Le Tibet vu et revu par GEO, 3e partie : les charmes trompeurs d’une carte géographique

par André Lacroix, le 19 novembre 2017

Pour compléter son long article (pp. 38-50), Jean-Christophe Servant gratifie ses lecteurs d’une magnifique carte géographique aux couleurs pastel (réalisée par Léonie Schlosser), reproduite sur deux pages sous le titre « À l’Ouest, toujours du nouveau ». En analysant cette carte et les commentaires qui l’accompagnent, on doit bien constater que l’infographie et l’esthétique sont ici mises au service de la désinformation.

 

Carte de GEO, n° 464, pp. 52-53
Carte de GEO, n° 464, pp. 52-53

 

Le « Tibet historique » : une fable historique

Le reportage de Jean-Christophe Servant « Les deux visages de Lhassa » (cf. 2e partie) était tout entier consacré à la seule RAT (Région autonome du Tibet). Sans prévenir le lecteur, le voilà qui passe brusquement à ce qu’il appelle le « Tibet historique », c’est-à-dire un ensemble composite ꟷ que d’autres appellent (tout aussi erronément) le « Grand Tibet ». En bon journaliste, soucieux d’information correcte, il aurait pourtant dû distinguer ꟷ plus nettement que par une subtile variation de couleurs (du jaune orangé au beige) ꟷ les deux entités constitutives de ce soi-disant « Tibet historique » :

1) la RAT, que le grand tibétologue Melvyn Goldstein appelle le « Tibet politique », car les dalaï-lamas y ont exercé pendant des siècles un certain pouvoir administratif au sein de l’empire chinois ꟷ une région où les Tibétains sont hyper-majoritaires ;

2) ce que Melvyn Goldstein appelle le « Tibet ethnographique », c’est-à-dire une longue frange qui borde la RAT et qui est constituée, du nord au sud, de 95% du Qinghai, d’une petite partie du Gansu, de plus de 40% du Sichuan et d’une petite partie du Yunnan ꟷune région où les dalaï-lamas n’ont jamais eu le moindre pouvoir et dans laquelle les Tibétains, s’ils constituent la minorité la plus importante, n’en sont pas moins minoritaires.

Ces deux entités sont de taille sensiblement égale : un peu plus de 1.200.000 km2 pour la RAT et un peu moins de 1.300.000 km2 pour les territoires limitrophes. En les additionnant, on obtient quelque 2.500.000 km2, soit un bon quart de la superficie totale de la République populaire de Chine.

En dessinant un large ruban orange foncé entourant, en les englobant, la RAT et les régions limitrophes, la carte de GEO reproduite sur une double page donne à voir et à penser au lecteur non averti que nous avons affaire à un continuum politique : voilà de quoi réjouir Dharamsala et les séparatistes tibétains, adeptes d’un « Grand Tibet », n’ayant pas abandonné l’espoir de se séparer de la Chine et de la priver ainsi de plus d’un quart de son territoire. Est-ce vraiment le rôle d’un magazine comme GEO d’accréditer ce type de fantasme ?

Cette impression de continuum politique est encore accentuée par le fait que la carte de GEO escamote purement et simplement les frontières provinciales du Qinghai, du Gansu, du Sichuan et du Yunnan, telles que définies par la République populaire de Chine et reprises dans toutes les cartes sérieuses de géographie politique. Que doivent penser les Chinois d’une telle présentation ?

 

Carte correcte du Haut Plateau : les limites du « Grand Tibet » y sont représentées par de petits traits discontinus (tibetmap.com)
Carte correcte du Haut Plateau : les limites du « Grand Tibet » y sont représentées par de petits traits discontinus (tibetmap.com)

 

Autre aveu de cette option partisane : pour unique contact avec les pays voisins, la carte de GEO signale (à la frontière ouest) : « Vers Dharamasala 350 km » et ne cherche même pas à donner l’impression d’objectivité qu’aurait constitué, par exemple, la mention « Katmandou 116 km » (à la frontière sud)…

Encore un détail : le long fleuve qui parcourt d’ouest en est la RAT avant de se diriger vers le sud ne s’appelle pas encore Brahmapoutre comme mentionné sur la carte, mais bien Yarlung ; c’est seulement en arrivant en Inde qu’il prendra le nom de Brahmapoutre. Que dirions-nous si, sur une carte de France, le Rhin était appelé Rhein et l’Escaut Schelde ?

Le Yarlung Tsampo au sud-est de Lhassa vers Tsetang (photo Thérèse De Ruyt, 2012)
Le Yarlung Tsampo au sud-est de Lhassa vers Tsetang (photo Thérèse De Ruyt, 2012)

 

Autres bizarreries et partis pris

Pour étayer sa thèse d’un mal-être tibétain, notre journaliste ne pouvait évidemment pas omettre de mentionner les immolations par le feu, symbolisées sur la carte par de petits panneaux rouges entourant une flamme en blanc. Toutefois, sous une apparence de précision, la carte ne rend pas compte de la réalité : elle éparpille ces sigles sur la totalité du « Grand Tibet » alors que la RAT n’a pratiquement pas connu cette vague dramatique (à une ou deux exceptions près).

En effet, c’est au Qinghai, au Gansu et surtout au Sichuan qu’ont eu lieu quasi toutes les immolations et tentatives d’immolations. Il faut savoir qu’il s’agit là de régions qui regorgent de monastères surpeuplés ꟷ dont certains, au nom de la défense de la liberté religieuse, sont devenus des fers de lance de revendications séparatistes, parfois téléguidées de l’extérieur.

Dans le triste décompte des « 146 cas d’immolations recensés depuis 2009 », il faut savoir aussi que le monastère de Kirti [dans le xian (=district) d’Aba (ou Ngawa ou Ngaba) de la Préfecture autonome tibétaine et qiang d’Aba] ꟷ dont les moines sont reliés par téléphones portables avec leurs confrères du monastère de « Kirti 2 » fondé en 1990 à Dharamsala ꟷ tient une place prépondérante : environ un quart du total des immolations a eu lieu dans le district d’Aba.

Les lecteurs désireux d’une information correcte sur les lieux où se sont produites les immolations peuvent consulter la carte reproduite à la page 5 du livre de la poétesse tibétaine Tsering WoeserImmolations au Tibet. La Honte du monde (voir analyse critique de cet ouvrage sur www.tibetdoc.org, → Politique → Conflits).

Faisant flèche de tout bois pour accuser la Chine de mainmise sur le Tibet, Jean-Christophe Servant conclut l’énumération de ses griefs par ces mots : « (…) et même une station de ski prévue pour être inaugurée en 2020 » … : mon Dieu, quelle horreur ! Si on peut effectivement prévoir que, dans un premier temps, les pistes aménagées au nord de Shigatze seront principalement occupées par de riches Chinois, il va de soi que l’investissement va profiter largement à la population locale.

Si les maires de Haute-Savoie se démènent tant pour promouvoir leurs stations de sports d’hiver, c’est parce qu’ils sont bien conscients des avantages que leurs administrés peuvent retirer de l’afflux de touristes relativement fortunés. En irait-il autrement au Tibet ? Beaucoup d’habitants du Haut Plateau sont d’ailleurs bien décidés à saisir les chances que leur offre le développement du tourisme, comme en témoigne, par exemple, le succès, auprès des jeunes Tibétains, de l’École pour guides de haute montagne, fondée et animée dans le Sichuan par le célèbre alpiniste Serge Kœnig, qui est aussi vice-consul de France à Chengdu : il raconte cette expérience prometteuse dans un livre remarquable paru chez Glénat en 2013 : J’entends battre le cœur de la Chine.

Plus contestable encore, et surtout plus ridicule, dans son plaidoyer antichinois à peine déguisé, Jean-Christophe qualifie les cinq points d’embouteillage d’eau minérale, signalés sur la carte, de … « filières risquées pour le fragile écosystème tibétain », comme si la mise en bouteilles de Contrexéville et de Vittel menaçait l’écosystème vosgien ! Jean-Paul Desimpelaere, ce grand connaisseur du Tibet, décédé malheureusement en avril 2013, s’était déjà amusé, en 2009, du succès publicitaire qu’avait rencontré l’arrivée à Pékin de « l’eau minérale tibétaine … la plus pure du monde » (in www.tibetdoc.org. → Environnement → Ressources naturelles). Pas besoin d’en faire un argument à l’appui d’une thèse contestable.

Publicité pour de l'eau minérale tibétaine dans une rue commerçantede Lhassa  (photo J.-P. Desimpelaere, 2008)
Publicité pour de l'eau minérale tibétaine dans une rue commerçantede Lhassa (photo J.-P. Desimpelaere, 2008)

Une RAT exploitée par Pékin ?

La carte de GEO est dessinée de telle manière que le lecteur est amené à se laisser convaincre que le Haut Plateau est une terre « de plus en plus connectée au bon vouloir de Pékin ».

Au premier coup d’œil, en effet – c’est plus visible sur l’original que sur la copie en réduction reproduite plus haut ꟷ, apparaissent neuf énormes taches en grisé, qui couvrent un bon cinquième du « Grand Tibet », censées représenter les « principales zones d’exploitation minière », comme si un demi-million de km2 était livré à une exploitation systématique sinon sauvage. En réalité il s’agit de vastes zones riches en minerais divers (uranium, lithium, cuivre, soufre, chrome, etc.) dont beaucoup sont situés à une profondeur telle qu’aucun moyen technique n’est encore assez performant pour les extraire.

S’il existe bien sur le Haut Plateau des entreprises extractives en activité, comme, par exemple, la mine de cuivre de Yulong près de Qamdo, la mine de chrome de Luobusa au sud-est de Lhassa ou la mine de lithium de Jiajika dans le préfecture de Garze au Sichuan, etsi, comme partout dans le monde, ce type d’activité dégrade le milieu naturel, il faut savoir que les autorités entendent planifier prudemment l'extraction en la couplant à une étude de l’impact écologique et que, ces dernières années, plusieurs mines artisanales ont été fermées parce qu’elles ne respectaient pas les normes environnementales (cf. notamment Tibet : un trésor de minerais par Jean-Paul Desimpelaere, www.tibetdoc.org . → Environnement → Ressources naturelles).

Curieusement, malgré toutes les ressources de l’iconographie, cette carte est une carte … muette sur toutes les réalisations environnementales positives. Tout ce qu’on y trouve, ce sont les barrages opérationnels et en construction « sous l’œil inquiet des nations voisines », comme si l’énergie hydroélectrique n’était que menaçante et ne constituait pas, pour tout le monde, une énorme chance de production d’énergie propre et renouvelable, sans compter que les barrages peuvent aussi diminuer les risques d’inondations ou de sécheresses.

Aucune trace, par ailleurs, des immenses parcs éoliens comme celui de la préfecture de Nagchu, le plus haut du monde, ni des nouvelles centrales alimentées par le généreux soleil dont bénéficie le Tibet : l’infographie moderne ne permettrait-elle pas d’insérer de petits symboles pour signaler ces parcs dédiés au développement durable ?

Pourquoi, surtout, avoir caché au lecteur qu’en RAT, un tiers du territoire (400 000 km2) est déjà consacré aux espaces verts et que, dans les territoires limitrophes (essentiellement au Sichuan et au Yunnan), on compte dix grands parcs naturels, dont deux sont reconnus comme faisant partie du patrimoine mondial de l’UNESCO ? Est-ce que l’imprimeur était en rupture de couleur verte ? Il y avait pourtant matière à dessiner d’immenses taches d’un beau vert tendre, largement plus étendues que les taches grises de la prétendue exploitation minière.

La steppe de Sangke près de Xiahe dans le Gansu (Photo André Lacroix, 1999)
La steppe de Sangke près de Xiahe dans le Gansu (Photo André Lacroix, 1999)

 

« À l’Ouest, toujours du nouveau » : c’est bien vrai, Monsieur Servant. Mais quoi qu’en pensent les grincheux, le nouveau n’est pas toujours mauvais, qu’il s’agisse (parfois) du Beaujolais ou (souvent) du Tibet.