Penpa Tsering, nouveau « sykiong » à la tête du gouvernement tibétain en exil

par Élisabeth Martens, le 4 mai 2021

Le résultat des élections pour le poste de « premier ministre » de l'ACT (Administration centrale tibétaine) ne s'est pas fait attendre. L'annonce était prévue pour la mi-mai, mais elle est tombée fin avril : c'est Penpa Tsering qui a remporté la majorité au deuxième tour de scrutin, face à son adversaire Kaydor Aukatsang, un proche du premier ministre sortant, Lobsang Sangay.

 

Après des études d'économie, puis la gestion d'un restaurant et d'une entreprise d'import-export, le nouveau « sykiong » (terme tibétain consacré pour « premier ministre » ou « chef du gouvernement »), Penpa Tsering avait déjà été élu en 1996 au Parlement tibétain en exil pour représenter l'Amdo (actuel province du Qinghai). Puis réélu en 2006, il devint président du Parlement en 2008.

Dès 2011, quand le dalaï-lama s'est proposé de quitter son poste de chef temporel du gouvernement tibétain en exil, Penpa Tsering s'est présenté pour occuper le poste de premier ministre. Idem en 2016. Il ne fut pas choisi et a dû céder sa place au protégé du dalaï-lama, Lobsang Sangay. Ce dernier est né à Darjeeling, en Inde, mais il a profité de ses études aux États-Unis pour devenir citoyen américain. Deux mandats successifs l'ont maintenu pendant 10 ans au poste de premier ministre. S'il a excellé à maintenir et à alimenter les liens entre les États-Unis et Dharamsala, par contre, l'ex-premier n'a pas fait avancer d'un iota le dialogue entre la Chine et la communauté tibétaine en exil. Par ailleurs, Lobsang Sangay fut l'initiateur d'un conflit qui déchire encore la communauté tibétaine en exil aujourd'hui et qui n'a pas épargné l'actuel gagnant aux élections, Penpa Tsering.

En effet, lors du second mandat de Lobsang Sangay, Penpa Tsering a été nommé à la tête du Bureau du Tibet à Washington, un poste important car en relation directe avec les ONG de l'ICT (International Campaign for Tibet). À son arrivée en 2016, Penpa Tsering découvre que son prédécesseur, Kaydor Aukatsang – celui qui vient de perdre aux élections et proche ami de Lobsang Sangay - a pioché 1,5 million de dollars dans les caisses du « Tibet Fund », un organisme humanitaire créé pour venir en aide aux réfugiés tibétains. Aukatsang détournait les fonds du « Tibet Fund » pour l'achat de nouveaux bureaux à Washington. « Autrement dit, on achète une propriété avec des fonds normalement utilisés pour des projets de santé et d'éducation », s'indigne un observateur tibétain. Cet exilé tibétain sait de quoi il parle : à Dharamsala, ainsi que dans les autres centres de réfugiés tibétains distribués en Inde, les Tibétains vivent dans des conditions désastreuses, que ce soit du point de vue sanitaire ou au niveau éducatif.1

Quand Penpa Tsering découvre le pot aux roses, il s'indigne. Il mène l'enquête et fait contrôler les comptes. Il démasque Lobsang Sangay et son ami Kaydor Aukatsang, il dénonce leur manque de transparence dans la gestion des affaires de l'Administration centrale tibétaine (ACT), leurs démarches financières frauduleuses, avec blanchiment d'argent à la clef. Pas même un an plus tard, Lobsang Sangay retire à Penpa Tsering son poste de chef du Bureau du Tibet à Washnigton. Le Gouvernement tibétain en exil soutient le premier ministre et parle de « l'incompétence du chef du Bureau du Tibet ». Il fait publier une liste de 10 griefs pour discréditer Penpa Tsering. Après ce coup de massue, Penpa Tsering se fait discret, mais il ne s'avoue pas vaincu. En 2018, il attaque Lobsang Sangay de front et lui intente un procès en diffamation. Il faudra encore deux années pour que la Commission suprême de justice tibétaine en exil tranche en faveur de Penpa Tsering.

« C'est la première fois dans l'histoire des Tibétains en exil qu'un mouvement de contestation prend forme sans lien avec la Chine », assure un exilé sur Facebook qui déplore cette situation.

Durant ces élections d'avril 2021, les 83.000 électeurs tibétains distribués dans 25 pays ont également tranché en faveur de Penpa Tsering, mettant au rancart le duo de fraudeurs et de semeurs de zizanie, Lobsang Sangay et Kaydor Aukatsang.

Parlement tibétain en exil a adopté la Charte des Tibétains en exil le 14 juin 1991
Parlement tibétain en exil a adopté la Charte des Tibétains en exil le 14 juin 1991

 

Comme son prédécesseur, Penpa Tsering est également né en Inde. Il ne parle pas le chinois, ce qui représente un sérieux handicap dans le processus de rapprochement entre le gouvernement en exil et la Chine, car l'objectif de Penpa Tsering est d'amener Pékin à la table des négociations pour résoudre le « conflit sino-tibétain ». « Je veux aborder la question avec le gouvernement chinois par différents canaux », a déclaré Penpa Tsering, dans une interview accordée à The Week.2 « Nous devons également faire bon usage de toutes les opportunités qui se présentent à nous. Tout cela peut être réalisé en respectant les souhaits du Dalaï Lama », ajoute Penpa Tsering qui dit vouloir emprunter la « Voie du milieu » prônée par le dalaï-lama.

Par « Voie du milieu », le dalaï-lama revendique une « autonomie poussée » au lieu d'une indépendance radicale. Or, si on lit attentivement la « Charte des Tibétains en exil » rédigée en 1991 et encore d'actualité aujourd'hui3, il est assez évident que la « Voie du Milieu » n'est rien d'autre que l'indépendance. D'après ce document, le Tibet devrait être une « entité politique basée sur sa propre constitution ». N'est-ce pas la caractéristique principale d'une nation indépendante ? De plus, l'« autonomie poussée » y est clairement définie : elle concerne le « Grand Tibet », soit un quart du territoire de la Chine, elle revendique un Tibet ethniquement pur, donc le départ des « immigrés chinois », elle revendique une constitution tibétaine basée sur le bouddhisme (n'est-ce pas une théocratie?), une démocratie pluripartite, la liberté du Marché et le départ de l’armée chinoise. Il s'agit d'une autonomie vraiment très très très poussée !

Penpa Tsering, sykiong nouvellement élu, se propose de remettre ce programme sous les yeux du gouvernement chinois, car, dit-il, il n'y a plus eu de pourparlers avec la Chine depuis 2010, alors qu'entre 2002 et 2010, il y eut tout de même neuf rencontres. « Mon objectif est de faire des progrès dans la reprise du dialogue », confie-t-il à The Week, et « en plus de travailler pour les droits de la communauté en exil, nous voulons représenter la véritable condition des Tibétains à l'intérieur du Tibet ». Nous y voilà : quelle est la « véritable condition des Tibétains à l'intérieur du Tibet » selon Penpa Tsering ? Il cite : « les dangers posés par la migration massive des Chinois », « les menaces qui en découlent pour la langue, la liberté religieuse et l'environnement », « les politiques chinoises qui visent à détruire leur identité », etc.4

Le premier ministre ajoute que « pour attirer l'attention de la communauté internationale sur le sort des Tibétains, j'essaierai de rassembler des preuves sous forme de données et d'enregistrements. » Bref, une démarche située exactement à l'opposé du journalisme ou d'une recherche libre. Quand, dès le départ on sait ce qu'il y a à démontrer, on va chercher les preuves qui appuient ce qu'on veut démontrer, cqfd.

C'est ce qui a été fait pendant 60 ans à propos des « génocides ethnique et culturel » du Tibet et de la « colonisation chinoise ». Des journalistes ont étalé leurs photos de policiers sur la place du Barkhor, ou ont diffusé des vidéos de militaires chinois patrouillant devant le Potala, ou ont transcrit une interview d'une dame éplorée dénonçant un viol par un commissaire haut placé, etc. Ces procédés médiatiques fonctionnent efficacement car ils parlent à nos émotions, notre esprit critique est tout à coup mis en veilleuse. Heureusement, certains historiens ou journalistes plus consciencieux ont démonté l'artifice pièce par pièce.5

Aujourd'hui, il se passe la même chose pour le Xinjiang et sa population ouïghoure qui est soi-disant torturée, violée, massacrée, emprisonnée, rééduquée, mise au travail forcé, etc. Derrière ces « fake-news », ce sont des organisations extrêmement puissantes et bien organisées qui se dissimulent. Que ce soit dans le « conflit sino-tibétain » ou « sino-ouïghour», la plupart d'entre elles sont financées par des ONG proches du gouvernement américain comme le NED (cousine de la CIA).6

Penpa Tsering ne cache pas son alliance avec les USA. Il rappelle que Nancy Pelosi, présidente du Parlement américain, est une amie proche du dalaï-lama. Il évoque aussi l'appui que Barack Obama a donné à la communauté tibétaine en exil pendant son mandat, et il dit attendre avec impatience « un soutien accru de l'administration Biden.»7

Nancy Pelosi et le dalaï-lama en 2016 à Washington
Nancy Pelosi et le dalaï-lama en 2016 à Washington

 

Déjà avant son investiture à la présidence, Joe Biden promettait de rencontrer le dalaï-lama et de sanctionner la Chine au sujet du Tibet.8 Dans un message posté sur Twitter immédiatement après l'élection de Jo Biden, le dalaï-lama a félicité le nouveau président américain en déclarant : « L’humanité place beaucoup d’espoir dans la vision démocratique des USA en tant que leader du monde libre. »9

Bien plus que Trump, Biden représente l'idéal de ce « monde libre » et de ses valeurs « universelles » défendues par l'Occident. Il ne manquera pas de jouer la carte des « droits de l'homme » pour convaincre ses partenaires européens d’adopter une ligne de conduite commune face au rival chinois. Les questions épineuses des Tibétains, des Ouïghours et de Hong Kong viendront à point nommé pour défendre la démocratie et la liberté des peuples auxquelles l'Union européenne est attachée.

Avec l'administration Biden, les « fake-news » à propos du Tibet vont reprendre de plus belle, celles à propos du Xinjiang vont s'intensifier et celles sur Hong-kong ne sont pas près de s'éteindre, car la rivalité entre les États-Unis et la Chine reste intacte, et cela risque d'être le cas pendant encore de nombreuses années tant il est vrai que les Américains ne peuvent imaginer un seul instant perdre leur statut d’hégémon mondial. Cela, Penpa Tsering l'a bien intégré, mais sera-t-il à la hauteur de ce qui manque cruellement aux exilés tibétains : « des personnalités compétentes dans l’art de mener des négociations extrêmement sophistiquées avec les Chinois, dotées d’une expertise diplomatique et analytique exceptionnelle et maîtrisant le mandarin »10 ?

Grâce à l’instruction obligatoire en tibétain et en chinois dont les six millions de Tibétains vivant en Chine bénéficient maintenant depuis des dizaines d’années, s’est formée au Tibet une élite tibétaine, parfaitement bilingue, susceptible de remplacer avantageusement, face aux représentants de Pékin, des exilés revanchards n’ayant pas appris le chinois et ne connaissant pas les nouvelles réalités du terrain.

 

 

 Notes :

1 http://www.tibet.fr/dossiers_speciaux/la-recherche-dun-chez-soi-pourquoi-les-tibetains-quittent-linde/

2https://www.theweek.in/theweek/more/2021/04/23/will-work-to-restart-the-sino-tibetan-dialogue.html?fbclid=IwAR1_6m-7Va8rPV-Ewa4YDbo65zm11B8ilhccBrseGFvQjKEHqDRgmLp44FQ

http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.tibet.com/Govt/charter.html

4 https://www.theweek.in/theweek/more/2021/04/23/will-work-to-restart-the-sino-tibetan-dialogue.html?fbclid=IwAR1_6m-7Va8rPV-Ewa4YDbo65zm11B8ilhccBrseGFvQjKEHqDRgmLp44FQ

5 Melvin Goldstein, Tom Grunfeld, Patrick french, Albert Ettinger, Jean-Paul Desimpelaere, Barry Sautman, Maxime Vivas, Bernard maréchal, etc., voir "Dharamsalades, Les masques tombent" de Lacroix André, , éd. Amalthée, 2019

6 Voir une liste d'articles dans http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/ouighours-et-tibetains

7https://www.theweek.in/theweek/more/2021/04/23/will-work-to-restart-the-sino-tibetan-dialogue.html?fbclid=IwAR1_6m-7Va8rPV-Ewa4YDbo65zm11B8ilhccBrseGFvQjKEHqDRgmLp44FQ

8 https://www.republicworld.com/world-news/us-news/biden-vows-to-meet-dalai-lama-and-sanction-china-over-tibet-if-voted-t.html

9 https://www.rtbf.be/info/monde/detail_presidentielle-americaine-2020-le-dalai-lama-salue-a-son-tour-joe-biden?id=10628097

10https://www.eastasiaforum.org/2021/03/31/tibetans-in-exile-facing-new-challenges/