Le Tibet vu et revu par GEO, 1ère partie : de curieuses complaisances

par André Lacroix, le 8 novembre 2017

Dans son N° 464 d’octobre 2017, le magazine GEO propose un vaste dossier consacré au Tibet sous le titre « Le Tibet au tournant de son histoire » ...

 

couverture du GEO n° 464
couverture du GEO n° 464

 

On y trouve :

- en page de couverture, une photo du dalaï-lama au très large sourire ;

- p. 7, un édito d’Éric Meyer, rédacteur en chef, sous le titre Le murmure du Tibet ;

- pp. 32-37, une interview du dalaï-lama par par Florian Hanig, intitulée Votre Sainteté êtes-vous las de la religion ? ; 

- pp. 38-50, un long article très critique de la politique chinoise au Tibet par Jean-Christophe Servant, sous le titre Les deux visages de Lhassa ;

- pp. 52-53 du même auteur, un très court article, À l’Ouest, toujours du nouveau, servant de commentaire à une carte du « Grand Tibet » ;

- pp. 54-66, une approche par Pierre Haski des problèmes environnementaux du Tibet, sous le titre Révolution verte sur le « troisième pôle » ;

- pp. 68-77, un article repris du « New York York Times News Service » signé Edward Wong, consacré aux techniques traditionnelles de reproduction des textes sacrés : Chez les imprimeurs du toit du monde :

- pp. 78-83, une présentation par Jules Prévost de la vitalité de l’art tibétain contemporain tibétain sous le titre Six artistes en plein choc des cultures.

 

Comme c’est la tradition dans ce genre de publication, les articles sont tous illustrés de photos splendides, parfois sur deux pleines pages.

 

Un supplément intempestif

À cet exemplaire de GEO a été joint, édité par le Mercure de France, un livret de près de cent pages, au format 10 cm X 16 cm, intitulé Le goût du Tibet, disponible moyennant un supplément de 3,90 €.

Il s’agit en fait d’un recueil de textes d’intérêt tout relatif, et parfois mystificateurs, regroupés sous le slogan : « Vive le Tibet libre ! ».

Dans ce recueil figurent notamment deux contributions de Sogyal Rinpoché, ce célèbre gourou, fondateur des centres Rigpa, dont les comportements déviants ont été révélés par Marion Dapsance dans son livre Les dévots du bouddhisme, éditions Max Milo, 2016. Pour plus de détail à ce propos, lire plusieurs articles sur le site www.tibetdoc.org, → Politique → Médiatisation.

Redonner la parole, comme si de rien n’était, à ce sulfureux personnage, relève de l’indécence et du mépris pour toutes ses victimes trop confiantes.

Dans son édito sans concession intitulé Le murmure du Tibet, Éric Meyer, rédacteur en chef de GEO, n’épargne pourtant pas le personnage et rappelle que « le dalaï-lama a récemment prononcé la disgrâce d’un maître du bouddhisme tibétain en France. » Comment se fait-il dès lors que GEO ait accepté que soit joint à son N° 464 ce Goût du Tibet qui inspire le dégoût ?

Qu’est-ce qui a motivé cette adjonction  ꟷ qui n’ajoute rien, c’est le moins qu’on puisse dire, à la crédibilité du magazine ? Qui a décidé ce partenariat ? Quels sont les liens qui peuvent exister entre GEO et le Mercure de France ? N’étant pas un spécialiste des arcanes éditoriaux, je laisse la question ouverte. Peut-être Éric Meyer aurait-il dû émettre plus qu’un murmure…

Sur le livret lui-même, lire Le goût du Tibet. Le dégoût d’une certaine « tibétologie », www.tibetdoc.org (→ Politique → Médiatisation).

 

Un interviewé égal à lui-même

Rompu à l’art de l’interview, le dalaï-lama répond de bonne grâce au journaliste allemand Florian Hanig en émettant quelques considérations avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord, comme, par exemple : 

« (…) l’argent et le pouvoir ne sont que des objectifs à court terme.  Lorsqu’on meurt, seule compte la paix de l’âme. Et je ne pense pas que Staline ou Hitler, par exemple, soient morts heureux, bien qu’ils aient été puissants. »

- « (…) pour trouver la paix, il nous faut maîtriser l’hygiène émotionnelle, celle qui diminue la haine, la jalousie et la colère. »

- « (…) les émotions destructrices. Les psychologues disent aujourd’hui que celles-ci reposent sur des perceptions exagérées de la réalité, ce qui est très similaire à la vision que nous autres bouddhistes en avons. »

GEO N° 464, p.35
GEO N° 464, p.35

À propos précisément de la confirmation par les neurosciences des bienfaits de la méditation, le dalaï-lama n’hésite pas à écrire : « j’aime me décrire ainsi : moitié moine bouddhiste, moitié scientifique. » Quand on sait qu’il avait déjà déclaré : « Je me considère moi-même comme demi-marxiste et demi-bouddhiste » (*), voilà donc Sa Sainteté composée de trois moitiés : un exploit que peu de gourous avant lui ont pu accomplir !

 

Un intervieweur plus que prévenant

Trêve de plaisanteries : ce qui frappe dans cet entretien, c’est que Florian Hanig, voulant sans doute se montrer « plus catholique que le pape », n’hésite pas à dire au dalaï-lama : « cela fait trente ans que vous tentez de dialoguer avec Pékin, mais le gouvernement chinois n’a fait aucune tentative de rapprochement. Il n’en voit pas l’utilité. »

Le dalaï-lama, sachant très bien que cette affirmation est fausse ꟷ car, dès l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, le gouvernement chinois a tenté de mettre la question tibétaine derrière lui en organisant plusieurs rencontres avec des représentants des exilés ꟷ le dalaï-lama ne fait aucun commentaire et se contente d’affirmer : « Je fais toujours une distinction entre la Chine et le peuple chinois », ce qui lui permet d’ailleurs de poursuivre : « À présent, et cela est surprenant, nous assistons [en Chine] à une renaissance de la religion, de la foi chrétienne, mais aussi, de façon très marquée, du bouddhisme. » Ce qui, soit dit entre parenthèses, montre bien qu’un gouvernement laïque est le meilleur garant de la diversité religieuse…

Notons une petite erreur en marge de l’interview : l’encart de la page 36 parle de la création en 1965 de la « République autonome du Tibet » au lieu de la Région autonome du Tibet.

Notons encore que, dans son introduction, Florian Hanig écrit que le dalaï-lama a été « contraint à l’exil en 1959 », induisant le lecteur à penser que sa fuite avait été provoquée par les Chinois alors qu’en réalité elle résultait des pressions de ses frères et de son entourage ainsi que des opérations de la CIA et des Khampas rebelles. Mao n’avait aucun intérêt à voir s’éloigner de Lhassa cet interlocuteur privilégié qu’était le jeune dalaï-lama ꟷ qui avait été reçu en grand pompe à Pékin quatre ans auparavant..

(à suivre)

(*)In Marianne Dresser, Beyond Dogma, 1996.