Une proposition élégante pour la succession du dalaï-lama

par Élisabeth Martens, le 31 mars 2024

Pour la communauté des Tibétains en exil, le mois de mars est fort important : il s'agit de commémorer le soulèvement qui eut lieu à Lhassa le 10 mars 1959, déclencheur de l'exil du 14ème dalaï-lama et de son arrivée en Inde le 31 mars de la même année. C'est une occasion pour les Tibétains en exil de faire le point sur les implications géopolitiques de leurs revendications d’indépendance du Tibet et, de manière de plus en plus pressante, de la succession de leur chef spirituel qui approche doucement de ses 90 ans... une occasion supplémentaire de calomnier la Chine qui « prétend désigner son propre dalaï-lama dans le but de renforcer son contrôle sur le Tibet » (1).  

 

 

Le dalaï-lama fête ses 88 ans dans sa résidence à Dharamsala le 6 juillet 2023 (https://www.rfa.org/english/news/tibet/dalai-lama-birthday-07062023162617.html)
Le dalaï-lama fête ses 88 ans dans sa résidence à Dharamsala le 6 juillet 2023 (https://www.rfa.org/english/news/tibet/dalai-lama-birthday-07062023162617.html)

 

C'est au monastère de Reting que le 14ème dalaï-lama aurait voulu finir ses jours et se préparer à « atteindre l'autre rive ». Hélas, il est fort probable que cela ne soit qu'un rêve : il n'y a aucun indice d'un quelconque changement de la part de Pékin dans sa politique menée au Tibet, une politique identique à celle menée pour les quatre autres Régions autonomes de Chine. Celles-ci disposent chacune d’une large liberté pour adapter à leurs réalités la législation nationale définie par Pékin dans les matières culturelles, sociales, familiales, environnementales et fiscales, tandis que les orientations générales pour les affaires intérieures du pays (comme la construction de barrages ou de lignes de chemin de fer, etc.) sont discutées à Pékin pour la Chine entière et sont négociables entre les autorités centrales et régionales. Seules la défense du territoire et les affaires étrangères sont exclusivement entre les mains de l'autorité centrale de Pékin. On pourrait comparer ce système avec celui des États membres de l’Union européenne par rapport aux directives de Bruxelles.

Si le Tibet jouit de cette autonomie de décision, pourquoi le dalaï-lama clame-t-il haut et fort qu'il revendique une autonomie « réelle » ? Ne serait-ce pas pour brouiller les pistes de l'opinion internationale ? Le dalaï-lama est devenu maître à ce jeu, il a été à bonne école en fréquentant « d'excellents amis » comme G.W. Bush, Obama, Sarkozy, etc. D'ailleurs, qui se donne la peine d'aller consulter la Charte des Tibétains en exil pour savoir ce que le chef spirituel entend par « autonomie réelle » ?

 

Le Dalaï Lama fête son 80ème anniversaire avec George W. Bush au Texas
Le Dalaï Lama fête son 80ème anniversaire avec George W. Bush au Texas

 

La Charte des Tibétains en exil indique que la différence avec une « indépendance réelle » est minime(2). On y trouve : une constitution propre basée sur le bouddhisme, un rôle politique donné au clergé, un retour des jeunes générations d'exilés à des postes clefs, une législation séparée de la Chine, le marché libre, l'expulsion de l’armée chinoise,... et pas rien que de l'armée, mais de tous les non-Tibétains (Han, Hui, Yi, Naxi, Drong, Bai, Miao, etc.) ! Qui plus est, cette boulimie de revendications concerne une région deux fois plus grande que la Région autonome du Tibet, soit le « Tibet historique » tel que l'a déclaré le dalaï-lama.

D'un autre côté, puisque la Région autonome du Tibet bénéficie d'une large liberté dans les matières culturelles, sociales, familiales, etc., pourquoi Pékin devrait-elle intervenir dans la succession du 14ème dalaï-lama ? C'est que l'exil du chef spirituel et de nombreux membres du haut clergé bouddhiste suivis de la noblesse tibétaine a ému tant les services secrets des États-Unis (CIA, puis NED, le « bras légal » de la CIA) que les tourne-vestes de Mai 68. La « question tibétaine » est devenue une question internationale, en témoigne l' « International Campaign for Tibet » qui compte des succursales dans tous nos pays dits « démocratiques ». Le gouvernement chinois ne peut passer outre les provocations de ce « comité international » car l'objectif premier en est la dislocation de la Chine.

Cependant, les 6,5 millions de Tibétains vivant en Chine sont conscients des énormes avancées de la Région autonome du Tibet en 65 ans, tant au niveau économique, qu'au niveau culturel, de la santé, de l'éducation, de l’environnement, etc. (3-4) Ils craignent qu'un retour du dalaï-lama et du clergé bouddhiste à la tête du Tibet signe une régression, un retour vers un Tibet féodal. On peut même soupçonner pire : le joug néolibéral de l'Occident sur le Tibet ! D'un autre côté, le peuple tibétain de Chine souhaite maintenir ses traditions religieuses. La religion tient encore une place essentielle dans la vie de la majorité des Tibétains. Ce qui leur conviendrait le mieux, c'est que le 14ème dalaï-lama revienne au Tibet en ne s'en tenant qu'à son rôle de chef spirituel.

Hélas, celui-ci s'est laissé prendre dans l'engrenage infernal des chantages à répétition de la part de ses « bienfaiteurs occidentaux »... si bien que le dalaï-lama a déclaré que si le peuple tibétain désire un nouveau dalaï-lama réincarné après sa « grande extinction » (son décès), celui-ci devra être en mesure d'achever la tâche qu'il a entamée, c'est-à-dire libérer le « Tibet historique » du joug de la Chine et en faire un pays indépendant. Décidément, cette petite phrase de Kissinger colle à la peau du chef spirituel comme le sparadrap au pouce du Capitaine Haddock : « être un ennemi des États-Unis peut être dangereux, mais être un ami des États-Unis est fatal ».

 

 

L'ami des États-Unis approche de ses 90 ans et beaucoup s'inquiètent de ce qui va se passer pour sa succession quand il atteindra sa « grande extinction » ? Il a déjà fait part de nombreuses suggestions concernant son successeur, ce qui, selon le clergé bouddhiste est une transgression à leur engagement : « les membres du clergé bouddhiste ne se permettent pas de parler de leur propre réincarnation », déclarait le feu-abbé du monastère de Shinza dans la préfecture de Lhoka, lui-même une réincarnation. Or, de la bouche du dalaï-lama, on a entendu : « j’indiquerai moi-même une réincarnation adulte », « la réincarnation suivante pourrait bien être une homme aux cheveux blonds ou même une femme », « après ma grande extinction, un référendum devra indiquer si le peuple tibétain veut perpétuer le système de recherche d'une réincarnation (système des tulkous) », « le système des tulkous pourra être considéré comme obsolète », « peut-être faudrait-il organiser un conclave, comme dans l’église catholique quand il faut choisir un nouveau pape », etc. Le dénominateur commun de toutes ces propositions était « qu'une réincarnation sous tutelle chinoise serait une aberration et ne pourrait être qu'une fausse réincarnation » (5).

Lady Gaga en 15ème dalaï-lama ?
Lady Gaga en 15ème dalaï-lama ?

 

Le 14ème dalaï-lama a déclaré qu'un « vrai dalaï-lama réincarné » devra être en mesure d'achever la tâche qu'il a entamée, c'est-à-dire libérer le « Tibet historique » du joug de la Chine et en faire un pays indépendant. Discussion inutile selon un professeur des religions à l'université de Lhassa qui explique que, historiquement, à chaque changement de dynastie, l'empereur choisissait une école bouddhiste différente pour représenter officiellement le Tibet. La dynastie Yuan (1271-1368) a opté pour l'école Sakya, la dynastie Ming (1368-1644) s'est tournée vers une des branches de l'école Karma, les Qing (1644-1912) ont choisi l'école Gelug. Si l'on se rapporte à cela, la lignée des dalaï-lamas (de l'école Gelug) aurait dû perdre son droit de représenter le Tibet dès 1912. Sun Yatsen, premier président de la République, aurait dû choisir une autre école du bouddhisme tibétain dès le début de la République de Chine (1912-1949), puis cela aurait été au tour de Mao Zedong, en 1949, quand il a proclamé la République populaire de Chine.

Mais comme les temps ont changé et que l'empire est devenu une république, l'enseignant à l'université de Lhassa conseille aux Tibétains de désigner eux-mêmes deux représentants pour chacune des cinq écoles bouddhistes principales (Gelug, Sakya, Karma, Nyingma, Bön) et de fonder un comité qui pourrait résoudre démocratiquement les questions religieuses du Tibet. Dans ce système, le dalaï-lama deviendrait un « simple » membre du comité bouddhiste et perdrait automatiquement son pouvoir politique. C'est ce que plusieurs intellectuels tibétains préconisent actuellement comme solution au problème de sa succession, cela résoudrait à la fois la « question tibétaine » et la succession du dalaï-lama. Les affaires religieuses du Tibet seraient débattues « en interne ». C'est une proposition élégante de laquelle tout le monde sortirait gagnant ... sauf le clergé et l'élite des Tibétains en exil qui gardent le vain espoir de retrouver une certaine autorité sur le Tibet. Auraient-ils oublié que, finalement, ils ne représentent que 0,2% de l'ensemble de la population tibétaine ?

Sources :

  1. https://information.tv5monde.com/international/tibet-entre-religion-et-geopolitique-le-dilemme-de-la-succession-du-dalai-lama
  2. http://tibet.net/about-cta/constitution/ (la charte date de 1991 et est toujours en usage)
  3. http://french.peopledaily.com.cn/Economie/n3/2023/0801/c31355-20052446.html
  4. http://www.chine-ecologie.org/energies-renouvelables/energies-vertes/566-en-2023-le-tibet-a-transporte-2-57-milliards-de-kilowattheures-d-electricite
  5. http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/73-succession-du-dalai-lama