Quelques réflexions à propos de l’ouvrage de Philippe Paquet ,” ABC-daire du Tibet”
par André Lacroix, le 30 novembre 2013
Spécialiste de l’Extrême-Orient au quotidien La Libre Belgique et lauréat en 2011 du Prix de la biographie politique pour son livre sur Mme Chiang Kai-shek, Philippe Paquet dresse du Tibet un tableau original à partir de 61 entrées différentes, regroupées de A à Z. Grâce à un style simple et souvent teinté d’humour, et sans faire peser son érudition, il nous fait voyager dans le temps et l’espace : que de personnalités ayant été fascinées par le Tibet ! Que d’endroits méconnus ayant un lien avec le bouddhisme tibétain, pas toujours faciles à retrouver dans un atlas ! Que d’anecdotes savoureuses racontées avec brio ! Un approche diversifiée et se voulant impartiale de la réalité tibétaine.
Il apparaît toutefois que ses divers entretiens avec le dalaï-lama l’ont fait tomber sous son charme au point d’être empêché de prendre de la hauteur comme il l’annonce dans sa première phrase (p. 9). Et puisque, à la page 10, il invite explicitement ses lecteurs à lui faire part de leurs commentaires, ne nous privons pas d’émettre ces quelques critiques.
A propos de la fuite du dalaï-lama en 1959, Philippe Paquet parle d’exil forcé (p. 223) ; à la page 87 déjà, il avait écrit : le XIVe dalaï-lama dut fuir le Tibet. Pour le lecteur moyen, les responsables de cet exil ne peuvent être que les Chinois.
Mais est-ce si sûr ? Etait-ce vraiment dans l’intérêt de Pékin de voir s’échapper un tel interlocuteur ? Par contre, comme Philippe Paquet le signale dans l’article consacré à la CIA, Washington envisagea d’accueillir le dalaï-lama en exil après l’entrée de l’Armée populaire de libération à Lhassa en octobre 1950 (p. 60), une invitation à laquelle le dalaï-lama ne serait peut-être pas resté insensible si elle s’était confirmée.
En tout cas, ce qui est incontestable, c’est que l’entourage du dalaï-lama (alors âgé de quinze ans) avait planqué son trésor dans les caves du maharadja du Sikkim, préparant ainsi un exil, dont on peut dès lors penser que s’il fut forcé, c’est sans doute plus par son entourage que par les Chinois (voir entre autres Mon combat pour un Tibet moderne, éd. Golias, p. 72-73).
Passons aux réformes démocratiques initiées à Dharamasala, admirées par Philippe Paquet. Sans aucun doute, elles constituent un progrès par rapport à la situation prévalant au Tibet avant 1950. Il n’empêche que la "Charte des Tibétains en exil" conserve des relents d’Ancien Régime théocratique, dans la mesure où le dalaï-lama continue à exercer, en dernier ressort, les pouvoirs exécutif (art. 19) et législatif (art. 36) et surtout dans la mesure où, malgré les déclarations du dalaï-lama en faveur d’un État laïc, la charte ne garantit nullement la séparation du spirituel et du temporel puisque l’art. 3 parle de "politique guidée par le Dharma".
Qu’en pensent les habitants de la RAT qui ne partagent pas cette foi ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas quelque outrecuidance à décréter que ces dispositions s’appliquent aussi dans l’Amdo et le Kham, ces "provinces historiques" dans lesquelles les Tibétains, même s’ils en constituent la minorité la plus importante, n’y représentent grosso modo que 40% de la population totale ?
Cette prétention nostalgique, qui ne pourrait se matérialiser que dans un "Tibet historique" indépendant, est-elle conciliable avec l’idéal de paix affiché par le dalaï-lama ?
Comme l’écrit si bien Philippe Paquet p. 107-108 : quelle capitale, où que ce soit dans le monde, serait prête à risquer l’affrontement - politique, commercial, voire militaire - avec Pékin en soutenant une hypothétique déclaration d’indépendance tibétaine ?
Quant au nombre de victimes des affrontements entre Chinois Han et Tibétains, Philippe Paquet cite, page 209, Fanny Rodwell, la seconde femme d’Hergé qui déclarait dans une interview à propos de Tintin au Tibet : "C’est en me documentant sur le Tibet que j’ai pris conscience du drame de ce pays, devenu province de Chine au prix d’un million de morts." Mme Rodwell étant manifestement plus à l’aise dans le maniement des millions de francs, de dollars et d’euros, son estimation du nombre de victimes tibétaines n’a pas beaucoup de signification.
Par contre, c’est beaucoup plus interpellant de lire, p. 204-205, il [le dalaï-lama] mentionne le chiffre de 1,2 million de Tibétains tués depuis 1950. Comment se fait-il que Philippe Paquet n’ait pas pris ses distances par rapport à ce chiffre, perpétuellement relayé par tous les cercles "dalaïstes", dont il ne peut ignorer qu’ils sont totalement faux ? Pourquoi n’avoir pas mentionné qu’il s’agit là d’une grossière manipulation ?
Après ce prétendu "génocide physique", passons à un autre leitmotiv du dalaï-lama : Outre la marginalisation des Tibétains sur leur propre terre, c’est la menace d’un « génocide culturel » que le leader en exil dénonce, même si le terme paraît excessif à certains (p. 219).
C’est bien d’avoir ajouté cette restriction, mais ça ne suffit pas ; il aurait fallu un démenti catégorique. Bien sûr, la Révolution culturelle a causé, au Tibet comme ailleurs en Chine, d’importants dommages - que la RPC reconnaît d’ailleurs aujourd’hui. Mais comment le dalaï-lama peut-il, au 21e siècle, parler encore de "génocide culturel" ? Ce qui frappe le visiteur du Haut Plateau, c’est, bien au-delà des arrière-pensées touristiques nourries par certains, l’opulence de nombreux monastères, l’omniprésence des moines et l’extraordinaire vitalité des croyances populaires.
A mettre également au crédit de la politique actuelle : la promotion de la langue tibétaine, obligatoirement enseignée dans l’école primaire, souvent pratiquée dans le secondaire, mais dont l’usage, il est vrai, devrait être davantage poussé dans l’enseignement supérieur et l’administration. Ajoutons les efforts des autorités pour mettre en valeur la culture tibétaine en général : il y a en Chine des dizaines d’instituts de tibétologie dans lesquels travaillent des centaines de chercheurs ; à Xining existe un magnifique musée moderne entièrement consacré à la médecine tibétaine. Et que dire de la tolérance au Tibet vis-à-vis des usages ancestraux (non-interdiction d’avoir plus d’un enfant, polyandrie ou « sky-burial ») ?
On pourrait aisément trouver dans le monde des centaines de minorités qui pleureraient pour jouir d’un tel "génocide culturel" !
Ces réserves mises à part, L’ABC-daire du Tibet mérite assurément d’être lu ; on y apprend bien des choses.