie à la chinoise a pu se lire ces dernières années lorsqu’une surchauffe de l’économie chinoise avait amené une hausse des prix généralisée. Les gens ont rouspété, manifesté, organisé des grèves… Quelle a été la réaction du gouvernement chinois ? Il a rapidement pris des mesures pour augmenter les salaires : + 9% par an durant la période de 2002 à 2006.


Comment cela se peut-il, me demanderez-vous ?
Tout simplement parce que les membres du PCC sont des gens du commun : un instituteur de village, un ouvrier devenu syndicaliste, un chef du personnel dans une entreprise, etc. qui chacun fait écho auprès de ses supérieurs du mécontentement généralisé. De proche en proche, le gouvernement prend note et réfléchit à la réaction correcte à adopter. Celui-ci, malgré ce qu’on en dit chez nous, réagit tant en fonction de ce qui est exprimé « d’en bas », qu’à partir des contingences émanant « d’en haut ».


La Chine fonctionne – et c’est loin d’être nouveau ! – selon un modèle d’interactions permanentes entre haut et bas, selon un processus d’aller-retour entre haut et bas, à ajuster continuellement, parce que l’idéal n’est jamais atteint. L’autorité et la fermeté avec lesquelles agit le pouvoir central chinois n’ont pas que des aspects rébarbatifs, elles permettent aussi une mise en application rapide des décisions prises au niveau gouvernemental. Notre petite Belgique d’à peine dix millions d’habitants avec à peine trois communautés linguistiques est d’une lenteur d’escargot à côté de ce mastodonte comptant plus de 1,3 milliards de personnes et 55 communautés linguistiques.


Chez nous, l’illusion de la démocratie nous est donnée parce que nous avons le choix entre plusieurs partis. Cependant, lorsqu’il y a crise et inflation, nous avons beau manifester et organiser des grèves, jamais nos gouvernements ne réagissent en augmentant les salaires. Dans les démocraties occidentales, l’interaction entre haut et bas a été coupée (si elle existait ?) avec l’avènement progressif, puis intempestif, du marché libre. Le monde politique, en accord avec l’industriel et le financier, nous laissent certes la « liberté » de penser et d’exprimer ce que l’on veut, par contre l’économie « du plus puissant » s’en moque, elle ne se laisse pas perturber pour autant et continue son bonhomme de chemin comme si de rien n’était.


L’exemple de la « question tibétaine » est éloquent à ce propos : pour dissimuler qu’elle est plus une question économique et géostratégique qu’une question de liberté ou d’idéologie, on nous avance le discours sur les répressions chinoises au Tibet, on nous déchire le cœur avec les lamas emprisonnés et les enfants qui doivent traverser l’Himalaya au péril de leur vie, on nous bombarde le cerveau avec les sempiternelles images d’une Chine brutale et sans scrupule. Au point que maintenant beaucoup d’Occidentaux ont un tas de préjugés à propos de la Chine et qu’il leur paraît « naturel » d’en parler comme d’un pays totalitaire. La Chine n’est pas totalitaire, elle est à parti unique, ce n’est pas la même chose !


La « question tibétaine » est un des éléments dans la mise en balance, à l’échelle planétaire, entre l’économie à l’occidentale d’une part, et à la chinoise d’autre part. L’économie occidentale fonctionne selon un système de profits aux plus chanceux (ils sont peu nombreux) ; l’économie chinoise fonctionne selon un système de profits distribués relativement équitablement à tous (abstraction faite de la corruption qui, j'en conviens, ne passe pas inaperçue!) Et que vient faire le Tibet là-dedans ? C’est pourtant clair : il sert à diaboliser le système chinois, à nous en dégoûter, à nous en écarter tant que faire se peut, en vue de sauver la peau au système occidental.


Pour ma part, - et c’est le point qui nous tient le plus à cœur en évoquant les « Droits de l’homme » - je m'indigne plus de la facilité avec laquelle les valeurs boursières occidentales jouent avec la vie de millions de personnes par jour, préférant les laisser mourir de faim, de soif et de misère plutôt que de céder quelques dixièmes de pour-cent de leurs gains gigantesques. Ne m'accusez pas de détourner la conversation ; il s’agit au contraire du cœur de la discussion : quels sont les droits élémentaires de tous les êtres humains ? C’est se nourrir en suffisance, boire de l’eau potable, s’abriter, se vêtir, se soigner et être éduqué. Ce sont les premières conditions à remplir pour qu’une liberté de penser devienne effective. Si ces droits les plus élémentaires ne sont pas respectés, il est impossible à un être humain d’accéder à une quelconque liberté de penser. Or dans la très grande majorité des pays du sud, en raison des interventions intempestives passées et actuelles de nos « sociétés civilisées et démocratiques », ces conditions ne sont pas remplies.


Alors de quel droit émettons-nous une « Charte universelle des Droits de l’homme » ? Les pays occidentaux qui en quelques siècles se sont approprié les biens les plus précieux de la planète et les ont dilapidés sous les yeux affamés et effarés de centaines d’autres peuples, devraient enfin avoir l’audace de changer de rôle. Certes, un peu de compassion bouddhiste ne nous ferait pas de tort...


Notes
(1) François Jullien, « Universels, les droits de l’homme ? », dans « Le Monde Diplomatique », février 2008
(2) « 21st century Business Herald », 26/12/08, Canton-Chine