Qomolangma, la « déesse mère du monde »

par Élisabeth Martens, le 20 octobre 2020

Nous dirigeant vers la réserve naturelle de l'Everest, je me dis qu'au moins les Chinois n'ont pas eu l'indécence de rebaptiser la plus célèbre montagne de la planète. Ce n'est pas comme la « Royal Geographic Society » qui, en 1865, ne s'est pas gênée pour l'affubler du nom de Sir George Everest, arpenteur général des Indes orientales. C'est à cet éminent géographe, paraît-il, que les Occidentaux doivent la découverte du sommet le plus élevé du monde. Je me demande toutefois si les Tibétains n'avaient pas remarqué la présence de ce pic avant les Anglais... ? Ne l'avaient-ils pas déjà appelé « Qomolangma », la "déesse mère du monde" ? (*)

La mère du monde offre ses eaux, ses pâturages veloutés, ses racines et ses fleurs robustes pour la consommation et la santé des êtres. D'elle coule le miel, les mille vertus des chefs et l'odeur de l'ail au printemps. La translittération chinoise de « Qomolangma » a donné « Zhumulangma », sa traduction littérale, « Shengmu Feng », la « mère de l'univers », ce qui me semble plus sérieux que le nom d'un géographe, tout érudit fût-il.

 

Quel que soit son nom, la grimpette sur la face sud du géant de l'Himalaya, sa face népalaise, s'est démocratisée au point que la « déesse mère du monde » a reçu le surnom peu enviable de « décharge publique la plus haute du monde ». Plastiques, bonbonnes d'oxygène, bouteilles, canettes, matériel d'alpinisme, cordes, ordures ménagères, etc., des dizaines de tonnes de déchets sont ramassées tous les ans par les équipes de nettoyage népalaises.

Étant donné l'encombrement des couloirs d’ascension et la dégradation du paysage du côté népalais, de plus en plus d'alpinistes délaissent la traditionnelle voie sud pour gravir le versant nord, le versant chinois, à partir du Tibet. Si bien qu'à son tour, la Chine s'est vue contrainte de mener des opérations de nettoyage. Récemment, un record fut atteint avec huit tonnes de déchets récoltés en une semaine. Plus radical, le gouvernement de la Région autonome du Tibet a décidé d'interdire l'ascension du Qomolangma aux touristes, il craint que son versant nord ne se transforme également en une décharge publique. Il a limité la capacité d'accueil de son camp de base à 300 alpinistes qualifiés. Tsoepel, notre guide, nous précise que l'année passée, seuls 180 grimpeurs ont obtenu un permis pour tenter l’ascension du pic mythique.

Avant de pénétrer dans la réserve naturelle de l'Everest, on doit passer trois check-points, débourser 180 yuan par personne auxquels il faut ajouter 400 yuan pour la 4x4, sortir nos passeports et nos permis de voyage, et passer devant la caméra à reconnaissance faciale. La mère du monde est placée sous haute protection. Telle une reine, elle jouit d'un parc naturel qui s'étend sur 34000 km². En bordure de route, des panneaux nous souhaitent la bienvenue, et d'autres, beaucoup plus nombreux, recommandent de prendre soin de l’environnement. La plupart sont rédigés en trois langues, tibétain, chinois et anglais : « glaciers and grasslands are our home, green mountains and blue water depend on everyone », « please do your part to protect the Qomolangma nature reserve », « enjoy Qomolangma environmental protection first », « don't disturb wildlife », « thank you for participating in the Qomolangma protection action », etc. La protection de certaines espèces himalayennes menacées, comme le bharal que Tsoepel nomme le « mouton bleu », et l'once ou panthère des neiges, fait aussi l'objet d'avertissements.

 

 

 

Au pied de la montagne, personne n'échappe à un nouveau « mai biao » (« acheter ticket », en chinois) de 120 yuan, ni à l'obligation de laisser la 4x4 au parking. Les touristes doivent emprunter des « éco-bus », de couleur verte, pour parcourir la vingtaine de kilomètres de lacets qui les séparent encore du monastère de Rongbuk, le monastère le plus haut du monde, perché à 4980 mètres d'altitude. De là, la vue sur la face nord du Qomolangma est magique.

La succession des deux pics, la « Crête du coq » à l'avant et « l'Encolure de la dri » (la femelle du yack) à l'arrière, se dessinent nettement sur un ciel limpide. En guise de décor, deux nuages s'accrochent aux flancs des animaux de glace. Un stupa blanc dresse sa flèche exactement dans l'axe de la première dorsale du bovidé. Tout cela semble presque trop parfait, immobile, même le silence est au rendez-vous.

 

 

 

Je m'attendais à une cohue de touristes chinois, mais nous sommes quasi seuls sur la kora du petit monastère de Rongbuk. Construit en 1092, il est en restauration depuis le début des années quatre-vingt. Les peintures murales sont rutilantes, tangkas et bannières déploient leurs soies de couleur depuis les plafonds. Des monceaux de billets de banque s'accumulent au pied d'un Padmasambahva qui semble toujours aussi mécontent sous ses moustaches noires.

Le monastère est habité par un bouquet bigarré d'une quarantaine de moines et de nonnes. « Ils manquent de subsides, alors ils doivent cohabiter en attendant le nouveau logement pour les femmes », nous explique Tsoepel. Dans la salle de prières, hommes et femmes se font face pour les récitations. La mixité ne choque personne ici, la communauté appartient à l’ordre des Nyingmapa, une des plus anciennes écoles du bouddhisme tibétain.

Avant la réforme de ce dernier au 14ème siècle et le diktat de la séparation des genres édicté par les Bonnets Jaunes, les gurus tibétains ne devaient pas faire vœu de chasteté. Les dakinis font partie de la tradition tantrique : l'accouplement du maître avec ces « maîtresses secrètes » facilite son illumination. Ces pratiques sexuelles se perpétuent dans le bouddhisme tibétain en Occident où certaines sectes tantriques les encouragent. Les maîtres expliquent aux dakinis occidentales « que ces pratiques ont un caractère sacré et expiateur d’un mauvais karma. »1

Pour ma part, je suis assez satisfaite du « good karma » dont Tsoepel nous félicite tous les jours, mon ami le photographe et moi-même.

A l'extérieur, les nonnes remplissent des tonneaux d'eau à un robinet public, puis les transportent sur leur dos jusqu'au monastère. Leurs mains sont rouges et gercées. Des enfants gambadent autour de leur lourdes robes pourpres. A côté des bâtiments, des panneaux solaires et une antenne de gsm desservent la communauté en électricité et en 5G. A l'entrée du monastère, emmitouflé dans une doudoune chinoise et coiffé d'un bonnet bleu à pompon, un moine sévère grave des « om mani padme om » dans des pierres pour les vendre aux touristes. Le froid s’installe dans nos os.

 

 

De l'autre côté de la grand-route, un petit hôtel se construit. Des tentes de style simili-tibétain et une auberge accueillent les touristes. Nous y entrons pour nous réchauffer et commandons une soupe de nouilles.

A la table voisine, un groupe de cyclistes hollandais discute avec effervescence de la « connerie de ces Chinois qui ont bloqué la seule route de balade juste à cause d'une poignée de contestataires hongkongais qui sont venus manifester ici la semaine dernière. »

Tsoepel nous avait prévenus, les 4 km de balade qui rejoignent le camp de base situé à 5200 mètres d'altitude, sont inaccessibles. Pour notre ami, la manifestation de ces quelques jeunes venus de Hong Kong est une petite victoire ; il y voit la preuve que les Tibétains ne sont pas les seuls à subir l'imposture communiste. Il parle d'eux comme de « ses frères d'armes avec qui nous partageons le même combat ». Je ne veux pas offenser notre ami Tsoepel, mais je ne peux m'empêcher de lui rétorquer que « Hong Kong, c'est aussi la Chine, au même titre que Pékin ou Shanghai, et que si ce minuscule territoire de 1106 km² où vivent 7,5 millions d'individus a été prêté aux Britanniques pour une durée de 99 ans, c'était suite aux guerres de l'opium, aux interventions militaires et aux multiples humiliations que les Européens ont infligées à l'empire chinois jusqu'au début du 20ème siècle. Hong Kong est revenu de droit à l’État chinois depuis 1997 et les tumultes qui s'élèvent du 'Port parfumé' n'y changeront rien. Il s'agit d’ailleurs d'une affaire interne à la Chine. »2

Sans m'en ouvrir à Tsoepel que je vois accuser le choc, je me dis qu'en l'absence des coups de gueule de cette poignée de jeunes contestataires, les relations entre Pékin et Hong Kong auraient évolué patiemment, au fil des décennies, pour aboutir à une solution satisfaisant les deux parties. Pékin compte souvent sur une maturation lente des processus, selon l'ancien proverbe chinois : « Monsieur Peut-être épouse Madame Doucement, ils appellent leur fils Ça ira ». Les slogans des hongkongais, leurs revendications indépendantistes, leurs demandes d'une intervention américaine font écho aux violences qui ont secoué Lhassa, puis Pékin en 1989.

La « Révolution des parapluies » deviendra-t-elle un remake branché du célèbre roman « Last horizon », ou une sorte de « Tiananmen-sur-Mer » ? Les agitateurs étaient plus préoccupés par leur propre célébrité que par l'avenir de leur ville. Ils se rêvaient déjà à la tête d'un « parlement en exil », comme ils l'avaient annoncé, et espéraient une carrière digne de celles d'un dalaï-lama ou d'une Rebiya Kadeer, certains qu'eux aussi pourraient compter sur le soutien sonnant et trébuchant de la Maison blanche. Le Tibet, le Xinjiang, Taiwan et maintenant Hong Kong sont autant de prétextes servant aux États-Unis à multiplier les pressions sur la Chine et tenter, dans un ultime sursaut, de préserver l'hégémonie américaine.3

En attendant, nous voici au pied de la « mère du monde » dans un Tibet mille fois plus vaste que ce petit bout de terre qu'est la péninsule de Kowloon qui, elle, compte sur un PIB par habitant 13 fois supérieur à celui des Tibétains. Tsoepel est-il au courant de cette distorsion entre ses voisins de palier et « ses frères d'armes » ?

Tandis que les Hollandais enfourchent leur bicyclette d'un mouvement viril de la jambe gauche, nous remontons dans le bus vert et rejoignons la gare, située en contrebas de la « déesse-mère ». Nous y retrouvons notre 4x4 et Pasang, son précieux conducteur, sa canette de red-bull en main. C'est un trajet rock'n roll qui nous attend, sur une route de terre et de trous, comme nous en avons connu beaucoup dans nos voyages précédents, des routes qui se font rares au Tibet... à cause des Chinois qui en ont construit des nouvelles : quels malandrins mandarins qui se croient tout permis !

Des paysages fabuleux nous encerclent, autant de pics poussés jusqu'ici par les vents du Sud et qui se sont installées sur l'horizon formant un décor irréel. Nous traversons des anciens et des nouveaux villages ; des paysans avançant en rangs serrés récoltent l'orge, les pelleteuses et les grutiers renâclent sur les chantiers routiers, deux vieux tracteurs sont abandonnés dans un fossé, des familles entières sortent de nulle part et s'asseyent au milieu de nulle part pour pique-niquer, des nuages galopent derrière des rivières, des canaux d'irrigation murmurent leur chanson à l'oreille des ânes, des enfants se mouchent dans les foins, les yeux des lacs pleurent sous le vent sec, et puis là-bas, au loin, comme une couronne posée sur un gâteau des rois, un temple doré trône sur une colline.

A ses pieds, des maisons basses se coltinent dans la grand-rue envahie par les courants d'air. C'est Tingri, une petite ville poussiéreuse et frigorifiée où les magasins de "brol", les hôtels délabrés, les tables de billard sur les trottoirs donnent au lieu des allures de Far West américain. C'est le seul endroit pendant ce long voyage où j'ai entendu un jeune Tibétain parler en chinois et ne comprendre qu'à moitié ce que lui répond sa grand-mère. Elle s'en offusque et, tout en riant, lui donne une claque sur la tête. Les chevaux et les vaches errent en reniflant, les chiens se disputent un morceau d'os. C'est l'heure où les enfants rentrent de l'école, un moment entre deux autres, quand la rêverie vient naturellement se loger au fond des cartables. Au loin, la déesse mère du monde bâille.

 

 

 

Notes :

(*) Ce sujet a déjà été traité par Sonia Bressler.  Voir :http://tibetdoc.org/index.php/environnement/geographie/433-et-si-on-rendait-son-nom-a-l-everest

1 Marion Dapsance, « Les dévots du bouddhisme »

2 https://www.levilainpetitcanard.be/author/bguigue/

3 https://www.opinion-internationale.com/2020/06/29/hong-kong-souverainete-chinoise-ou-territoire-internationalise-lanalyse-de-lionel-vairon_77538.html