Commentaire du livre Le Tibet est-il chinois ? , ouvrage collectif publié sous la direction d’Anne-Marie Blondeau et Katia Buffetrille (1)
par Albert Ettinger, le 3 janvier 2016
Déjà la phrase interrogative que les auteurs ont choisie en tant que titre pose problème. Elle me paraît étrange et peu sensée. N'aurait-on pas dû au moins la mettre au passé ? « Le Tibet était-il jadis (avant 1950 p. ex.) chinois? » serait une question légitime. Sous sa présente forme, elle est ou bien purement rhétorique, ou bien franchement idiote, puisque l'appartenance du Tibet à la Chine, depuis plus de soixante-dix ans, est indéniable. Le gouvernement de Pékin n'y exerce-t-il pas son autorité et son contrôle effectif ? Cette appartenance est en plus reconnue officiellement par pratiquement tous les pays et gouvernements du monde. Car les États qui entretiennent des relations diplomatiques normales avec la Chine ont reconnu et reconnaissent de ce fait ses frontières et se sont engagés à respecter son intégrité territoriale.
Il en va tout autrement du Tibet, dont l'existence en tant qu'État souverain n'a jamais été reconnue par aucun gouvernement du monde et par aucune organisation internationale (Société des Nations, Organisation des Nations Unies), ce que, bon gré mal gré, les auteurs se voient obligés de reconnaître: « ce pays ne reçut pourtant jamais une reconnaissance de jure. » (p. 86)
Pourquoi alors avoir choisi ce titre ? La réponse est claire : il s'agit d'une pure provocation politique, qui sied fort mal avec le prétendu caractère purement « scientifique » et « objectif » affiché par ailleurs. Qu'on imagine un instant un livre paraissant en Chine (et aussitôt traduit en anglais et en d’autres langues!) s'intitulant « L'Alsace est-elle française ? » Ou bien, d’actualité, un livre intitulé « La Corse est-elle française ? » (C'est à dessein que je ne parle pas, dans ce contexte, des colonies françaises appelées par euphémisme DOM-TOM).
Les parties historiques de ce livre montrent bien, s'il en était besoin, que l'Histoire ne fait pas partie des sciences exactes, et que l’on peut à la rigueur démontrer tout et son contraire. Il est bien sûr impossible de revenir, dans une courte critique comme celle-ci, sur toutes les omissions, distorsions et interprétations abusives qu'on peut trouver dans un volume de plus de 450 pages. Je m'en tiens donc à quelques remarques. Elles portent, pour commencer, sur la genèse du livre et sur ses auteurs.
Il s'agit en fait, comme son sous-titre l'indique, de « Réponses à cent questions chinoises » : le livre a été écrit exprès pour réfuter les thèses et affirmations contenues dans « un bref volume de 124 pages au format d'un livre de poche, abondamment illustré de photos », rédigé par des spécialistes (tibétologues et historiens) chinois. Ce but autoproclamé est déjà en contradiction flagrante avec son impartialité et son objectivité pourtant affirmées d'autre part.
Sa nette préférence pour des sources provenant de l'exil tibétain et même de ses représentants les plus extrémistes (comme l’aristocrate Shakabpa), ou pour les témoignages d'un Charles Bell, ce haut fonctionnaire de l'Empire colonial britannique qu'on peut considérer comme le père de « l'indépendance » du Tibet sous le 13e dalaï-lama, en dit long.
Est-ce pur hasard que l'avant-propos commence déjà avec les mots: « L'invasion du Tibet par la Chine en 1950 » ?
Voilà donc des chercheurs qui connaissent le résultat de leurs « recherches » avant même d'avoir commencé à chercher... Libre à eux, mais alors, qu'ils ne se donnent pas des airs de juges impartiaux. Car en réalité, ils défendent des positions plus radicales sur la question que le dalaï-lama lui-même, du moins si l'on en croit les déclarations officielles de celui-ci.
Jetons donc un coup d'œil sur les « scientifiques internationaux » qui ont contribué à cette entreprise. Ils ne sont pas aussi internationaux que ça. En grande majorité, ce sont des Français, des Anglo-saxons et des Tibétains de l'exil. Mais surtout, ce sont de dignes représentants des « tibétologues » occidentaux. Lors d'un congrès de l'International Association for Tibetan Studies, Patrick French, ancien directeur de l'International Campaign for Tibet, a été frappé à juste titre par l'extrême prédominance de sujets « apolitiques et éthérés ».
Il écrit: « J'ai remarqué que sur un total d'environ 230 travaux présentés, une bonne centaine avait pour sujet la religion, et une autre centaine se rapportait à des domaines comme la linguistique, l'éducation, l'art, la littérature, la médecine, le droit, les sciences sociales et la botanique. Trente-quatre seulement s'occupaient d'histoire politique ou de sciences politiques. Pour ce qui est de l'économie, il n'y en avait aucune trace. » (French, Tibet, Tibet, p. 277-278, traduit par moi de l'anglais).
Les chercheurs que Blondeau et Buffetrille ont réunis pour trancher la question (historique, politique et de droit international !) de l'appartenance du Tibet à la Chine sont donc des dignes représentants de ce genre de tibétologie. Comme elles-mêmes, ils ne sont, pour la plupart, nullement des spécialistes en la matière.
Blondeau « poursuit des recherches d'histoire et de phénoménologie religieuses » et travaille sur « les vies légendaires de Padmasambhava ». Buffetrille a travaillé et publié sur « les pèlerinages », et ses « intérêts portent » surtout sur « la religion et les pratiques populaires » ainsi que sur « la géographie sacrée ». Les deux se sentent néanmoins parfaitement compétentes pour traiter, dans le cadre de cet ouvrage, de questions comme « les droits autonomes » du Tibet, le « développement économique », « la politique (chinoise) envers le dalaï-lama » ou l’ingérence des « États-Unis et de la Grande Bretagne » dans la région. À elles seules, elles répondent à plus d’une trentaine de questions sur les cent questions abordées.
Une autre tibétologue française qui a collaboré, Anne Chayet, a publié sur des sujets comme les «temples de Jehol» et «Art et Archéologie». Amy Heller est présentée comme «historienne d'art», Fernand Meyer comme «spécialiste de la médecine tibétaine traditionnelle».
L'Américaine Janet Gyatso enseigne au « Département des religions » de Harvard (USA) et a « centré ses recherches sur la littérature visionnaire » tibétaine, etc. Un Norvégien, Per Kvaerne, est professeur « d'histoire des religions et d'études tibétaines ». Un des Tibétains qui ont collaboré au livre, Samten G. Karmay, « a fait ses études monastiques au Tibet », tandis qu'un autre, Jampa L. Panglung, est « docteur en théologie » lamaïste et spécialiste de « la littérature bouddhique ».
Rares sont les collaborateurs qui ont un profil un peu différent : Tsering Shakya fait exception à la règle, puisqu'il a écrit une Histoire du Tibet contemporain. (Voir l’interview qu’il a accordée à la New Left Review et dont tibetdoc.eu a publié des extraits : http://www.tibetdoc.eu/spip/spip.php?article294&var_recherche=Tsering%20Shakya ).
Mais lui aussi est un Tibétain de l’exil, ce qui détermine ses vues et ses jugements. On nous informe d’ailleurs qu’il « travaille actuellement sur les changements de la langue tibétaine et le développement de la littérature contemporaine au Tibet » – une langue et une littérature qui, si l’on croit la propagande habituelle du « gouvernement en exil », ne devrait même pas exister…
L’Américain Elliot Sperling, lui aussi historien, est très engagé dans la mouvance « Free Tibet ». Enfin, dernière exception, et à relever spécialement : il y a un véritable « docteur en sciences économiques de la Norwegian School of Economics and Business Administration » qui a contribué à l’ouvrage, en répondant à quatre questions sur cent.
Mais la présence de Robert Barnett, un des fondateurs et ancien dirigeant du « Tibet Information Network (TIN) », en dit le plus long sur la nature du livre dont nous parlons. Barnett y figure comme l’auteur de 25 articles et se place ainsi en deuxième place après Blondeau pour ce qui est du nombre de contributions.
Le TIN, qui a opéré depuis Londres, a longtemps été financé par le NED, branche civile de la CIA, avant qu'il ne cesse ses activités en 2005 pour manque de moyens. Un autre cofondateur du TIN, Nicholas Howen, devint d'ailleurs secrétaire général de la «Commission Internationale des Juristes» (CIJ), un autre des innombrables rejetons de la CIA, fondé en Allemagne en 1949 par des agents américains (le nom actuel date de juillet 1952) pour combattre le communisme. (Voir à ce propos l'excellent livre de l'historien canadien Tom A. Grunfeld: The Making of Modern Tibet, qui relate qu'entre 1958 et 1964, la CIJ a reçu au moins 650.000 dollars de la CIA.)
Les auteurs du livre ne cessent de se référer aux avis et conclusions de ces juristes à la solde des services secrets US. Est-ce pour être plus objectifs … ?
Venons-en brièvement à quelques distorsions historiques et à l’idéologie réactionnaire dont elles sont tributaires. Voyons, à titre d’exemple, ce que Robert Barnett et Katia Buffetrille nous apprennent au sujet de l’ancien