Pour un matérialisme conscient et content de l’être !


par Elisabeth Martens, le 5 avril 2009

Nos comportements, nos choix individuels, notre vie en société découlent de l’approche que nous avons des questions existentielles. Or, l’approche que nous avons de ces questions (nous : Indo-européens, bouddhistes inclus) est assez éloignée de l’approche qu’en ont les Chinois.

David R. Loy, enseignant le Zen au Japon, professeur à l’Université de Chigasaki et de Cincinnati, est spécialisé dans la mise en perspective du bouddhisme et de la modernité (publications à lire sur : www.zen-occidental.net ).

Dans ces publications, Loy met en évidence que le bouddhisme perçoit l’existence de l’être humain comme fondamentalement douloureuse. Il parle de « la triste vérité de la condition humaine », de « son destin grotesque », de notre « tentative continue d’une objectivation impossible », d’un « profond sentiment de manque », des « contradictions tragiques qui sont au cœur de la condition humaine », etc.

Il s’agit là d’un aspect du bouddhisme qu’il partage avec le christianisme et avec les autres religions : de quoi se nourriraient les religions en absence de la souffrance existentielle ? Mais n’ont-elles pas raison de concevoir la souffrance humaine comme un mal duquel l’homme doit se délivrer pour pouvoir atteindre sa complétude ?

Qui n’est pas amené à un moment ou à un autre de sa vie à éprouver, psychiquement et physiquement, ces questions difficiles ? Elles sont bien présentes et nous poursuivent, nous rattrapent, nous grignotent… Comment gérer cette souffrance, que faire de nos questions existentielles ? Passer outre, c’est le refoulement dont les psychanalystes font grand cas.

Certes, il s’agit d’un refoulement nécessaire pour pouvoir développer un quotidien viable, mais un refoulement qui ouvre les voies vers les névroses ou les psychoses, comme le décrit Loy. Mais n’y a–t-il que la voie du refoulement ou existe-t-il d’autres manières de porter et supporter nos tristes conditions humaines ? Pour nous secourir, il y a encore les méthodes ancestrales proposées par les religions de délivrance, dont fait partie le bouddhisme. Ces méthodes font leurs preuves depuis des millénaires.

Le fait qu’elles perdurent et reprennent de vigueur quand chavirent les quotas boursiers montre que l’humanité n’est pas prête à les abandonner.

Soit. Mais le Bouddha ne nous exhortait-il pas aussi à utiliser notre esprit critique ?

La méthode développée par Siddhârta Gautama (6ème AC, le Bouddha historique) prend pour fondement le « besoin de chacun de se voir reconnaître une valeur particulière », écrit Loy : le désir d’être décoré comme héros de la guerre, de recevoir un prix Nobel, de se voir décerner une médaille d’or aux JO de Pékin, d’écrire de best-sellers vendus par millions d’exemplaires,…

Tout ce qui peut satisfaire, momentanément, notre conscience que « moi n’est pas toi » et que « je suis différent de toi ». Cette compulsion à nous vouloir unique, indispensable, seul à être tel et pas un autre, c’est ce que le bouddhisme appelle « l’ego ». L’ego émane de la conscience que « je suis différent de ce qui m’entoure », il est un ‘rejeton’ de notre conscience. L’ego est en recherche continuelle de reconnaissance. Voilà son paradoxe : il se veut unique, mais en même temps il a besoin du regard des autres sans lequel il ne pourrait se croire unique. Si nous ressentons notre ego comme déconnecté du tissu social et environnemental, il lui manque la reconnaissance extérieure ; il sera peu satisfait de ses propres productions, comme un artiste qui accumule ses toiles au fond de son grenier sans jamais les montrer : à la longue, c’est frustrant !

Le dharma (ou enseignement originel du Bouddha) parle en premier à ces personnes frustrées, parce qu’isolées : isolées dans leur tête, dans leur famille, dans leur métier, et souvent, isolées par leur argent, leur pouvoir et leurs richesses matérielles.

Or plus l’être humain est isolé, moins il reçoit de reconnaissance, et plus l’ego se rebiffe et se met à gonfler de manière démesurée. Le sentiment de soi devient grotesque ; à la limite, il prend tout le champ du conscient. C’est ce qui arrive à bon nombre de grandes personnalités de ce monde.

Le Bouddha lui-même était fils de roi ; il a dû souffrir de l’isolement qu’imposait sa condition sociale. Plus tard, l’enseignement du Bouddha fut protégé par les cours royales et impériales. S’il s’est propagé parmi les populations de l’Asie, c’est, d’une part, grâce aux protections et soutiens des dirigeants et, d’autre part, grâce à son caractère plastique : étant donné la complexité de sa pensée, le dharma a dû s’adapter aux conditions du milieu. Il a dû se transformer et ingurgiter les croyances locales ou des caractéristiques des religions autochtones.

Actuellement, qui protège et soutient le bouddhisme chez nous en Occident ? Les banquiers, les stars du show-biz, les présidents, les ministres, des actionnaires de tous bords : à nouveau, des « grandes personnalités » isolées du monde normal (du « vous-et-moi ») et qui, en raison de leurs richesses matérielles, ont certains pouvoirs de décision sur nos vies. Par contre, là où il y a une solidarité vécue entre les gens, le bouddhisme ne prend pas… Croyez-vous qu’un ouvrier de chez Renault, une mamy marocaine ou un gars des favelas, s’intéresse au message du Bouddha ?

Croyez-vous que le bouddhisme est prêt à s’implanter sur le continent africain ? Mais voyez combien d’intellectuels en Occident, de l’extrême gauche à l’extrême droite, se disent sympathisants du bouddhisme. Or qu’est-ce qui caractérise nos classes moyennes occidentales ? L’aisance matérielle qui, de longue date, assure un certain niveau d’instruction.

Si l’enseignement bouddhiste est actuellement très écouté par nos classes moyennement aisées et moyennement intellectuelles (ou qui se disent telles), c’est parce que nous vivons dans une atmosphère de compétition depuis déjà quelques siècles. Cette compétition est nécessaire pour faire tourner la machine économique qui, elle, ne vise que le rendement des entreprises et les intérêts des actionnaires.

Comment ne pas nous sentir isolés, anéantis, asservis dans ce quotidien de performances ? Comment ne pas souffrir d’un ego particulièrement développé, d’un manque de reconnaissance exacerbé ? Des ‘cas uniques’, j’en vois défiler dans mon cabinet d’acupuncture : « personne ne pourrait me comprendre », « mon histoire est trop pénible », « je suis un cas difficile, n’est-ce pas docteur ? » : chaque patient est bien plus souffrant que l’autre et a une histoire bien plus terrible que celle du patient précédent, des histoires à faire pleurer des régiments d’éléphants !

Il y a plusieurs manières de réagir à cet ego encombrant et qui nous fait souffrir d’un manque perpétuel de reconnaissance. Les religions monothéistes nous ont appris à élever consciencieusement notre niveau de conscience et à le faire reconnaître par une entité divine, représentant l’ego parfaitement plein, l’Un, disons : Dieu, Bramah, ou Allah,… au choix. Cela nous amène inévitablement à placer sous surveillance les ‘entités d’en dessous’ : organes des sens, sexualité, sensualité, sentiments, qui tôt ou tard se rebiffent et exigent leurs dûs.

On peut alors se mettre en dé-pression, sous le seuil de pression à la vie, pour ne plus ressentir ni désirs, ni peurs, ni bonheur ni malheur. Cela se passe dans un environnement où « les contradictions tragiques sont au cœur de la condition humaine », comme l’exprime Loy. Les contradictions sont tragiques dès lors que leurs deux pôles s’excluent l’un et l’autre et qu’ils n’ont pas d’autre choix que se tourner le dos.

L’esprit s’élève et forme une bulle de savon qui rejoint le ciel, tandis que notre corps se désintègre, rongé par les petits vers, après notre mort. C’est très chrétien, on s’y retrouve facilement, mais à la longue, on s’ennuie !

Une première réponse du Bouddha à notre souffrance existentielle est de considérer notre ego non pas comme un « en-soi », isolé du reste du monde, assoiffé de reconnaissance, mais comme faisant partie du reste du monde. Il fait partie de nos fondements psychiques, de nos soubassements physiologiques, de nos conditionnements sociaux et familiaux, de la nature, de l’univers. Le Bouddha appelle à plus de solidarité entre nous et nous fait prendre conscience que « je ne suis pas tellement différent de mon voisin, j’ai les mêmes sentiments, incertitudes, envies que lui, même avec une histoire différente de la sienne ». Mais le Bouddha va plus loin que ça : il fait percevoir que toutes choses dans l’univers (dont toi et moi) sont construites des mêmes matériaux : atomes, molécules, cellules, organes, entités psychiques, etc.

De ce fait, notre conscience individuelle, et son ‘rejeton égotique’, n’est pas cet animal extraordinaire qui nous pousse à vouloir ressentir que nous sommes des êtres uniques, indépendants du reste, pouvant choisir en tant qu’individu libre, séparé du reste du monde. Nous sommes faits des mêmes éléments que tout ce qui nous entoure : voilà un beau message de solidarité et d’interdépendance !

Se sentir faire partie d’un groupe, d’un mouvement, d’un organisme social (ou d’une société organique), de la nature, de la vie, de la marche de l’univers est un sentiment d’appartenance et de participation qui peut adoucir notre soif de reconnaissance et calmer notre ego. Si l’ego est ressenti non pas comme une entité isolée, mais comme faisant partie du contexte social, ou de la marche de l’évolution, ou du procès universel, l’ego est partiellement satisfait : je suis reconnu socialement, je suis quelqu’un d’important (au moins autant que mon voisin), je fais partie d’un tout naturel dont je suis un élément.

Que la reconnaissance se manifeste sous la forme d’un salaire au bout du mois, ou du contentement d’un travail bien fait, ou du plaisir à mener à bien un projet commun, l’isolement et son insatisfaction diminuent.

Toutefois, il reste la « dukkha », dit le Bouddha. La dukkha, c’est la souffrance existentielle partagée par l’humanité entière, c’est la souffrance d’être un être humain, et, en tant qu’être humain, d’avoir conscience de ses propres limites. Même si nous nous sentons reconnus, la dukkha reste toujours présente, dit le Bouddha, parce que la reconnaissance n’est jamais que partielle. Le sentiment du manque, la soif de reconnaissance, la souffrance existentielle, nous rappellent constamment que nous sommes des êtres limités : limités dans le temps (l’inévitable mort prochaine) et dans notre matière cellulaire (la maladie, l’âge, les accidents, les allergies, les hivers difficiles, etc.).

Ceci est vrai pour tout le monde, riches, moins riches, pauvres et mourants, tel que le signifiait l’histoire de la première sortie du Bouddha hors des limites de son palais… Même si l’ego est plus assoiffé de reconnaissance chez les isolés, les limites physiques et temporelles sont là pour tout le monde. Personne n’échappe à la mort, peu d’entre nous échappent à la maladie ou aux affres de la dégénérescence.

L’ego nous fera donc toujours souffrir, c’est inévitable, dit le Bouddha. C’est là qu’intervient le grand théorème de l’enseignement bouddhiste : puisque l’ego est une construction mentale, on peut s’en débarrasser par une autre construction mentale et, dès qu’on est débarrassé de l’ego, la souffrance s’évanouit avec lui. Donc, inventons une construction mentale qui permette à l’être humain de se débarrasser de son ego afin qu’il ne souffre plus.

Arrêtons-nous un instant à cette idée de « construction mentale », ou « formation mentale » comme disent les bouddhistes. Le Bouddha propose de considérer le sentiment de soi comme une « production mentale » ou, dit-il, une « fiction sans fondement ». N’est-ce pas la fonction même de la conscience que d’inventer des constructions mentales ? Dès qu’il y a conscience, il y a constructions mentales, non ?

Oublions-nous que la conscience est un outil d’adaptation à notre milieu, au même titre que le sont les branchies pour un poisson, ou que l’est la trompe pour un éléphant ?

Comme tout autre phénomène constitué de matières en mouvement, la conscience consomme et produit. Elle consomme de l’énergie, et elle produit des tracés, des idées, des histoires, des dieux, des calculs, des ponts et chaussées, des fusées, etc., autant de nouveaux matériaux qui sont, en effet, des constructions mentales.

Tout ce que l’homme a inventé, il l’a inventé grâce à des « productions mentales », synonyme, je pense, de « constructions » ou « formations » mentales. Ces productions du conscient sont le résultat de la relation existant entre notre perception du milieu via nos organes des sens et notre cortex. Est-ce que, pour autant, la machine à vapeur, l’électricité, le langage logiciel sont des « fictions sans fondement » ? et le seraient-elles sont-elles toutes à jeter au panier ? Vous me direz : ce ne sont pas toutes les productions du conscient que le Bouddha veut faire disparaître, c’est uniquement notre sentiment de soi, notre ego, parce qu’il nous fait souffrir. Mais si notre « sentiment de soi », notre ego, avait disparu, la machine à vapeur n’existerait pas !

Ni la TV, ni les centrales nucléaires, ni les seins en silicone, ni le dentifrice. J’en conviens volontiers : un tri sérieux s’impose dans la foultitude de choses inutiles produites actuellement. Il n’empêche que je suis contente d’avoir de l’eau dans les robinets et du gaz pour me chauffer en hiver !

Bref, je considère que le Bouddha a avancé un argument pertinent et percutant en affirmant que l’ego et son désir perpétuel de reconnaissance sont des constructions mentales. Mais je ne suis plus d’accord pour dire qu’il s’agit de « fictions sans fondements » amenant implicitement à l’idée qu’ils faillent s’en débarrasser. Peut-être y a-t-il moyen de s’en servir à bon escient ? Avant de répondre à cette question, voyons ce que le Bouddha propose comme méthode pour déconstruire l’ego et examinons par quelle autre construction mentale il propose de remplacer l’ego.

Existe-t-il une construction mentale qui fasse disparaître l’ego ? Pour cela, posons-nous la question d’où vient l’ego, qu’est-ce qui nous pousse à vouloir être reconnu comme unique ? C’est notre conscience, puisque c’est elle qui nous fait voir que « je suis différent du reste ».

Et d’où vient notre conscience ? Elle émerge de notre inconscient, cette part immense du psychisme que nous partageons avec beaucoup d’autres entités vivantes. De cet immense champ de l’inconscient émerge une toute petite pousse printanière de conscience, organe d’adaptation spécifique à l’espèce homo sapiens sapiens. C’est notre conscience qui produit, entre autre, notre besoin de reconnaissance, notre ego.

Mais si ce conscient pouvait être ravalé, avec son ego, dans l’inconscient, on ne souffrirait pas ! Si pouvait n’avoir jamais existé la différence ressentie, entre toi et moi, on ne souffrirait pas. Ravalons donc la conscience et sa production ‘égotique’, ramenons-la derechef vers l’inconscient, où tous deux, conscient et inconscient, fusionnent en un tout indivisible. Cette production de notre conscient, l’ego, disparaît alors dans les fonds océaniques de l’inconscient, qui lui-même s’unit au grand tout universel.

La nouvelle construction mentale proposée par le Bouddha dissout nos « contradictions tragiques » en faisant fusionner les contraires : le conscient fusionne avec l’inconscient, l’être devient le non-être, il n’y a plus de distinction entre toi et moi, entre moi et l’univers, entre corps et esprit, entre vie et mort. « Mon esprit ne fait qu’un avec tout l’univers, il n’est rien d’autre que lui », cite Loy. « Tout est dans tout » : pour ne plus souffrir en raison d’un ego jamais assouvi, le soi fusionne en le non-soi. L’un est l’autre, la vie est la mort. Toute dualité disparaît et s’évanouit.

Je fusionne avec le grand tout, je suis dans le tout, je peux être tout, rien, et n’importe quoi. « La disparition de la pensée dualiste révèle ce qui lui est antérieur », écrit Loy, en ajoutant que « ce qui lui est antérieur est la « boddhi » (l’esprit de Bouddha) ou l’Eveil : un au-delà de la vie et de la mort ». Que cette construction mentale se situe en-dedans, en-deça ou au-delà de nos limites, peu importe. Ce qui importe est que les contraires y soient fusionnels au point où nos limites physiques et temporelles s’effacent d’elles-mêmes.

Le dharma rejoint alors les autres grandes religions, car pour pouvoir parler d’un « antérieur » à ce qui est, donc d’un « en-dehors » à toute dualité, il faut y accorder crédit : l’univers et toutes ses ‘constructions’ reposent sur le principe de dualité (interne-externe, attraction-répulsion, masse-mouvement, vide-plein, etc.). Dès lors, le dharma engage le bouddhiste sur le chemin de la foi, et l’intuition prajnique est finalement similaire aux intuitions des maîtres mystiques des autres religions. Freud les a gentiment balayées sur le pas de sa porte en les appelant le « sentiment océanique ».

Pour lui, l’appel de l’être humain à dépasser ses limites, ou à les « ravaler » en l’Un est un sentiment connu (peut-être ?) du fœtus in utero, ou (en tout cas) du poisson, du mollusque ou de l’anémone de mer.

Le nirvana bouddhiste est l’extinction (ou la disparition) de notre ego par voie de dissolution dans l’inconscient qui lui-même se dissout dans le grand tout. Mais pour arriver à cette extinction mystique et extatique, la voie « aux huit embranchements » est longue et difficile ! La méthodologie bouddhiste est l’ensemble des méthodes aboutissant à une autosuggestion que tous nos « niveaux » (les « cinq agrégats » qui, d’après le bouddhisme, constituent l’être humain) sont impliqués dans l’expérimentation du « tout est dans tout ». Beaucoup de sympathisants occidentaux du bouddhisme confondent le dharma dont le but est la délivrance de notre souffrance, avec la méthodologie bouddhiste. En perdant de vue que le but ultime de l’enseignement du Bouddha est la délivrance de la souffrance engendrée par l’ego, on en retient une série de recettes pratiques à utiliser au quotidien en vue de conserver une hygiène de vie mentale et physique. Le bouddhisme devient alors une « voie éthique », un « modèle de pensée », une « philosophie non confessionnelle », tout, sauf une religion. Cela convient à beaucoup d’entre nous qui cherchons une voie spirituelle, mais qui ne voulons plus adhérer à une religion.

C’est oublier que le bouddhisme est une religion à part entière : il implique une foi en l’existence d’un monde (ou d’un état) sans dualités, un monde hors limites. Toutefois, à l’inverse de l’enseignement chrétien pour lequel le « hors limites » est nommé Dieu, Bouddha a estimé que l’être humain n’a pas besoin d’une aide divine pour se délivrer de la souffrance. Il a misé sur les seules potentialités de l’être humain pour dissoudre son ego dans le tout universel. Il s’agit bien d’une religion, mais d’une religion athée puisqu’elle ne fait intervenir aucun dieu. Certains parlent même d’un « athéisme qui embrasse l’absolu » !

Quant aux religions monothéistes, elles ont en commun d’élever le conscient, de le porter loin au-dessus des abysses de l’inconscient. Nos deux pôles, conscient et inconscient, ou âme et corps, ne peuvent plus que se tourner le dos définitivement, s’exclure l’un l’autre.

La délivrance de nos souffrances vient alors de l’union de notre conscience à l’Un, Dieu de notre choix, mais unique et éternel. Par contre, l’enseignement de Bouddha se re-tourne vers la fusion d’avant la séparation inconscient/conscient. L’intérieur est l’extérieur, la vie est la mort, l’être est le non-être : c’est l’acceptation du dharma à laquelle sont arrivés les maîtres du Mahayana (Grand Véhicule). La fusion des contraires culmine dans la dernière grande école du bouddhisme, le tantrisme, avec l’expérimentation de la fusion mâle-femelle.

Mais comme « intérieur est extérieur », la fusion sexuelle peut être mentale ou effective (effectuée en réalité). C’est ainsi que pendant un millénaire, les maîtres tantriques se sont servis de « femelles-réceptacles » : parentes proches des lamas du haut clergé tibétain, épouses, filles, mères, tantes, servantes, esclaves, etc… « la vie d’une femme tibétaine ne valait pas plus que la corde pour attacher son cheval » nous rappelle Alexandra David-Neel.

Au Japon, pour les maîtres zen, comme « la vie est la mort, je peux donner la mort qui donne la vie ». « Le sabre qui donne la vie » (en coupant la tête de l’ennemi) est devenu une devise des moines zen engagés dans les guerres que le Japon a menées aux 19ème et 20ème siècles. Ces maîtres zen se trouvaient alors dans un état hypnotique, ils en conviennent eux-mêmes. De même, lors des rituels du Kalachakra dans les temples tibétains, les lamas qui forçaient des fillettes de dix ans à servir de réceptacle étaient, eux aussi, dans un état second.

Un petit joint pour la route… ou une pipe d’opium peut-être ?… histoire de nous rappeler le peuple ! Le bouddhisme, bien qu’il ait un pouvoir de séduction certain sur les êtres isolés et insécurisés que nous sommes, est une construction mentale qui peut dériver vers une autohypnose qui n’a pas toujours le nirvana comme résultat !

Mais qu’est-ce qui a amené le Bouddha, et qu’est-ce qui nous amène, nous, en Occident, à considérer la condition humaine comme essentiellement habitée de contradictions tragiques ? Autrement dit, qu’est-ce qui nous empêche de voir que nos contradictions ne nous apportent pas que tragédies et souffrance ? Le Bouddha a–t-il pensé qu’avec la disparition de l’ego (né de la conscience de soi), la dualité conscient-inconscient disparaît elle aussi, or c’est cette contradiction (ou cette tension entre nos deux pôles) qui fait apparaître l’humain de l’être humain.

Alors, posons-nous la question avec sincérité : sommes-nous des êtres essentiellement et fondamentalement souffrants ? Bien sûr, l’ego restera toujours un mirage insatisfait sur les eaux troubles du collectif. Il n’empêche qu’on peut aussi percevoir l’ego comme autre chose qu’une potion morbide qui nous empoisonne la vie. Par exemple, on peut ressentir l’ego comme étant un lien souple entre un « moi qui fait son chemin » et un « nous dont je ne peux m’abstraire puisqu’il me dirige ». Un « moi » est l’ensemble de mes potentiels, il « fait son chemin » à partir du moment où je me satisfaits de ses productions. Ce « moi qui se trace » est intimement lié au « nous dont je ne peux m’abstraire », puisque ce « nous » m’apprend à voir quels sont mes potentiels et me pousse à les effectuer en vue d’une plus grande satisfaction du « nous-moi » (la société organique).

En effet, je deviens moi à travers le regard des autres, et l’autre devient lui à travers mon regard. Il s’agit d’un aller-retour ininterrompu entre individu et collectif. On y retrouve d’ailleurs le principe d’interdépendance présent dans le bouddhisme. Il me reste toujours l’impression d’un manque, d’un quelque chose qui n’est pas arrivé à se rendre effectif et qui m’échappe, mais ce sentiment d’incomplétude, au lieu de n’être ressenti que comme l’ombre de mon ego frustré et déprimé, ne peut-il être ressenti comme moteur de croissance ?

Autrement dit, la souffrance engendrée par la soif de l’ego, ne peut-elle être transformée pour me faire évoluer ? Pourquoi ne pas utiliser l’ego et sa soif de reconnaissance pour me faire aller, tracer, procéder, effectuer, etc. ?

Je sais que le sentiment de manque est incontournable, puisque je suis un être limité parmi une foultitude d’êtres limités. Pourtant, ce sentiment de manque ou de perte, ce rappel continu de mes limites, et donc de ma propre mort, je ne veux pas y échapper, je ne veux pas le dépasser, je ne veux pas le transcender. C’est un choix conscient : je veux le prendre en considération, l’honorer et l’apprivoiser pour le transformer en un moteur de renouveau.

De même, la souffrance de me voir limitée, l’angoisse de la mort prochaine et les névroses qui en résultent : tout cela c’est moi, parce que je suis un être humain. En tant qu’être humain, j’ai la possibilité de transformer l’angoisse et la souffrance, engendrées par le fait que je suis un être humain, en un moteur de croissance. Dans cet élan créatif, les limites auxquelles je suis confrontée sont certes sources de souffrance, mais, surtout, elles sont ce qu’elles sont : des limites desquelles je dois tenir compte.

Cette manière d’apprivoiser nos limites, c’est-à-dire de nous apprivoiser nous-mêmes, se trouve inscrite dans le « Livre des Changements » (ou « YiJing »), un très ancien ouvrage de la très ancienne Chine, bien plus ancien que le bouddhisme (disons que ses prémices remontent à il y a 3500 ans, pour ceux à qui plaisent les comptes à rebours). Quand le YiJing conseille de « faire du temps un allié et non un ennemi », il vise cet apprivoisement de nos limites, qui n’est nullement un renoncement à nos désirs (ou mieux dit : à nos pulsions de vie), ni même un dépassement de nos désirs. Il ne s’agit pas de renoncer à me faire reconnaître, ni de dissoudre mon besoin de reconnaissance dans un grand tout universel, mais il s’agit d’aiguiser ma conscience que telle est ma vie : limitée, et donc faisons avec ce qu’on a ! Faisons-le en ne trichant pas, en ne nous voilant pas les yeux, en n’inventant pas des échappatoires faciles vers des au-delà paradisiaques ou des en-deça océaniques, mais en digérant notre sentiment de manque, c’est-à-dire en le transformant.

Le « zhong, 忠 » chinois dont le caractère s’écrit : « le cœur () au milieu () », c’est l’idée que garder la conscience de nos limites au centre de notre vie est gage d’honnêteté vis-à-vis du « nous-moi ». A partir de ce « zhong », de ce « cœur au milieu », on peut observer, construire, inventer, parler, se taire, rire, chanter, tout en sachant pertinemment qu’on n’échappe pas au manque, à la perte, à la mort.

Alors, refoule-t-on notre peur de la mort, comme le prétendent les psychanalystes ? Non, répondent les Chinois, on la digère.

Ce n’est pas la même chose !

Dans la première proposition (refoulement), on se voile la face, on fait semblant qu’elle n’existe pas, on tente de l’oublier ; les croyants la subliment en une foi en l’Au-delà : nirvanique, paradisiaque, brahmanique... Gérer l’angoisse de mort « à la chinoise », c’est la digérer : comme les aliments que nous mangeons se transforment en sang et en chaleur, l’angoisse de mort se transforme en une vie pleine et ronde. Heureuse ? Non, pas nécessairement, mais pas malheureuse non plus. Bonheur et malheur avancent au même rythme.

En fait, dans cette approche de l’angoisse de mort, il ne s’agit plus ni de bonheur ni de malheur, il ne s’agit pas non plus de donner ou non un sens à sa vie, il s’agit plutôt de me rendre, moi, efficient dans le cours du nous, de prendre le pli du mouvement en cours.

Ayant perçu l’amorce d’un mouvement, l’amener à son épanouissement. C’est un exercice de style dans lequel l’ego est ressenti comme une présence nécessaire pour que l’aller-retour entre le nous et le moi s’effectue avec fluidité. L’ego sert alors à faire le « bon choix au bon moment » : le choix en adéquation avec le mouvement en cours. Mon ego, dans les limites de ses capacités et de son temps, participe au mouvement. En liaison avec beaucoup d’autres ego, il est porteur de l’amorce d’un mouvement, et c’est l’ensemble des ego en relation les uns avec les autres qui constitue le mouvement. Dans ce schéma, je ne suis pas seule, je participe, donc je suis reconnue et satisfaite de mes productions.

Mon ego est content ! Je peux aussi m’isoler quand c’est nécessaire. Mon ego, ainsi que celui de mes voisins, est tant individuel que social, il passe de l’un à l’autre.

Venons-en alors à la manière chinoise de concevoir la dualité : elle n’est ni exclusive, comme c’est le cas chez nous (corps / âme, bien / mal, oui /non, etc.), ni fusionnelle, comme c’est le cas dans le bouddhisme pour lequel les dualités se dissolvent par la fusion des contraires.

Les deux pôles de toute dualité sont en même temps opposés et complémentaires. Par exemple : l’ego peut être individuel et social, l’un ayant besoin de l’autre. Ou : l’être humain a un conscient et un inconscient, l’un nourrit l’autre, et vice-versa. Ou encore : la dualité corps / esprit, en Chine, n’amène pas à une élévation de l’un par le rabaissement de l’autre, mais sont deux pôles de l’être humain dont il doit tenir compte à mesure égale. Ou : la dualité entre la nature et la culture, qui amène l’Occident à dire que « ce qui est culture n’est pas nature ».

En Chine, la culture est ressentie comme une émanation de l’être humain, lui-même manifestation de la nature ; la culture fait donc partie de la nature.

De même, la conscience qui, en Chine, est ressentie comme faisant partie de la nature, alors que chez nous, elle est nous distingue et nous sépare du reste du monde ; d’où notre sentiment d’une « confusion qui s’empare de l’animal conscient de lui-même quand il se hausse au-dessus de la nature et qu’il s’en détache sans trop savoir pourquoi » (dixit Loy).

Une telle perception de la conscience ne peut que nous rendre malheureux parce que nous nous sentons totalement déconnecté du monde naturel. Alors que si nous percevions, à la chinoise, que la conscience est une faculté d’adaptation parmi d’autres sur la voie de l’évolution du vivant, on prendrait la conscience pour ce qu’elle est : un outil nous permettant une meilleure adaptation à notre milieu et qui à ce titre peut nous emporter vers des moments jubilatoires et vers d’autres moments douloureux ; le tout est de ne pas rester coincé dans l’un ou dans l’autre.

Ce qui importe à la Chine ne sont pas des états d’extase ou de dépression, de joie ou de souffrance, de bonheur ou de malheur, mais ce sont les capacités des êtres humains à fluctuer de l’un à l’autre sans se faire coincer dans un extrême.

Notre conscient (duquel émane notre sentiment de soi) fonctionne comme n’importe quelle autre forme de vie sur terre : selon un mouvement d’alternance, d’aller-retour du moi individuel au moi collectif, aller-retour du moi désir-de-toi au moi rejet-de-toi, aller-retour du repos vers l’activité, aller-retour du spirituel au charnel, etc. Mais jamais il n’y a fusion entre les deux pôles : quand je jubile, je ne pleure pas, mais j’ai la possibilité de passer des pleurs aux rires. Car c’est l’état extrême de l’un qui engendre l’autre : là se situe le passage possible. S’il y avait fusion entre mon moi spirituel et mon moi charnel, ni l’un ni l’autre ne pourrait s’exprimer à sa juste mesure. La fusion de mes deux pôles formerait un tout indistinct où aucun des deux n’aurait de place pour se manifester. Lorsque l’un s’exprime distinctement de l’autre, ce dernier peut se manifester à son tour : ils se nécessitent mutuellement, s’engendrent et alternent. Idem pour la souffrance et le plaisir : c’est parce que la souffrance se manifeste à un certain moment que le passage vers le plaisir s’effectue. Si la souffrance disparaissait complètement de notre vie, comment connaîtrions-nous le plaisir ?

S’il y avait fusion entre vie et mort, que « la vie est la mort » comme le dit le bouddhisme, serait-on encore à même de considérer la vie pour ce qu’elle est : limitée, et tellement plus palpitante parce que limitée ! Nous reproduire avec autant d’ardeur depuis des millénaires, n’est-ce pas une manière de répondre à notre angoisse de mort ? Dès lors, si nous étions à jamais débarrassés de l’angoisse de mort, serions-nous à même de faire naître en nous un élan de renouvellement de la vie ? Le moteur de la sexualité est bien notre peur de la mort (ne nomme-t-on pas l’orgasme, la « petite mort » ?).

Imaginez-vous une vie sans peur de la mort : quel ennui éternel ! Donc, je m’oppose vivement à cette assertion des prêtres, des psychanalystes, des bouddhistes, et autres robes à froufrou, que « le besoin le plus profond de l’être humain est d’être libéré de l’angoisse de mort et de perte ».

Non, non et non !

Je m’insurge même contre un point de vue aussi réducteur de l’humain.

Au contraire, nous avons besoin de notre angoisse de mort, car elle est un outil efficace pour devenir pleinement humain.

Je ne sais pas si l’être humain a un besoin plus « profond » qu’un autre, mais je pense que si nous voulons atteindre notre envergure d’être humain, nous avons intérêt à nous rendre de plus en plus conscient et de nos limites et de nos potentiels. Bien sûr, si on considère la conscience comme une entité isolée de ses fondements inconscients, la conscience de nos limites devient angoisse de nos limites.

On doit alors faire appel à l’équipe de secours : religions de délivrance ou divan du psy. La conscience ne peut s’épanouir sur une terre aussi stérile, stérilisée devrait-on dire, coupée de ses pulsions, sensations, sentiments, émotions, désirs, peurs, etc. Par contre, si le conscient s’enracine dans l’inconscient - terreau naturel du conscient -, ce dernier le porte et le nourrit. Une conscience de nos limites est alors en relation avec une prise de conscience, parfois lente, d’autre fois subite, des divers potentiels enfouis dans l’inconscient. Il ne s’agit pas, comme dans le bouddhisme, de devenir un rien du tout dans le grand tout, ou un n’importe quoi dans le rien du tout, il s’agit au contraire d’être en adéquation avec ses exactes capacités.

Grâce à nos capacités propres, celles déjà connues et celles non encore connues, et de la satisfaction qui découle de leur déploiement, nos limites ne s’estiment plus en termes de souffrance ou de bonheur, elles sont nos conditions de vie. La mort devient une limite nécessaire au renouvellement de la vie.

« On entre dans la vie comme dans un bouillonnement, on meurt comme par un écroulement » dit ZhuangZi, « vie et mort sont deux mutations du Qi », le « Qi » étant la masse en mouvement ou le mouvement de la masse.

Le caractère « Qi » s’écrit en chinois avec une botte de riz surmontée de la vapeur se dégageant de la cuisson du riz. Le tracé du caractère exprime bien que le Qi, rendu en français par « souffle » ou plus couramment par « énergie », est perçu par la Chine comme une matière : rien de plus matériel que du riz, que ce soit sous sa forme de graminées ou sous sa forme de vapeurs parfumées stimulant l’appétit !

N’est-ce pas une belle image, à la fois du concept de « matière » et de la dialectique inhérente à la matière ?

Moi, matière soufflante et aspirante, je plaide pour un matérialisme conscient et content de l’être !