« Exploitation », « propagande », mouvement « sectaire »… la compagnie de danse Shen Yun vivement décriée
par Andreas Tobler pour "La Tribune de Genève", le 3/01/2025
Des rapports accusent la compagnie de danse Shen Yun, liée au mouvement du Falun Gong, d’exploiter de jeunes artistes, et d’affaires peu scrupuleuses. De plus, le leader du Falun Gong aurait profité d’une malade en phase terminale. La troupe, fondée en 2006 à New York et qui toucherait aujourd’hui un million de personnes par an grâce à ses tournées mondiales, montre en apparence une culture chinoise classique, telle qu’elle existait en Chine avant la révolution du parti communiste.
La période est agitée pour le Falun Gong. Le mouvement spirituel mondial est persécuté par le régime chinois et est également controversé en Suisse. Selon l’expert Hugo Stamm, la doctrine salutaire du mouvement est « hautement sectaire », car le père du Falun Gong fait à ses membres de nombreuses promesses qu’il ne peut en aucun cas tenir.
Li Hongzhi, c’est le nom du fondateur, s’est installé aux Etats-Unis en 1998 avec sa femme, d’où il continue à propager son enseignement. Entre autres avec son propre groupe de presse, The Epoch Times, qui est considéré comme le média d’information indépendant à la croissance la plus rapide aux Etats-Unis. Il y a quelques semaines, l’entreprise a fait la une des journaux parce que son directeur financier aurait, selon l’acte d’accusation d’un tribunal new-yorkais, blanchi ou obtenu illégalement 67 millions de dollars.
Danser dans le « parfum de la propagande »
Ces dernières années, les représentations de la compagnie de danse Shen Yun, vitrine du mouvement religieux, avaient déjà suscité le débat. La troupe, fondée en 2006 à New York et qui toucherait aujourd’hui un million de personnes par an grâce à ses tournées mondiales, montre en apparence une culture chinoise classique, telle qu’elle existait en Chine avant la révolution du parti communiste. Mais en réalité, les spectacles ne seraient rien d’autre qu’un « emballage trompeur de propagande » pour le Falun Gong. Et ce, sans que cela soit suffisamment mis en lumière.
Lorsque Shen Yun s’est produit à Lausanne en janvier 2024, plusieurs spectateurs et spectatrices se sont plaints du caractère « militant » du show. A l’époque et comme lors d’une tournée l’année précédente, selon l’édition imprimée de 20 minutes, des personnes du public auraient quitté les représentations à Lausanne parce que le spectacle de danse les plongeait dans un « parfum de propagande ».
Aujourd’hui, dans plusieurs articles, le New York Times lance des accusations bien plus graves. Shen Yun aurait exploité de jeunes danseurs et danseuses, contourné des lois sur le blanchiment d’argent et profité d’une malade en phase terminale.
Des adolescents comme convoyeurs de fonds
Pour ses recherches, le New York Times affirme avoir consulté des centaines de pages issues de la communication interne de Shen Yun, analysé les documents fiscaux du groupe de danse et interviewé des initiés.
Selon le travail d’investigation du journal, Shen Yun semble être une sorte de vache à lait pour Falun Gong. Malgré la pandémie, le groupe de danse a multiplié sa fortune de 60 millions de dollars en 2015 à plus de 260 millions fin 2023.
Bien que les tournées soient apparemment très lucratives, les interprètes adultes ne gagnent pour la plupart que « 12.000 dollars ou moins » par an, d’après le New York Times. Certains interprètes, encore adolescents, auraient en outre été encouragés à faire passer de grosses sommes d’argent en liquide, parfois jusqu’à 10.000 dollars, à la frontière américaine, vraisemblablement pour contourner les lois sur le blanchiment d’argent.
Shen Yun réfute les accusations du quotidien américain dans plusieurs déclarations. Selon la compagnie, les articles du Times, seraient « partiaux » et « pleins d’erreurs ». L’article donne la parole à une poignée d’anciens protagonistes de Shen Yun, « dont certains ont des liens avérés avec le régime chinois » ou ont été licenciés par Shen Yun pour « violation des règles de l’entreprise ».
Au cours de sa formation, chaque élève recevrait une bourse « d’un montant d’environ 50.000 dollars américains par an comprenant le logement et la nourriture ». Une tournée avec la compagnie chinoise serait, pour les jeunes artistes en devenir, « la chance de leur vie ».
Shen Yun n’a pas encore réagi à l’accusation qui lui est faite d’utiliser des danseurs mineurs comme pourvoyeurs de fonds.
Les accusations portées contre Shen Yun sont également explosives en Suisse. En février, la compagnie de danse se produira à Bâle pour quatre représentations et à Lausanne pour quatre autres.
Avec un total de huit dates en février, les deux associations du mouvement Falun Gong suisse ont loué les salles du Musical Theater de Bâle et du Théâtre de Beaulieu à Lausanne.
D’autres lieux culturels ont refusé d’inviter le spectacle. C’est le cas du Théâtre de Winterthur, subventionné par l’Etat. Après les représentations de Shen Yun en 2018, le théâtre avait décidé, avec le maire de la ville, de ne plus accorder à Shen Yun la possibilité de se produire. En 2017, les tourneurs de Shen Yun sont allés jusqu’au Tribunal fédéral pour déposer un recours afin que le divertissement soit maintenu au Grand Théâtre de Genève. En vain, le Tribunal fédéral a rejeté la requête.
Quelle est la réaction des théâtres de Lausanne et de Bâle face aux accusations du New York Times ? Le Théâtre de Beaulieu n’en a eu aucune. La société FBM Entertainment, qui possède le Musical Theater Basel et qui a déjà accueilli Shen Yun au Theater 11 à Zurich en 2019, n’a pas non plus souhaité commenter l’affaire. L’attachée de presse renvoie à l’« Association pour l’art chinois », chargée de l’accueil du spectacle à Bâle, dont le président, connu de notre rédaction, serait un certain Q.L.
Q.L., de son côté, fait référence à une déclaration de Shen Yun au Times et affirme qu’il ne peut pas parler au nom du groupe de danse. Le président de l’association semble toutefois continuer à soutenir pleinement la compagnie. « Nous avons travaillé avec Shen Yun pendant plusieurs années et apprécions la troupe d’artistes extrêmement professionnels et sympathiques », écrit Q.L. Les représentations en Suisse alémanique de Shen Yun, en février, « auront bien lieu ».
Les organisateurs de la venue de la compagnie à Lausanne n’ont pas répondu à nos questions.
D’un point de vue juridique, il n’existe actuellement aucun moyen d’agir contre les représentations de Shen Yun en Suisse. Mais pour des raisons éthiques et morales, l’expert en sectes Hugo Stamm trouve « lamentable » que des théâtres en Suisse continuent à louer leurs salles à la compagnie.
Le gourou du Falun Gong se dit capable de traverser les murs
Les enseignements spirituels du Falun Gong seraient tout sauf anodins. En surface, ils seraient certes basés sur cinq exercices physiques semblables au yoga et sur la méditation. Mais selon Hugo Stamm, il s’agit avant tout d’une façade. « Le Falun Gong a à sa tête un gourou, Li Hongzhi, qui s’attribue des qualités divines. » Ainsi, il prétend être en contact avec tous les dieux du cosmos. Il se croit capable de voler et de traverser les murs. Pour lui, celui ou celle qui maîtrise le Falun Gong est capable de transformer des objets, de transpercer à l’œil nu un corps humain et de faire des prédictions pour l’avenir.
Le spécialiste zurichois en dérives sectaires affirme que Li Hongzhi serait avant tout un être vénéré par ses adeptes. L’homme, aujourd’hui âgé de 73 ans, agit de manière « assez peu scrupuleuse » lorsqu’il tire profit des aspirations spirituelles de ses disciples pour s’octroyer un pouvoir séculier.
La dépendance psychologique, à travers les promesses de salut et de martyre promu par Li Hongzhi, peut devenir si grande que sortir du Falun Gong est alors liée à un profond sentiment de honte et à un effondrement de l’image de soi.
Pour expliquer cet assujettissement, le New York Times cite le cas d’une femme qui s’est fiée aux enseignements du maître ésotérique. Elle est finalement décédée d’un cancer. Elle n’aurait pas pu se payer un traitement médical classique, car elle avait fait don de toute sa fortune au Falun Gong. Sa carte de crédit aurait été débitée, entre autres pour des achats dans une bijouterie de la Bahnhofstrasse, « apparemment pour Li Hongzhi et sa femme », comme le note le New York Times.
Après le décès de cette femme atteinte d’un cancer, une partie de la somme aurait été remboursée à la famille de la défunte. En avril 2019, lorsque la carte de crédit de la malade décédée a été débitée dans la principale artère commerçante de Zurich, Shen Yun y était de passage.
Shen Yun rejette également ces accusations dans un communiqué. La femme, qui selon le Times travaillait comme comptable pour la compagnie de danse, aurait été invitée à de nombreuses occasions par des collègues à « limiter ses dépenses inutiles et parfois somptuaires ». Sa santé aurait été en outre un sujet de préoccupation. Après avoir refusé à plusieurs reprises un traitement, un membre du personnel de Shen Yun aurait insisté pour qu’elle soit emmenée à l’hôpital.
Dans le cas de la défunte, les lecteurs du New York Times ne se verraient présenter que « quelques éléments » afin de les « tromper sur la vérité de l’affaire », selon un communiqué de Shen Yun. Le groupe défend également la thèse selon laquelle, derrière le quotidien new-yorkais, se cache le Parti communiste chinois. Une campagne de Pékin « semble être à l’origine des récents articles du New York Times et d’autres médias ».
Il existe plusieurs vérités sur le Falun Gong, dit l’expert
« L’accusation selon laquelle le Parti communiste dirige les reportages sur le Falun Gong est évidemment absurde si elle est dirigée contre l’ensemble de la rédaction du New York Times », explique Ralph Weber, professeur à l’Institut d’études européennes globales à l’Université de Bâle.
En s’élevant contre le mouvement Falun Gong, on se trouve cependant toujours face à un dilemme. « Très souvent, les critiques, quelle que soit leur motivation, comme celle du New York Times, se chevauchent plus ou moins directement avec la propagande anti-Falun Gong du Parti communiste chinois. » Le régime chinois a immédiatement utilisé les récents articles du journal d’outre-Atlantique contre Shen Yun pour sa propre propagande. De telles reprises et recoupements conforteraient les adeptes de la doctrine dans leur opinion selon laquelle les médias occidentaux sont dirigés par le Parti communiste chinois dans leurs critiques contre Shen Yun.
« Il faut en outre tenir compte du fait que certains adeptes du Falun Gong vivant en Suisse se battent depuis des décennies contre la persécution du mouvement à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine, et qu’ils ont parfois vécu la répression extrêmement brutale du régime dans leur propre chair ou dans leur environnement personnel. »
Selon Ralph Weber, c’est ce mélange des genres qui rend si difficile toute approche critique de Shen Yun ou du Falun Gong. « On fait du tort aux adeptes du Falun Gong en les montrant du doigt pour leur engagement contre la répression, dont font partie pour eux les représentations de Shen Yun », explique-t-il. En fin de compte, il existe plusieurs vérités concernant le Falun Gong. « Une répression massive contre le Falun Gong est bien réelle. Mais il est indéniable qu’il se passe beaucoup de choses depuis le siège du Falun Gong aux Etats-Unis, lesquelles peuvent assurément être critiquées. »
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