Le coton du Xinjiang

par Élisabeth Martens, le 19 octobre 2024

Lors d'un voyage au Xinjiang réunissant quelques journalistes indépendants belges, à la fin du mois de septembre 2024, nous avons été reçu par le responsable du département agriculture d'un village du district de Shule placé sous la juridiction de la préfecture de Kashgar. Nous avons pu l’interroger à propos de la culture du coton au Xinjiang.

 

 

le responsable du département agriculture que nous avons rencontré près de Kashgar
le responsable du département agriculture que nous avons rencontré près de Kashgar

 

Après la traversée d'un village du district de Shule situé à une petite heure de Kashgar, nous nous arrêtons en bordure d'un champ de cotonniers. La blancheur du coton tranche avec les couleurs ternes d'une terre sèche. Le responsable du département agriculture du village nous y attend. Il nous montre le champ partiellement arrivé à maturité, les partie fibreuses qui seront bientôt récoltées et le système d'irrigation au goutte-à-goutte qui assure un arrosage continu. « Il faut encore attendre un peu pour récolter le coton », précise-t-il. En cueillant une plante, il nous montre que la coque de la plante n'est pas encore à maturité, ailleurs elle est sur le point de s'ouvrir, mais pour la majorité des plantes, les fibres du coton sont déjà visibles.

Nous lui posons quelques questions sur son travail et son quotidien. Il nous raconte qu'il a étudié deux ans dans une école supérieure de techniques agricoles et a travaillé toute sa vie dans l'agriculture. Son fils n'a pas voulu suivre son exemple, il est entré à l'université cette année. Sa femme est professeur dans le secondaire. Elle et lui sont tous les deux ouïghours, nés dans la région. Leurs conditions de vie se sont nettement améliorées au fur et à mesure des années. Quand il était enfant, il devait aller à l'école à vélo ou à pied ; maintenant chaque famille dispose d'au moins une voiture, parfois plus, ou encore d'une moto ou d'un vélo électrique. « Le futur sera encore meilleur pour nos enfants », fait-il enthousiaste. Et en désignant la route asphaltée qui nous a menée jusqu'ici, il ajoute : « Avant, c'était des routes en terre avec de la boue et des nids de poules partout. Les accès aux villages et aux champs étaient difficiles. »

Notre hôte est fort étonné quand nous lui disons que chez nous beaucoup de personnes pensent que nos conditions de vie vont en se détériorant. Rires et sourires gênés de sa part... et de nous expliquer qu'ici, lorsqu'il y a un problème dans le village, une réunion est organisée avec le chef du village, les responsables des différents départements (agriculture, logement, routes et autres infrastructures) et des représentants du gouvernement régional. Les problèmes locaux sont discutés et les autorités se doivent de réagir rapidement sous peine de voir se décupler les récriminations des villageois. « Ceci est vrai pour tous les services publics », ajoute-t-il, « distribution de l'eau, transports, sécurité, santé, éducation, etc. »

 

le champ de coton
le champ de coton

 

Puis il en arrive à son sujet de prédilection, l'agriculture : « le village gère une étendue totale de terres cultivées de 90.000 mu (soit 6.000 ha) dont 40.000 mu (2.600 ha) sont consacrés au coton. 40% des villageois travaillent dans le ramassage du coton en octobre et en novembre, ce qui leur rapporte 18.000 yuans réels (environ 2.300€ en poche). C'est un surplus qui s'ajoute aux rentrées que rapportent les autres cultures, principalement : tournesol, maïs, blé et fruitiers. »

Nous lui faisons part de notre étonnement quant à la diversité des produits locaux : céréales, fruits, légumes, etc. que nous avons vus au marché de Kashgar. Il nous explique que le sud du Xinjiang est une partie relativement fertile, en raison des fréquentes précipitations. « C'est très différent du nord où il pleut rarement » dit-il. « Les conditions climatiques et la caractéristique des sols ne sont pas les mêmes au sud et au nord. Mais il faudrait demander plus de détails à des spécialistes. Moi, je ne connais que les conditions des environs de Kashgar. »

 

capsule verte d'un plant de coton
capsule verte d'un plant de coton

 

Modernisation et mécanisation

Environ un mois avant notre départ au Xinjiang, un des voyageurs du groupe avait interviewé un ingénieur industriel belge établi au Xinjiang depuis 20 ans, Dany Decombel1. Ce dernier a développé une entreprise d'engrais hydrosolubles dans le nord du Xinjiang, dans la région de Shawan, à mi-chemein entre Urumuqi et Karamay. Il est souvent en contact avec des producteurs de coton.

Dans cet interview, il expliquait que le Xinjiang est divisé en deux zones relativement différentes du point de vue climat et sol, le nord et le sud :

« La frontière entre le nord et le sud est située autour de la chaîne de montagnes Tianshan. Cette chaîne sépare les zones plus urbanisées et plus développées du nord où la population Han est plus importante, comme à Urumuqi, des régions plus rurales et ethniquement diversifiées du sud, comme la région de Kashgar. En gros, la démarcation suit la ligne des montagnes, elle marque un contraste climatique et culturel entre les deux parties du Xinjiang.

Dans le sud, il y a des zones plus humides, des monts et des vallées, les précipitations y sont plus fréquentes. Cette diversité des paysages explique une plus grande variété de sols qui, par conséquent, sont souvent plus riches en matière organique et parfois plus acides. À l’exception du désert de Taklamakan où la sécheresse sévit quasi toute l'année, la végétation du sud est plus dense, les cultures sont plus diversifiées qu'au nord où les sols sont arides, plus salins et alcalins en raison de l'accumulation de carbonates et d'une faible humidité.

« Le nord est caractérisé par des paysages de montagnes et de steppes. Les vastes étendues des steppes sont propices à la culture du coton et le secteur s'y est plus rapidement modernisé qu'au sud. Par exemple, le système d'irrigation au goutte-à-goutte, inspiré par des technologies israéliennes, a été adapté aux champs de coton dans le nord du Xinjiang dès le début des années 2000. En combinant cette technique d'irrigation avec l'utilisation de bâches plastiques pour réduire l'évaporation, la dépense en eau chute de 1000 m³ par hectare à seulement 250 à 300, ce qui permet de cultiver des surfaces beaucoup plus vastes. 

À partir de 2005, le secteur du coton s'est mécanisé. On voyait quelques moissonneuses de marque américaine (John Deere et Case) dans les champs, mais la cueillette manuelle restait fort répandue. Des trains entiers de travailleurs migrants arrivaient chaque année, surtout du Sichuan, pour les récoltes du coton qui se passent en général en septembre et octobre. Leurs conditions de vie et de travail étaient basiques. Les repas et le logement étaient gratuits, les cueilleurs étaient payés 1,5 yuans au kilo, leur revenu journalier pouvait atteindre 300 yuans.
En 2010, environ 80 % de la récolte du coton dans le nord de Xinjiang se faisait déjà mécaniquement. Les récoltes mécaniques sont beaucoup plus efficaces, le coton est nettoyé et pressurisé en balles par la machine, prêt à être vendu. Mais la qualité du coton n'est pas excellente, il contient des débris et des feuilles sèches. Cueillir du coton est une tâche pénible et, même si tout le monde sait le faire, c'est très fatiguant. Un ouvrier cueille entre 50 et 70 kilos de coton par jour, ce qui représente des milliers de petites boules à ramasser. Le coton cueilli à la main est plus pur, sans débris, ce qui le rend plus cher que celui récolté par machine. 

Actuellement, les producteurs de coton paient 2,5 yuans par kilo, soit un salaire de 200 à 350 yuans par jour de travail, ce qui est beaucoup plus cher que la cueillette mécanique. Avec l’augmentation constante du coût de la main-d’œuvre et la difficulté à gérer de grands groupes de cueilleurs, l’utilisation de la moissonneuse à coton est devenue de plus en plus avantageuse. Des entreprises ont commencé à offrir des services de location de machines aux agriculteurs qui ne pouvaient pas se permettre d'acheter leur propre équipement. »

Decombel continue sur sa lancée et raconte qu'à partir de 2011, il a voulu étendre son activité au sud du Xinjiang, mais que ce fut plus compliqué qu'au nord. Dans le sud, peu d'agriculteurs utilisaient la technique d’irrigation au goutte-à-goutte, or c'est ce système qui permet de répandre les engrais hydrosolubles. En outre, les engrais que son entreprise produisait pour les terres du nord ne convenaient pas aux terres du sud. Après des analyses du sol, il a fini par trouver la formule d’engrais qui convenant le mieux aux terres du sud et son entreprise est passée d’un site de production à quatre sites répartis dans tout le Xinjiang.

C'est aussi à partir de 2011 que les moissonneuses ont fait leur apparition dans les champ de coton au sud du Xinjiang. En 2012, la plupart des cultivateurs de coton comptait sur cette machine et en 2017, seuls les champs trop petits ou ceux où l’accès était limité par des lignes électriques ou des chemins de terre trop étroits continuaient à recourir à la cueillette manuelle. « Certains agriculteurs qui embauchaient des travailleurs pour la cueillette manuelle ont même fini par louer leurs terres », ajoute l'ingénieur belge.

Dany Decombel explique une analyse de sol à ses techniciens
Dany Decombel explique une analyse de sol à ses techniciens

 

Du travail forcé dans les champs de coton ?

Depuis 2017, de nombreuses entreprises chinoises et japonaises inspectent régulièrement la qualité du coton pour s'assurer qu'il répond bien aux normes de travail, à la réglementation sur les pesticides, et qu'il respecte les certifications internationales. L'entreprise d'engrais de Dany Decombel a commencé à étudier la possibilité d'utiliser des fertilisants naturels pour réduire les produits chimiques et diminuer l'impact environnemental. La qualité du coton en dépend, or les clients sont sensibles à ces enjeux : le coton du Xinjiang est vendu sur les marchés internationaux, notamment en Europe où on parle de 'travail forcé des Ouïgours dans les champs de coton'. Certains médias occidentaux ont parlé de 'centaines de milliers de cueilleurs forcés à travailler dans les champs de coton'.

« C'est une affirmation que je ne peux ni comprendre, ni admettre », fait Decombel excédé, « ce n’est tout simplement pas ce dont j’ai été témoin année après année ! En 2020, la superficie totale des plantations de coton au Xinjiang a atteint 24 millions de mu avec environ 17 millions de mu récoltés par des machines, soit presque 70% de la superficie des plantations. Je ne comprends pas qu'on puisse parler de 'travail forcé' dans les champs de coton, cela n'a pas de sens ! »

Le coton est une source de revenus importante pour la région du Xinjiang. Sur ses 23 millions d'habitants, environ 7 millions travaillent dans ce secteur, de la plantation de coton à la finition des vêtements. La campagne occidentale actuelle sur le travail forcé des Ouïghours2 ne vise pas seulement à nuire à l'image de la Chine, mais aussi à préparer les esprits à un boycott d'une partie importante de l'industrie textile chinoise. Cette campagne s'inscrit dans le cadre de la guerre économique menée par les États-Unis contre la Chine.

Les États-Unis ont imposé plusieurs sanctions à l'encontre de la Chine. En 2020, ils ont mis en place une interdiction d'importation sur le coton et de certains produits dérivés en provenance de la région du Xinjiang. Les entreprises américaines sont désormais tenues de démontrer qu'elles ne s'approvisionnent pas en coton provenant du Xinjiang, ce qui a des implications pour les chaînes d'approvisionnement. De plus, des sanctions ont été imposées à des responsables chinois et à des entreprises soupçonnées d'être impliquées dans des violations des droits de l'homme au Xinjiang, notamment des interdictions de voyager et des gels d'actifs. Les États-Unis ont collaboré avec plusieurs pays alliés pour coordonner leurs réponses et renforcer la pression sur la Chine, notamment : l'UE, le Royaume-Uni, le Canada, l'Australie, le Japon.

En 2020, Wang Wenbin, porte-parole du ministère des affaires étrangères de la Chine, a de nouveau fermement démenti les allégations de travail forcé dans la production de coton au Xinjiang. Il a attiré l'attention sur le fait que ces allégations émanent toujours du même chercheur, Adrian Zenz, qui, selon lui, avait déjà lancé de fausses accusations contre la Chine par le passé. Il rappelle que Adrian Zenz travaille pour la « Victims of Communism Memorial Foundation », un centre de recherche américain dirigé par les services de sécurité américains (CIA, NED). Zenz s'est spécialisé dans les fake news sur la Chine, par exemple, c'est lui le premier à avoir lancer des estimations irréalistes du nombre de Ouïghours placés dans les « camps d'entraînement ». Il parlait d'abord d'un million de personnes, puis il a augmenté jusque 3 millions de personnes internées, et il prouvait qu'il s'agissait de camps de concentration en utilisant des photos aériennes. Bon nombre des bâtiments représentés sur les photos étaient des bâtiments gouvernementaux ordinaires (par exemple à Turpan) ou des écoles locales (à Kashgar).

Zenz a alerté l'opinion publique en diffusant les conclusions de ses recherches dans des ONG internationales comme Human Rights Watch et Amnesty International. Les médias mainstream se sont emparés des dossiers de Zenz qui semblaient de sources accréditées. Selon cet « expert du Xinjiang », « les autorités chinoises expulsent les agriculteurs de leurs terres pour faire place à des projets tels que des zones industrielles ou pour permettre une agriculture à plus grande échelle. Certains sont envoyés dans des usines proches de leur village ; d'autres sont envoyées plus loin, y compris dans d'autres provinces où elles seraient surveillées de près. Elles peuvent également occuper des emplois saisonniers, comme la récolte du coton. »

Les rumeurs de travail forcé au Xinjiang se sont rapidement répandues, notamment dans des médias internationaux tels que le New York Times, BBC et Reuters. Des faux témoignages d'Ouïghours ont été ajouté aux dossiers, décrivant des expériences de travail forcé, de détention et de violences subies de la part des Han. Selon le professeur Barry Sautman, professeur émérite au département des sciences sociales de l'université des sciences et technologies de Hong Kong : « Toutes ces allégations de génocide contre les Ouïghours, de travail forcé et de détentions arbitraires ne s'appuient sur aucun élément concret. Il n'y a absolument aucune preuve que quelqu'un ait été contraint de travailler. »3

 

Impact des sanctions américaines

Les sanctions imposées à la Chine par les États-Unis continuent d'avoir un certain retentissement. Par exemple, la Chine vient d'accuser la société mère de Calvin Klein de boycotter le coton provenant du Xinjiang et, pour la première fois, elle a menacé d'inscrire une entreprise qui a des intérêts importants dans le pays sur une liste noire de sécurité nationale.4 La menace de Pékin d'inclure PVH, un fabricant de vêtements dont les marques comprennent Calvin Klein et Tommy Hilfiger, sur sa « liste d'entreprises non fiables » est susceptible d'alarmer les entreprises internationales à un moment où la Chine s'efforce d'attirer des investisseurs étrangers. Mais la Chine dit avoir fait preuve de « prudence dans le traitement de la question de la liste des entités non fiables en ciblant uniquement un très petit nombre d'entités étrangères qui portent atteinte aux règles du marché et aux droits de l'homme ». Il n'empêche que cette affaire pourrait déboucher sur le premier recours à une mesure de sécurité à l'encontre d'une entreprise étrangère ayant d'importants intérêts chinois.

Pourtant quand nous interrogeons le responsable du département agriculture du village de Shule à propos des sanctions imposées à la Chine par l'Occident, il répond tranquillement : « Ce fut tout bénéfice pour nous, car depuis les sanctions des États-Unis, la Chine construit elle-même ses moissonneuses, elles ne viennent plus des États-Unis. Les moissonneuses chinoises sont beaucoup moins chères, ce qui arrange fort bien les producteurs de coton du Xinjiang. »

 

 

Sources :

1 Voir dans le livre "Miroir de Chine, 20 récits de métamorphose", éd. la Route de la Soie, à paraître en 2024, le chapitre de Dany Decombel "Au Xinjiang depuis 20 ans"

2 Encore dernièrement, le 1 juin 2024, dans The Economist : https://www.economist.com/china/2024/05/30/the-evolution-of-forced-labour-in-xinjiang

3 Voir l'interview de Barry Sautman sur : https://www.chinasquare.be/waarom-minderheidstalen-uit-sommige-klaslokalen-in-xinjiang-verdwijnen-maar-niet-uit-tibet/

4 Voir l'article du 24 septembre dans Financial Time : https://www.ft.com/content/0a5d7e21-0b9b-47c2-84c7-8757b46569ff