Le Tibet manque d'investissements productifs

par Jean-Paul Desimpelaere, le 29 février 2012

Lors d'un séminaire international de Tibétologie qui s'est tenu à Pékin en octobre 2008, le démographe anglais, Andrew Martin Fischer, a lancé une discussion animée à propos de la discrimination sociale et économique des Tibétains par rapport aux Chinois installés au Tibet.

 

L'exposé de Fischer s’est avéré utile dans le cadre d’un débat, mené en Chine, à propos de l'avenir économique du Tibet. Ses arguments ont été percutants et ont été entendus. « L’aide gouvernementale massive chinoise pour le Tibet n’est pas productive, la population rurale tibétaine n’a pas la chance de goûter aux fruits de la modernisation. L’infrastructure, l’administration et les métiers urbains engouffrent toute l’aide financière », a-t-il déclaré (1).


Il a analysé les indices économiques de la manière suivante : « 80% du PNB du Tibet représentent de l’investissement pur. C’est le chiffre le plus élevé au monde. C’est une conséquence de grands projets d’infrastructure et d’une administration développée. Ces derniers prennent trop de place, rendant minimes les investissements dans les secteurs réellement productifs. Dans la province frontalière du Qinghai, investir 1 yuan rapporte 1,5 yuan en PNB. Au Tibet, 1 yuan investi rapporte 0.8 yuan en PNB, une perte donc. C’est une manière très inefficace d’aider le Tibet à un meilleur développement économique.

Et cela dure depuis très longtemps. Pourquoi ? L’importance accordée à l’administration est trop grande au Tibet. Si on enlève les subsides du pouvoir central, l’économie tibétaine s’effondre. Mais, la nouvelle voie ferrée, elle, restera intacte.

Le Tibet est l’exemple le plus flagrant de l’inégalité entre ville et campagne en Chine : de 1 à 5, et la dernière décennie a vu ce gouffre s’agrandir. Parmi la population urbaine, il y a également une différence de salaire de 1 à 4 pour la population travailleuse. Le problème majeur est que les centres urbains n’ont que peu « d’activité productive », ils ne génèrent même pas de plus-value. »


À mon avis, l’observation de Fischer comme quoi il y a trop peu « d’investissements productifs » au Tibet est correcte. Pour pouvoir être moins dépendant des subsides nationaux, le développement d'une industrie régionale s’avère indispensable. Presque tous les articles de consommation présents au Tibet viennent de la Chine intérieure.

La question à se poser serait donc : quels sont les produits qui sont achetés en grande quantité par les Tibétains ? Il peut s’agir de mixers pour préparer le thé au beurre, de nombreuses familles d’agriculteurs en possèdent déjà un... et on pourrait alors développer une entreprise d'électro-ménagers. La question est donc : quels produits sont en même temps utile à la consommation locale, et à fabriquer en quantité suffisante pour créer une ligne de production ?


Malheureusement, Fischer fit aussi quelques commentaires politiques qui fâchèrent l'assemblée : « La noblesse tibétaine d’autrefois a été remplacée par l’apparat du parti qui, comme à l’époque, ne représente que 5% de la population et qui avale une grande partie des subsides octroyés par le gouvernement central ». Et encore : « La discrimination socio-économique touche les Tibétains et non les immigrants Han ».

De telles remarques ont rendu le débat houleux.

Notons quand-même que la situation actuelle de l’administration tibétaine n’est pas comparable avec celle des grands propriétaires terriens de l’ancien Tibet. Actuellement, les Tibétains ne vivent plus une situation d'exploitation, même s’il est vrai que l’apparat gouvernemental du Tibet vit aux frais du gouvernement central.


La réaction des participants, autant tibétains que chinois, ne s'est pas faite attendre : « Les modèles économiques occidentaux ne sont pas tous applicables au Tibet. L’économie tibétaine est considérée comme une économie politique, ou publique. L’état chinois veut avant tout améliorer les conditions de vie de la population tibétaine via la construction d’un réseau de services : santé, hygiène, culture, sport, sécurité, protection de l’environnement, etc.

Il s’agit plus que de simples facteurs économiques. Il est important de regarder le tout à long terme.

L’état essaie de mettre en place l’infrastructure nécessaire pour favoriser les initiatives de modernisation, sans pour autant abandonner les valeurs de la culture traditionnelle tibétaine. La population est d'ailleurs concertée dans ces décisions : à Lhassa, il y a des comités civiques par commune, par groupe de travail ou par centre de commerce. »

 

Note
(1) Andrew Martin Fisher, Development Studies Institute, London, “Urban Fault Lines in Shangri La”, 26/2/2004. Et “Population invasion versus urban exclusion”, Population and Development Review, December 2008, p. 631-662. Andrew Fischer est un économiste et démographe anglais. De 1995 jusqu’à 2001, il vécut dans la communauté tibétaine en Inde et au Népal. Par la suite, il a travaillé pour le TIN (TibetInfoNet, qui est pro-dalaï-lama) à Londres, et il est actuellement professeur invité aux Pays-Bas. Sa spécialité : mettre à jour les mécanismes qui discriminent de manière structurelle les minorités d’une communauté et qui peuvent amener à des exclusions socio-économiques.