Une réédition superflue d’un livre partisan et obsolète
par Albert Ettinger, le 29 mai 2019
Tibet mort ou vif est le titre d’un livre que Pierre-Antoine Donnet (1) a concocté il y a plus de trente ans, vers la fin des années 1980.(2)
Ce grand classique de la littérature de propagande « pro-tibétaine » en langue française a connu plusieurs rééditions. Chose surprenante : après tant d’années, il vient d’être réédité une nouvelle fois. Et plus surprenant encore : dans la Libre Belgique du 15 avril 2019, Philippe Paquet salue cette réédition et porte le livre littéralement aux nues.
Le monde change, les stéréotypes et les idées reçues restent
Qui voudrait nier qu’en trente ans, le monde a beaucoup changé. Le constat vaut tout spécialement pour la Chine et pour sa Région Autonome du Tibet. Mais plus encore que l’économie, la politique ou les modes de vie, c’est le savoir qui de nos jours évolue à une vitesse vertigineuse.
Quel pourrait donc être l’intérêt de la réédition d’un ouvrage complètement obsolète, ringard, dépassé à la fois par le développement économique, social et culturel du Tibet que par l’évolution de nos connaissances sur son histoire ?
Cependant, Philippe Paquet ne semble pas douter un instant ni de l’actualité ni de la valeur du livre de Donnet.
L’ « actualité » à laquelle il se réfère dès les premiers mots de son article élogieux ne concerne en rien le Tibet. Selon Philippe Paquet, le livre serait d’actualité à cause de la politique chinoise à l’égard des Ouighours du Xinjiang. Cette autre province frontalière, éminemment stratégique, a été infiltrée par un islamisme séparatiste que d’aucuns voudraient utiliser pour déstabiliser la Chine. Il est intéressant de noter que nos médias ne parlent presque jamais des attentats meurtriers perpétrés par les extrémistes ouighours en Chine ou à l’étranger, ainsi que des milliers de djihadistes ouighours combattant aux côtés d’Al-Qaïda en Syrie. Indépendamment du jugement que l’on porte sur les mesures chinoises pour faire face au danger djihadiste (3) - surveillance accrue et éducation à la citoyenneté ou internement et rééducation forcée avec « lavage de cerveau », selon les points de vue – en ce qui concerne leur « moralité » ou encore leur efficacité, il est évident que la situation actuelle au Tibet est bien différente.
Ainsi, le 60e anniversaire de la fuite du dalaï-lama en mars 1959 n’y a été marqué par aucun incident. 2008, l’année des dernières émeutes orchestrées de l’extérieur à l’occasion des Jeux olympiques de Pékin, semble bien loin. Le Tibet progresse et se développe rapidement, et il le fait dans la paix, le calme et la sécurité. Les prophéties de Donnet prédisant (ou appelant de ses vœux) un nouveau terrorisme indépendantiste tibétain se sont révélées totalement infondées, sinon absurdes.
Quand quelqu’un commence par assurer qu’il est honnête, on a quelques raisons de se méfier
Dans son éloge du livre de son confrère, Philippe Paquet souligne que Donnet « avait pour intention (…) de présenter la réalité du Tibet ‘aussi honnêtement que possible’ en confrontant les thèses et arguments de toutes les parties en présence. »
Honnêteté intellectuelle, objectivité et impartialité – ce n’est pourtant pas du tout l’impression qu’on a quand on commence la lecture de l’édition originale.
Déjà la préface, écrite par Élisabeth Badinter, donne le ton. Après avoir avoué que, « comme beaucoup de Français », elle ignorait « presque tout du Tibet », Madame Badinter se permet de qualifier ce qui suit de « remarquable travail » qui permettrait de savoir « sur le vif la lente agonie d’un peuple millénaire qui ne compte plus que quelques millions d’habitants. »
Madame ignorait évidemment que c’est l’ancien Tibet des lamas qui avait connu un fort déclin démographique. En effet, les épidémies récurrentes comme la variole, les maladies vénériennes généralisées, l’énorme mortalité infantile estimée à 50% et plus, une espérance de vie qui ne dépassait guère les 30 ans, d’interminables guerres civiles opposant les différents clans aristocratiques alliés à l’une ou l’autre secte lamaïste ou tribu mongole avaient conduit le peuple tibétain au bord de l’extinction. Que la « lente agonie » dont elle parle ait donc eu lieu non pas après la libération – depuis lors, le nombre de Tibétains a considérablement augmenté – mais au temps de l’Ancien Régime, Madame ne risquait pas de l’apprendre par le livre de Donnet. Ce qu’elle en a tiré, en revanche, c’est l’absurde mensonge de propagande d’un « véritable génocide culturel, linguistique et religieux poursuivi par les autorités chinoises pour rayer ce pays et cette civilisation de la carte du monde. »(4)
La préface finit par l’obligatoire cantique à la gloire du « Dieu vivant des Tibétains » (Madame Badinter ne met pas de guillemets…).
Suivent deux cartes qui montrent un Grand Tibet incluant les « zones rattachées aux provinces de Chine » (non pas dans les années 1950, comme l’affirme Donnet, mais depuis les années 1720 !) Des « zones » donc qui n’ont jamais fait partie du territoire administré par les différents dalaï-lamas ou les régents au pouvoir à Lhassa. Surprise : le Tibet du Sud, rattaché de force par les Britanniques à leurs colonies indiennes, puis annexé par l’Inde, n’y figure pas.
De maigres sources, partiales de surcroît
Quant au texte de Donnet, il se compose de deux parties intitulées respectivement « Orient rouge contre Pays des neiges » et « Nuages sur le Toit du monde ».
Voyons la première partie de plus près. Elle comporte trois chapitres. Le premier traite de ce que l’auteur appelle « L’invasion chinoise », le troisième décrit « La furie maoïste » (des en-têtes qui indiquent bien le degré d’impartialité de Donnet), tandis que le deuxième chapitre feint d’examiner la question de savoir si l’ancien Tibet des lamas fut un « Enfer » ou un « paradis ».
Toute cette partie historique finit à la page 145, et le flux du texte n’est interrompu par aucune photo ou illustration. Ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y a pas de notes de bas de page indiquant les sources de ces longues élucubrations. Le lecteur, assez curieux ou sceptique pour s’aventurer à les chercher à la fin du livre, entre les annexes, la bibliographie et la table des matières, peut s’attendre à une surprise. En effet, Donnet ne se réfère qu’à une toute petite poignée d’auteurs partisans dont la plupart ont été personnellement impliqués dans la lutte des aristocrates tibétains contre la Chine « rouge ».
Ainsi, pour l’ensemble des 145 pages, on ne trouve qu’un maigre total de 24 notes qui indiquent des sources censées étayer ses propos (donc moins de 0,2 note bibliographique par page). Parmi ces notes, 8 (donc un tiers) se réfèrent au dalaï-lama en personne (à son autobiographie My Land and my People), 5 à des Tibétains en exil faisant partie de son proche entourage (5), 4 se rapportent à van Walt van Praag, le principal conseiller occidental du dalaï-lama, et 4 à l’Américain John F. Avedon, l’auteur crédule, fantaisiste et babillard d’un « classique » dalaïste américain datant de 1985. À part ceux-là, ont eu droit à une (seule) citation de la part de Donnet les auteurs M. Peissel, J. Pasqualini, Etiemble, P. Gentelle et J. Guillermaz avec des ouvrages, disons : très critiques à l’égard de la Chine.
Ces maigres sources donnent donc toute la mesure de l’ « objectivité » et de l’« impartialité » de Pierre-Antoine Donnet, et elles témoignent d’un manque flagrant d’esprit et de précision scientifiques, puisqu’elles révèlent que la volumineuse bibliographie que Donnet fait suivre n’est qu’imposture ou vantardise. Car les rares auteurs non tibétains qui y figurent et qui ont laissé des témoignages directs au sujet de l’ancien Tibet, Alexandra David-Néel et Heinrich Harrer par exemple, n’apparaissent plus dans les notes bibliographiques. Donnet aurait pu (ou dû) trouver chez eux maintes confirmations de ce qu’affirment les historiens chinois au sujet de la société tibétaine sous le régime féodal. Mais encore et surtout : les plus importants témoignages étrangers de l’époque manquent complètement chez Donnet. Il n’y a aucune trace, ni dans la bibliographie, ni a fortiori dans les notes bibliographiques, des écrits de Kawaguchi Ekai (3 ans au Tibet à la fin du 19e siècle), de Gombojab Tsybikov (au Tibet de 1899 à 1902), de Sven Hedin (expédition en 1899-1902), de L. A. Waddell (au Tibet en 1903-1904), de William M. McGovern (au Tibet au début des années 1920), ou encore d’ Ernst Schäfer (au Tibet en 1939).
La piètre excuse de l’auteur n’est qu’un subterfuge, sinon un mensonge grossier : « Les témoins étrangers de l’ancienne société sont rares. » (6)
On ne va pas reprocher outre mesure à Donnet de n’avoir mentionné aucune Histoire du Tibet sérieuse, puisque la plupart des œuvres de poids n’ont été publiées qu’après la parution de son pamphlet. À l’exception toutefois du magistral The Making of Modern Tibet du professeur A. Tom Grunfeld, paru en 1987 qu’il aurait pu (et certainement dû) consulter.
Par contre, est-ce qu’une réédition, en 2019, peut toujours se permettre d’ignorer les recherches non seulement de Grunfeld, mais encore de Melvyn C. Goldstein, de Barry Sautman, de Tsering Shakya, d’Alex McKay, de Sam Van Schaik, de même que les révélations de Patrick French ou l’unique Histoire du Tibet française de Laurent Deshayes ?
Misère, tyrannie, servage ? Circulez, il n’y a rien à voir !
Quant aux auteurs chinois ou tibétains de l’intérieur, leurs propos ne sont évoqués dans ce livre qu’à des fins de polémique grossière et dans le but de montrer que « le langage de Pékin recèle (…) tant d’absurdités qui prêteraient à rire si le sujet n’était pas aussi grave. »(7)
La petite phrase assassine sur les « absurdités » chinoises se trouve vers la fin d’un passage sur l’ancienne société tibétaine. Donnet y cite longuement quelques sources en provenance de Chine agrémentées de commentaires ironiques et sarcastiques. Par exemple, quand Ngapo Ngawang Jigme, une des bêtes noires des séparatistes tibétains (8), constate (« avec l’objectivité qu’on lui sait », dixit Donnet) que l’ancienne société était fondée sur le « servage féodal », que « la quasi-totalité des terres et la plus grande partie des troupeaux » appartenaient à « trois catégories de propriétaires » qui « ne représentaient que 5% de la population », ou que les serfs qui travaillaient la terre « peinaient à longueur de journée », ne « mangeaient pas à leur faim » et ne disposaient pas de la moindre « liberté individuelle ».(9)
Ngapo, deuxième à partir de la gauche, avec trois autres dignitaires aristocratiques tibétains (Shakapa, Lukhangwa, Namseling) dans le jardin de Dekyi Lingka. (Photo : H. E. Richardson ; source : Wikimedia Commons)
Donnet ne croit évidemment pas un mot de tout cela, et ces propos du dirigeant tibétain n’échappent pas plus à son sarcasme que ces autres affirmations tirées de sources chinoises : « La société tibétaine était divisée en trois classes et neuf grades, nous apprennent les ’ historiens ’ du Parti communiste chinois. (…) Les vies des ’ inférieurs ’ ne valaient pas plus cher qu’un fétu de paille. » (10) Et encore : « Tous les propriétaires de serfs au Tibet, y compris le dalaï-lama, étaient des usuriers. » (11)
Comme pour les « historiens » chinois, l’auteur prend soin de mettre des guillemets quand il évoque le « Musée » (12) de la Révolution tibétaine à Lhassa. Et il met le conditionnel pour bien montrer son scepticisme à l’égard de ce qu’il prend apparemment pour de la pure propagande communiste. Ce musée, dit-il, montre « les trésors des dalaï-lamas successifs dont les splendeurs n’auraient eu d’égal que celles qu’avaient amassées à la sueur du petit peuple les Tsars de l’ancienne Russie ». Mais surtout, ce « musée des horreurs » exhibe « un éventail d’instruments de torture », car la « torture était une pratique courante au Tibet, si l’on en croit ces revues et livres chinois » : « On coupait des nez, on arrachait des yeux, on tranchait les membres des suppliciés. Il y avait pour cela des bourreaux professionnels. » Les condamnés étaient « promenés à travers les rues du Barkor (au cœur de la ville) avant d’être exécutés. » (13)
Ces « absurdités » qui, selon Donnet, « prêteraient à rire si le sujet n’était pas aussi grave » correspondent pourtant à la réalité de l’ancien Tibet telle que les témoins étrangers de l’époque nous la décrivent, et on comprend bien pourquoi Donnet a préféré les ignorer. Ne citons, à titre d’exemple, que le moine bouddhiste japonais Kawaguchi.
Le Barkor, la rue du centre-ville où l’on exhibait les condamnés ? « Parkor est le nom d’une des rues principales de cette ville […], et c’est là qu’on expose les criminels à l’opprobre public, » écrit Kawaguchi(14) Mutilations ? La peine corporelle la plus appliquée était « la flagellation » (entre « trois cents et sept cents » coups de fouet), « suivie de loin par l’extraction des globes oculaires ; puis l’amputation des mains ». Par conséquent, Kawaguchi constate : « Lhassa grouille de mendiants sans mains et de mendiants sans leurs globes oculaires ».
Parmi les « autres formes de mutilation » qu’on infligeait, le moine japonais cite « la coupe des oreilles et celle du nez ». La torture ? Il confirme : « Les tortures atteignent un degré extrême d’ingéniosité diabolique. Elles ressemblent à celles auxquelles on pourrait s’attendre aux enfers. »
Les serfs n’avaient aucune liberté individuelle ? En effet, le « seigneur du manoir » était « le maître absolu de ses sujets, en ce qui concerne leurs droits et même leurs vies », comme le constate encore Kawaguchi. Les simples Tibétains « ne mangeaient pas à leur faim » ? Kawaguchi : Contrairement aux nombreux moines, le fermier devait « subvenir aux besoins de sa famille par son propre labeur » et, de plus, il devait « payer les impôts » et redevances. Ainsi, il était « très souvent à peine capable de chasser la faim » qui rôdait « comme un loup devant sa porte ».
I
Les seigneurs, religieux ou laïques, « étaient des usuriers » ? Kawaguchi constate même que « le pauvre fermier », forcé de faire un prêt auprès de son seigneur, prêt qu’il n’aura jamais les moyens de rembourser, l’obtient souvent « sous d’étranges conditions, c’est-à-dire qu’il s’engage à offrir son fils ou sa fille, dès qu’il ou elle atteint un certain âge, au créancier comme domestique. » Ces « enfants pitoyables grandissent pour devenir quasiment les esclaves des aristocrates. »
Voilà donc un témoignage objectif, impartial et, avant tout, honnête sur ce qu’était le Tibet sous le 13e dalaï-lama. Jusqu’en 1959 et la fuite du 14e, ce système théocratique et féodal est resté inchangé.
Pour conclure, force est de constater que si le pamphlet de Donnet mérite une réédition, c’est tout au plus en tant que document exemplaire de la propagande dalaïste : de son caractère réactionnaire, de son fanatisme partisan et de sa bêtise.
Notes :
1) Pierre-Antoine Donnet n’est pas n’importe qui dans l’univers médiatique français. Son exemple montre à merveille que pour faire carrière au sein de nos médias, rien n’est plus propice que de hurler avec les loups, si ce n’est donner le ton au sein de la meute. Ce n’est pas par hasard qu’il a été nommé en 2005 rédacteur en chef central de l'AFP. L’Agence France-Presse « occupe au sein du système médiatique français une place centrale. Financée dans une large mesure par l’État, l’AFP est de fait soumise à certaines ‘exigences’ de la puissance publique » écrit, par exemple, le site acrimed en janvier 2006 sous le titre ‘Quand Sarkozy parle, l’AFP claque des talons’. https://www.acrimed.org/Quand-Sarkozy-parle-l-AFP-claque-des-talons
2) Pierre-Antoine Donnet, Tibet mort ou vif, Préface d’Élisabeth Badinter, Éditions Gallimard, 1990, collection Au vif du sujet, 356 pages
3) Rappelons quand même que la France, par exemple, a elle aussi adopté des mesures controversées – état d’urgence, raids nocturnes etc. - pour lutter contre le terrorisme islamiste.
4) Préface d’Élisabeth Badinter, in Donnet, op. cit., p. 7
5) Il s’agit du frère ainé de « Sa Sainteté », T. J. Norbu, de l’ancien directeur de la Tibetan Review de Dharamsala, Dawa Norbu, d’une ancienne aristocrate, R. D. Taring, ainsi que d’un « Bouddha vivant » en exil, Ribhur Rinpoché.
6) Donnet, op. cit., p. 79
7) Donnet, op. cit., p. 78
8) Ngapo Ngawang Jigme (né le 1er février 1910 à Lhassa, décédé le 23 décembre 2009 à Pékin) fut un homme politique tibétain de premier plan. Bien qu’issu de la haute aristocratie, il soutenait la politique du gouvernement central.
9) Donnet, op cit., p. 75
10) Donnet, op. cit., p. 77
11) Donnet, op cit., p. 78
12) Ibid.
13) Donnet, op. cit., pp. 76-77
14) Kawaguchi Ekai, Three Years in Tibet, Madras-Benares-London, Theosophical Publishing Company, 1909 (General Books, Memphis, 2012). Pour de plus amples informations, lire sur tibetdoc.org : http://www.tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/402-l-ancien-tibet-selon-kawaguchi-i-inegalites-sociales-et-misere-du-peuple ; http://www.tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/403-l-ancien-tibet-selon-kawaguchi-ii-croyances-et-clerge ; http://www.tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/412-l-ancien-tibet-selon-kawaguchi-iii-sous-developpement-economique-culturel-et-humain