L'ancien Tibet selon Kawaguchi (II) - Croyances et clergé.

par Albert Ettinger, le 30 juillet 2017

Ce que l'on entend dire du Tibet ancien :

« Le Tibet était Shangri-La, le paradis sur terre. » [1]

 « Les nombreux comptes rendus contemporains de voyageurs qui avaient une vaste expérience de première main du Tibet d’avant l’invasion chinoise, décrivent un pays qui était pauvre mais content. » [2]

 En effet, le meilleur moyen de savoir ce que fut vraiment l’ancien Tibet, c’est de consulter les témoignages laissés par des contemporains, explorateurs et visiteurs étrangers. Voici ce que nous dit encore le prêtre zen Kawaguchi [3] sur quelques sujets intéressants.

 

Doctrines dégénérées et fanatisme religieux

« … un fanatisme virulent caractérise le peuple de ce pays-là… » (p. 173)

« Il semble bien qu’ils [les Tibétains] soient exempts de sens patriotique, tel que le terme est compris par les gens normaux. […] Les Tibétains sont plus jaloux par rapport à leur religion. Quelques-uns d’entre eux, très rares il est vrai, semblent prêts à la défendre et à la promouvoir aux dépens de leurs intérêts personnels, bien que, même à cet égard, la majorité soit peu scrupuleux quand il s’agit d’abuser de la religion à leurs fins propres. Aux yeux des gens du commun, la religion est le produit le plus important du pays, et ils sont donc convaincus qu’il faut la préserver coute que coute. Leur ignorance les rend nécessairement fanatiques, et ils croient que quiconque commet une offense envers leur religion mérite la mort. Le Gouvernement hiérarchique tire un grand profit de cette tendance fanatique des masses. » (p. 493)

« Le fondateur de la secte des Anciens était un prêtre tantrique du nom de Padma Chungne en tibétain [Padmasambhava ou Gourou Rinpoché]. Ce nom vient de la tradition populaire voulant qu’il soit né dans ce monde en sortant d’une fleur de lotus, dans l’étang de Danakocha, au milieu d’un jardin royal du royaume d’Ourkène, maintenant à Kaboul. Sa carrière est pleine de mythes de loin plus fantastiques qu’aucun de ceux qu’on trouve dans la mythologie japonaise, et il y a très peu à son sujet qui soit tangible ou rationnel. Une chose semble pourtant certaine – c’est que, bien qu’étant prêtre, il enjoignit strictement à ses disciples de consommer de la viande, de prendre femme et de boire. Il greffa ingénieusement des pratiques charnelles sur des doctrines bouddhistes… » (p. 410)

« Quand je vis les deux images [du Bouddha et de Padmasambhava] qu’on vénérait l’un à côté de l’autre, j’eus un sentiment de nausée. C’était vraiment un blasphème à l’égard de Bouddha, car Lobon [Padmasambhava] fut en réalité un diable déguisé en prêtre, et il se comporta comme s’il était né juste pour corrompre les saintes doctrines de Bouddha et en empêcher la diffusion. » (p. 163)

Statue de Padmasambhava/Gourou Rinpoché au monastère de Samye (photo A. Ettinger, 2016)
Statue de Padmasambhava/Gourou Rinpoché au monastère de Samye (photo A. Ettinger, 2016)

 

« En bref, selon les doctrines de la Secte des Anciens, l’homme peut atteindre l’éveil par la sainte méditation tout en consommant des spiritueux, en mangeant de la viande et en assouvissant ses désirs charnels. Tels sont en gros les principaux dogmes de cette secte-là, dont je ne pourrais ici donner les détails même si j’avais largement la place pour le faire, car ils sont trop pleins d’obscénité. » (p. 412)

« [Les écrits] qui traitent du côté ésotérique des doctrines de la secte des Anciens et qu’on considère comme étant parfaitement authentiques […] sont trop pleins de passages obscènes pour être lus par le plus grand nombre. Ces doctrines dégénérées étaient largement répandues dans tout le Tibet jusqu’à ce que, il y a quelque cinq cents ans, elles se sont avérées trop pernicieuses même pour un pays aussi dépravé comme le Tibet. […] Mais la secte réformée devait, en supplantant la religion dégénérée du pays, s’adapter à la prédilection nationale pour l’ésotérisme qui est plus ou moins présente dans toutes les formes de religion ou de culte existant au Tibet, et inclut donc dans son propre système certaines formes ésotériques qui se distinguent de l’ésotérisme de la secte des Anciens. » (p. 413-415)

« Le cinqième Grand Lama fut un grand promoteur du système des oracles. Son nom était Ngakwang Gyamtso, et bien qu’étant le chef de la secte réformée, il étudia les textes et tout ce qui se rapportait à la secte des Anciens et introduisit dans sa propre secte beaucoup de choses se rapportant à l’Ancienne. » (p. 417- p. 418)

« Je me vois obligé de constater que le lamaisme est déchu et qu’il a pris une forme très contraire à celle à laquelle son grand réformateur Je Tsong-kha-pa l’avait élevée… » (p. 434)

« Le bouddhisme tibétain actuel est corrompu et sur la voie du déclin ; il contient encore quelques joyaux et il est inhérent presque naturellement à chaque Tibétain. Il est probable qu’il va continuer à prédominer dans le pays du fait de sa propre vis inertiae jusqu’à ce qu’un grand homme vienne à l’avant pour mettre en œuvre une réforme religieuse et réaffirmer les Vérités de la Grande Liberté de Bouddha. » (p. 565)

[À propos d’un « temple magnifique » encore en construction] « Quand je me suis renseigné, j’ai appris que les travaux avaient été entrepris par le gouvernement tibétain qui avait agi suivant les conseils d’un devin. Celui-ci avait déclaré qu’il y avait, juste à côté de l’édifice, une source qui n’est autre que la gueule d’un monstrueux dragon et que, à moins qu’un temple ne soit érigé au-dessus, celui-ci finirait par surgir et dévaster le pays tout entier. Malheureusement cette idée est étayée par un livre de prophéties en provenance de Chine qui est apparemment l’œuvre d’un prêtre aux motifs cachés. J’ai lu le livre et je l’ai trouvé plein de prophéties terrifiantes. Il affirme, par exemple, que, puisque le mal s’est répandu sur terre, celle-ci sera touchée par un déluge, et tout ce qui se trouve à sa surface sera détruit ; qu’il y aura des catastrophes mortifères comme une grande famine ou la guerre qui seront les précurseurs de ce déluge. De surcroît, on raconte que le livre a été envoyé du ciel et que pour cette raison, quiconque ose douter de sa vérité sera puni d’une mort immédiate. Je déclarai que toutes ces prophéties étaient fausses, mais il ne m’advint rien de spécial. Le livre peut être le fruit de bonnes intentions, mais il est rempli d’allégations insensées. Cependant, les Tibétains y croient tellement fort que des copies de la traduction circulent partout dans le pays. C’est tout à fait étonnant que de telles superstitions aient poussé le Gouvernement à entreprendre un projet idiot à grand coût. Mais bien sûr, les devins jouissent d’une grande estime, non seulement de la part du Gouvernement, mais aussi de la grande masse des gens… » (p. 246-247)

« Les Tibétains sont si crédules en matière de religion qu’ils croient, sans exception, tout ce que peuvent leur raconter leurs maitres religieux, les lamas. Ainsi, par exemple, croient-ils qu’il existe huit espèces de mauvais esprits qui prennent plaisir à tourmenter les humains et envoient la grêle pour faire des dommages aux cultures. Certains prêtres affirment donc qu’ils doivent combattre et éliminer ces démons malfaisants (…) ils préparent des ‘obus anti-grêle’ qui sont des morceaux de boue de la taille d’un œuf de moineau. Ceux-ci sont confectionnés par un prêtre qui travaille, avec un ou deux valets, au fond de quelque ravin désolé où, par quelque méthode secrète, il fabrique des projectiles en grand nombre, récitant des incantations et ensorcelant chaque projectile qu’il produit. Ces projectiles sont utilisés ensuite lorsque tombe la grêle en été… » (p. 271- 272)

Un haut clergé cupide

« Pour comprendre correctement les aspirations des lamas tibétains, leurs idéaux ou le but final auquel ils aspirent, on peut affirmer avec certitude que l’intention principale qui les fait entrer dans les ordres, c’est de faire fortune autant qu’il est possible et de parvenir au plus haut degré de renommée dans ce monde reclus qui est le leur. […] Ils désirent simplement échapper aux rudesses du quotidien dans le monde de la compétition et profiter de jours paresseux et agréables sur la terre comme au ciel. » (p. 347)

« Peu de prêtres sont dépourvus d’activités économiques d’une sorte ou d’une autre – en effet, la plupart d’entre eux font du commerce. Après le commerce vient l’agriculture, puis l’élevage […] quelques prêtres riches possèdent entre cinq cents et quatre mille yaks et de cent à six cents chevaux. » (p. 325)

[Pendant la période des festivals du Mönlam et de Sang-joe, deux lamas du monastère de Drepung étaient investis chaque année d’un pouvoir absolu.] « Ils se donnent pour objectif d’amasser assez de richesses pour pouvoir vivre dans le luxe pendant le reste de leurs vies. […] Les agissements des préfets des festivals ne se distinguent donc guère des pratiques crapuleuses de brigands et de bandits de grand chemin. […] Les comportements de prédateurs des Shal-ngos ne se limitent pourtant pas à la saison des festivals ni aux habitants [de Lhassa] ; au contraire, ils s’en prennent même aux moines, leurs frères, pour satisfaire leur cupidité vorace, et ils leur extorquent de l’argent. Les Shal-ngos ressemblent à des loups dans une bergerie ou à des brigands qui vivent en toute impunité parmi des gens ordinaires respectant les lois. […] Il semble bien que les enfers, et leur cercle le plus profond, soient le seul endroit où ils seraient à leur place. » (p. 533 - p. 536)

Préfets de discipline en 1939 (Titre original « Polizeigeneräle », Archives fédérales allemandes, image 135-KB-09-048 / Schäfer, Ernst / CC-BY-SA 3.0)
Préfets de discipline en 1939 (Titre original « Polizeigeneräle », Archives fédérales allemandes, image 135-KB-09-048 / Schäfer, Ernst / CC-BY-SA 3.0)

 

« Les prêtres de la classe supérieure vivent très confortablement, puisqu’ils construisent leurs propres villas ou possèdent leurs temples à eux ; sinon, ils occupent toujours les meilleurs logements dans les temples auxquels ils appartiennent. Ils tirent des revenus de leurs domaines, comme je l’ai dit, et ils ont chacun de cinq ou six jusqu’à soixante-dix ou quatre-vingts domestiques à la maison. » (p. 326)

« [Le lama] mange de la viande, séchée, crue ou cuisinée, même au petit déjeuner. Au déjeuner, il mange du riz importé du Népal […] mélangé à des raisins secs, du sucre et du beurre. Après le riz viennent parfois de la farine cuite ou des pâtes aux œufs. Le soir, des raviolis de froment et de la bouillie sont servis à table. Ce qu’ils appellent de la bouillie contient un peu de viande, des radis, du fromage et du beurre. Voilà la suite normale des plats sur les tables des cercles supérieurs. Ils ne peuvent vivre un seul jour sans viande… » (p. 326)

« Sur le côté de la route, en contrebas de ce monastère, se trouve un endroit où des yaks, des moutons et des chèvres sont tués pour la table du dalaï-lama, et les Tibétains sont si superstitieux en ce qui concerne ces moutons (au nombre de sept) dont la viande est offerte chaque jour au dalaï-lama, qu’ils demandent des choses telles que de la laine ou d’autres parties de l’animal comme souvenirs. Outre le mouton, le dalaï-lama mange d’autres sortes de viande qui sont aussi envoyées à partir du même endroit. » (p. 286)

Des moines pas très catholiques

« [Les moines-soldats] sont très courageux. N’ayant pas de femmes sur qui veiller, ils affrontent la mort calmement. Ces moines-soldats sont tellement invincibles et implacables qu’ils sont les plus redoutés de tous au Tibet. Ils sont aussi très querelleurs, bien qu’ils se disputent rarement sans avoir été provoqués sérieusement. Ils ne se battent guère pour des questions d’argent, mais la beauté de jeunes garçons représente une cause passionnante, et le rapt d’un garçon mène souvent à un duel. » (p. 292)

« … bien qu’en apparence, le Sang-joe [4] présente un visage solennel et impressionnant, il est plein de spectacles abominables derrière les scènes. » (p. 471)

« Je regrette de dire que les moines-soldats ne choquent pas seulement par leur apparence ; ils sont en général également coupables d’infractions bien plus graves, et ils profitent des nuits du saint office [5] comme d’une occasion de s’adonner à des abus terribles. Ils semblent vraiment être les descendants des hommes de Sodome et Gomorrhe dont parle la bible. » (p. 470)

« [En ce qui concerne le festival du Mönlam,] le terme anglais de holiday [étymologie du mot : ‘jour saint’] ne convient pas du tout, car on passe les jours dans des plaisirs profanes et dans toutes sortes d’amusements immoraux. […] Il s’agit de la période où le clergé tibétain fait ses adieux, pour quelque temps, à toute retenue morale et sociale, où jeunes et vieux s’en donnent à cœur joie… (p. 533)

Moines à Lhassa, en 1939 pendant le festival du Nouvel an (Titre original « Neujahrsfest », Archives fédérales allemandes, image 135-S-10-09-39 / Schäfer, Ernst / CC-BY-SA 3.0)
Moines à Lhassa, en 1939 pendant le festival du Nouvel an (Titre original « Neujahrsfest », Archives fédérales allemandes, image 135-S-10-09-39 / Schäfer, Ernst / CC-BY-SA 3.0)


(Ré)incarnations – un système de duperie et de corruption

« Quel que puisse avoir été l’effet pratique de l’incarnation dans le passé, elle est, au vu de la situation actuelle, l’incarnation de tous les vices et de toutes les perversions plutôt que celle des âmes de lamas défunts. J’ai fait une fois la remarque, à l’adresse de certains Tibétains, que le mode actuel de l’incarnation était une duperie flagrante et qu’il n’était rien de moins qu’une personnification de la corruption. » (p. 422)

« Je dois ajouter encore que la grande majorité des gens est laissée dans l’ignorance complète des intrigues et combines qui sont concoctées et continuellement mises en œuvre dans les hautes sphères. Avec une innocente candeur, les gens ordinaires avalent tous les contes fantastiques qui sont mis en circulation au sujet des preuves douteuses fabriquées afin de prouver la réincarnation de lamas. Il n’y a que ceux-là qui sont au courant de ce qui se passe en coulisse à Lhassa et Chigatsé qui traitent ces ‘preuves’ avec mépris et dénoncent l’affaire des réincarnations comme étant une imposture flagrante et une farce malicieuse. … Au mieux, il s’agit d’une fraude commise par les prêtres-divinateurs à la demande d’aristocrates qui sont très souvent leurs patrons et protecteurs. » (p. 423)

1) Claude Arpi, The Fate of Tibet – When Big Insects Eat Small Insects, New Delhi, 1999, p. 195-196; citation originale en anglais.

2) Un propagandiste anonyme du dalaï-lama sur http://one-just-world.blogspot.lu/2010/08/han-chinese-racism-in-tibet.html [Notre traduction]

3) Three Years in Tibet, with the original Japanese illustrations, by The Shramana Ekai Kawaguchi, Late Rector of Gohyakurakan Monastery, Japan, Published by the Theosophist Office, Adyar, Madras, Theosophical Publishing Society, Benares and London, 1909

4) Kawaguchi se réfère au festival en commémoration de la mort de Tsongkhapa, le fondateur de la secte des « bonnets jaunes », festival qui débuta alors, selon le calendrier lunaire, le 25 novembre 1902 et dura deux semaines. Parce que des milliers de lampes au beurre brillaient à Lhassa et dans les grands monastères, le prêtre japonais l’appelle aussi « festival des lumières ».

5) Les nuits du festival de Sang-joe.

(À suivre…)