Les études tibétaines au niveau d’un devoir de lycéen bâclé : « L’Allemagne au-dessus de l’Himalaya » de Charlie Caron-Belloni (1)
par Albert Ettinger, le 18 septembre 2022
L’expédition dirigée par Ernst Schäfer qui a parcouru le Tibet en 1939 fut une entreprise SS au service des buts idéologiques, politiques et militaires fixés par le IIIe Reich. Elle ne pouvait donc être ni « purement scientifique », ni surtout « politiquement inoffensive ». C’est ce que j’ai affirmé et détaillé dans une série de cinq articles publiés en 2018 sur TibetDoc (2), et c’est ce que je répète, avec plus de contexte, dans mon dernier livre (3).
Un article publié dans la Revue d’Études Tibétaines en 2021 vient confirmer mes propos, du moins en partie. Mais malheureusement, son jeune auteur se disqualifie par son incapacité de poser les bonnes questions, d’aller au fond des choses et de donner des réponses claires. En plus, il aggrave son cas par le plagiat. Au bout d’une recherche bâclée et sur la base de sources plus que douteuses, il finit même par adhérer aux thèses d’un historien néo-nazi.
Charlie Caron-Belloni résume le débat qui existe autour de l’expédition nazie au Tibet en ces mots : « Deux camps historiographiques s’affrontent donc sur la question : l’un qui considère l’expédition (…) comme étant scientifique, dénuée de tout intérêt politique, qui a pour chef de file l’historienne allemande Isrun Engelhardt et l’autre, qui considère au contraire l’expédition comme ayant un but principalement politique, avec des membres qui restaient des officiers SS avant tout, à la recherche des origines de la race aryenne, et aux ordres d’Heinrich Himmler. »
Notons que le jeune chercheur universitaire ne cite ici aucun nom d’un représentant du second camp et qu’il a évité toute référence à mes articles, que ce soit dans le texte même ou dans sa bibliographie. Notons encore que l’affirmation selon laquelle l’expédition était à la recherche des origines de la race aryenne n’est pas partagée par la plupart de ceux qui s’opposent au camp du « purement scientifique ». Elle n’est partagée ni par Wolfgang Kaufmann (4), le chercheur auquel je me suis référé principalement, ni par moi-même. On devrait donc nous ranger plutôt dans un troisième camp qui soutient que dans l’Allemagne nazie, les objectifs idéologiques (en l’occurrence, la recherche de traces d’anciens conquérants aryens), scientifiques, politiques et militaires formaient un tout, puisque la recherche scientifique était elle-même au service de la politique (des efforts de guerre : autarcie économique, armement etc. ; des visées coloniales : mise en valeur des terres conquises à l’est) et de l’idéologie du régime hitlérien (p. ex., racisme « scientifique », haine du « judéo-bolchevisme »).
Mais voyons pour commencer les points d’accord entre mes conclusions et celles de M. Caron-Belloni dans ce qui semble avoir été sa thèse de master.
De nombreuses informations concordantes
L’article de la Revue d’Études Tibétaines indique à juste titre que le nom officiel de l’expédition fut « Expédition allemande Ernst Schäfer au Tibet, sous le patronage du Reichsführer-SS Himmler et en rapport avec l’Ahnenerbe », et que « Schäfer, avant d’arriver en Inde, abandonna la deuxième partie du titre, afin d’éviter tout quiproquo avec les autorités britanniques ». L’article reconnaît que « l’équipe de l’Ahnenerbe, sous la direction du zoologiste Ernst Schäfer (1910-1992) », n’avait pas seulement comme objectif « d'accomplir des tâches scientifiques », mais qu’elle « rechercha les traces d’hypothétiques descendants aryens ».
L’article confirme donc le contexte nazi de l’entreprise en rappelant qu’un « an avant de partir pour le Tibet, Schäfer publia des articles dans la revue SS Das Schwarze Korps (« Le Corps noir ») et dans d’autres périodiques nazis afin d’en faire connaître les buts scientifiques et le rôle qu’allait jouer une telle expédition dans l’expansion du nazisme sur le globe. »
Quand « l’expédition nazie se retrouva bloquée » au Sikkim, protectorat britannique « semi-indépendant du nord-est de l’Inde », parce que « le gouvernement britannique interdit Schäfer et son équipe d’entrer au Tibet », les SS réussirent « à passer furtivement la frontière » et à établir « sur place des liens étroits avec les autorités locales. » C’est ainsi qu’ils « reçurent une lettre officielle du Kashag (i.e. le conseil des ministres du gouvernement de Lhassa) autorisant les cinq Allemands à rester deux semaines à Lhassa » et « leur permettant d’assister aux festivités du nouvel an. »
Deux semaines ? En fin de compte, les SS vont rester plus de six mois au Tibet ! « Pendant deux mois, les SS furent fêtés par les élites tibétaines » rien qu’à Lhassa. Ils « étaient fréquemment invités chez la noblesse tibétaine », et « les membres de l’équipe nouèrent de nombreuses relations d’amitié avec les élites locales », parmi lesquelles figurait le régent « Réting Rinpoché », le lama « qui gouvernait le pays » et qui « aurait demandé à Schäfer, à son grand étonnement, si l’Allemagne serait intéressée de vendre des armes au Tibet. » Ils « furent reçus avec des démonstrations d'amitié et entretinrent des rapports étroits avec des responsables gouvernementaux et d'autres personnes influentes. »
Le périple des SS au Tibet ne se limita pas à Lhassa, loin de là. Les émissaires de Himmler parcoururent tout le Tibet aux frais du régime clérico-féodal. La « population était prévenue de leur arrivée dans les différentes étapes de leur parcours tibétain, permettant aux membres de l’équipe de rester parfaitement approvisionnés et leur assurant un accueil des plus chaleureux partout où ils se rendaient ».
Charlie Caron-Belloni constate enfin ce que certains universitaires ont pourtant voulu occulter : « En réalité, le choix de se rapprocher des élites du pays n’était pas anodin. » Et il rappelle, toujours dans son orthographe et sa syntaxe un peu spéciales, que les « officiers SS de l’expédition n’oublièrent pas leur mission première : collecter les preuves que les germains (sic !) et les tibétains (sic !) pouvaient avoir des origines communes et, dans une moindre mesure, pouvoir influencer les décisions politique et militaire de Lhassa. »
Puisque les nazis voyaient les Allemands comme la « race des seigneurs », il fallait chercher les traces d’une parenté raciale entre eux et les Tibétains non pas auprès des serfs et des misérables du pays, mais auprès de la haute aristocratie. Pour « Bruno Beger, SS fasciné par les théories raciales », « les nobles du pays étaient les seuls qui pouvaient avoir conservé le patrimoine aryen le plus pur ».
M. Caron-Belloni ne s’est malheureusement pas posé (ou a choisi d’éviter) quelques questions fondamentales, en premier lieu celle de savoir d’où venait cette étonnante disposition des élites tibétaines à inviter les émissaires de l’Allemagne nazie, puis à les traiter avec une hospitalité, une amabilité et une prévenance tout à fait exceptionnelles. Les « soins contre les maladies vénériennes des moines » que Beger savait offrir ne me semblent pas une explication suffisante. L’anticommunisme virulent partagé de part et d’autre et les sympathies communes pour le Japon militariste qui venait d’envahir la Chine auraient été les pistes à suivre…
Mes reproches aux tibétologues françaises confirmés
Charlie Caron-Belloni prend à son compte l’appellation d’« expédition nazie au Tibet » que certaines tibétologues françaises (Robin, Buffetrille, Blondeau et Stoddard) ont toujours rejetée. Il rappelle à bon escient que la « dénomination "SS-Tibet-Expedition" fut celle qui devint la plus courante à la fin du second conflit mondial » et que c’est elle qui fut « reprise généralement par la communauté des historiens d’après-guerre souhaitant travailler sur la période. »
L’auteur récuse l’idée avancée par les mêmes tibétologues françaises « que le scientifique ( Schäfer) s’éloigna d’Himmler », rappelant que celui-ci « restait le parrain de l’expédition et apportait donc un soutien de taille pour obtenir des financements d’État. » Il confirme le financement de l’expédition par des « organisations officielles du Reich », ce qui prouve « l’appui du régime nazi dans (sic !) le projet. « Il rappelle que c’est « même Goering, qui fut chargé de trouver les 30 000 RM en devises étrangères, à la demande d’Himmler, afin de permettre à l’expédition de partir. » Il admet que dans ses « démarches (pour collecter des fonds), il (Schäfer) jouait aussi, bien sûr, la carte de ses contacts SS, les utilisait et les mobilisaient (sic !), tant que cela pouvait lui être utile ou se révélait nécessaire. »
Charlie Caron-Belloni relate enfin un détail précis qui tire son importance du fait qu’il fait voler en éclats une allégation sur laquelle repose l’apologie de Schäfer faite par les illustres chercheuses universitaires : « Dans une lettre du 6 octobre 1936 destinée à Himmler, Schäfer affirma que la région du Haut Plateau tibétain pouvait être considérée comme "un refuge de peuplades aryennes ancestrales" et qu’elle était donc "d’une importance fondamentale pour nous autres allemands". C’est pourquoi il pria le Reichsführer-SS de "se charger du commandement suprême et du patronage de cette expédition". » Et Caron-Belloni de poursuivre :
« Dans sa thèse, Kaufmann balaye (sic !) ainsi les affirmations ultérieures de Schäfer, prétendant que la collaboration avec l’organisation scientifique des SS lui avait été imposée, se trouvant (sic !) ainsi démenties par les documents et les faits.
C’est alors (sic !) que les affirmations proposées (sic !) par Anne-Maris (sic !) Blondeau, Katia Buffertrille (sic !) (5), Heather Stoddard ou encore Françoise Robin, toutes quatre tibétologues, selon lesquelles c’était le Reichsführer-SS qui "proposa son aide à Ernst Schäfer", tandis que lui, brave homme et chercheur irréprochable, "refusa les pseudo-chercheurs que Himmler voulut lui imposer et l'expédition ne fut finalement pas financée par les SS" s’avérèrent fausses. En effet, tous les membres de l’expéditions (sic !) étaient des officiers SS. Avant de partir, ces derniers durent s’engager à respecter le code de conduite SS et mener à bien leur mission "dans l’esprit de la Schutzstaffel et du Reichsführer-SS" et à transmettre tous les objets rapportés ainsi que les résultats scientifiques obtenus ultérieurement à l’Ahnenerbe. » (5)
Des preuves indéniables de plagiat
Que M. Caron-Belloni vienne soutenir mes positions face à la tibétologie universitaire française m’a évidemment fait plaisir. J’ai trouvé moins marrant qu’il l’ait fait en cachant sa source et en évitant soigneusement de citer mon nom.
Le plagiat devient évident dès que l’on compare l’extrait que je viens de citer avec mon article publié sur TibetDoc le 1er août 2018, et en particulier avec les passages que je mets ici en italique : « Wolfgang Kaufmann, l’auteur d’une excellente thèse de doctorat récente sur la question des relations entre l’Allemagne nazie et le Tibet, souligne à bon escient que les affirmations ultérieures de Schäfer, prétendant que la collaboration avec l’organisation scientifique des SS lui avait été imposée, se trouvent ainsi démenties par les documents et les faits. Ces faits ne sont pas plus compatibles avec les affirmations fallacieuses des groupies universitaires françaises du dalaï-lama dans leur "mise au point" de 2008. Car selon elles, c’est le Reichsführer SS qui "proposa son aide à Ernst Schäfer", tandis que lui, brave homme et chercheur irréprochable, "refusa les pseudo-chercheurs que Himmler voulut lui imposer et l'expédition ne fut finalement pas financée par les SS." »
Et encore : « … tous les participants de celle-ci (et Schäfer en particulier) étaient des officiers SS. Ils avaient, avant de partir, signé un papier dans lequel ils s’engageaient à respecter le code de conduite SS, à mener à bien leur mission "dans l’esprit de la Schutzstaffel et du Reichsführer SS" et à transmettre tous les objets rapportés ainsi que les résultats scientifiques obtenus ultérieurement à l’Ahnenerbe. »
D’ailleurs, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que les seuls endroits où M. Caron-Belloni se réfère à l’ouvrage de Wolfgang Kaufmann (au nombre de trois, renvoyant aux pages 205, 211 et 223 de cette thèse de doctorat de « 966 pages ») se retrouvent textuellement dans mes articles. Ainsi, cet autre passage
« Le professeur Hugo Weigold, directeur d’un musée d’histoire naturelle où Schäfer avait fait un stage, l’avait proposé à Dolan parce qu’il le savait excellent chasseur » (6)
reprend mot pour mot ma phrase
« Le professeur Hugo Weigold, directeur d’un musée d’histoire naturelle où Schäfer avait fait un stage, l’avait proposé à Dolan parce qu’il le savait excellent chasseur. »
C’est à se demander si M. Caron-Belloni a vraiment consulté la thèse de Kaufmann ou si le volume impressionnant d’un tel ouvrage en langue allemande l’a dissuadé de le lire.
Les « citations » se référant à Kaufmann ne sont d’ailleurs pas les seules à présenter une ressemblance certaine avec des passages de mon premier article de la série. Quand M. Caron-Belloni écrit, à propos du jeune Schäfer : « Pour remédier à ses mauvais résultats scolaires, ses parents le placèrent dans un pensionnat privé à Heidelberg » (7), il fait encore écho, mot pour mot, à une phrase sortie de ma plume : « Pour remédier à ses mauvais résultats scolaires, ses parents le placèrent dans un pensionnat privé à Heidelberg. » (8) Comme moi, il se réfère ici à la page 31 du livre Nazis in Tibet de Peter Meyer-Hüsing. Or, la façon de s’exprimer de cet auteur allemand est très loin de la mienne, et il est impossible que M. Caron-Belloni en soit venu à utiliser exactement les mêmes mots que moi pour rendre en français ce qu’affirme Meyer-Hüsing.
Le plagiat est donc évident, mais faut-il imputer la faute uniquement au jeune auteur ? Ou est-ce que l’attitude haineuse de certain(e)s tibétologues universitaires français(es) envers cette « vermine » de « communistes prochinois belges » qui publient sur TibetDoc a pu empêcher M. Caron-Belloni d’indiquer une source tellement honnie par ses profs ?
Un semblant d’« objectivité scientifique »
M. Caron-Belloni écrit à propos des dissentiments entre historiens à propos des motivations et des objectifs de l’expédition : « Aujourd’hui, le débat est houleux et divise les historiens sur les réelles motivations du gouvernement allemand de l’époque d’envoyer une expédition, chapeautée par la SS, dans un pays interdit et aussi lointain que le Tibet. Quatre raisons principales se dégagent : politique, raciale, militaire ou scientifique. »
Le jeune auteur continue en faisant un tour d’horizon des différentes positions. « D’un point de vue politique, Claudio Mutti avança la volonté que pouvait avoir Himmler d’entrer en contact avec le régent du Tibet, Réting Rinpoché. D’un point de vue militaire, dans l’hebdomadaire autrichien Wochenpresse (9), paru entre 1955 et 1993, la tâche première de l'expédition était d'étudier la possibilité de faire du Tibet une base d'où attaquer les troupes britanniques stationnées en Inde. Sa deuxième mission était de vérifier la thèse raciale de Himmler selon laquelle un groupe d'Aryens de sang pur s'était installé au Tibet. Le journaliste américain Karl E. Meyer au New York Times poussa plus loin la réflexion en considérant le but de l’expédition comme le moyen d'établir des cartes et de faire le relevé des cols susceptibles d'être utilisés pour envoyer depuis le Tibet des guérilleros sur le territoire des Indes britanniques. Pour Nico Hirtt, professeur spécialisé dans les systèmes éducatifs européens, les autorités tibétaines pourtant neutres, ont objectivement soutenu l'axe Berlin-Tokyo pendant la Seconde Guerre mondiale en empêchant l'approvisionnement des armées chinoises par la route, à partir de l’Inde. D’un point de vue eugénique (sic !), l’anthropologue français Édouard Conte, directeur de recherches au CNRS en 1995, affirma que la mission de Schäfer avait pour objectif idéologique de chercher à prouver certaines thèses racialistes sur l'origine de la race aryenne. »
Tous ces objectifs de l’expédition SS correspondent à des faits établis et ont été corroborés, entre autres, par les documents déterrés par Kaufmann dans les archives allemandes. Ah, si M. Caron-Belloni avait seulement lu le livre en question !
Mais le jeune chercheur, croyant avoir rempli son devoir d’« objectivité scientifique » rien qu’en passant en revue ces différentes positions (qui, loin de s’exclure mutuellement, se complètent en vérité), ne va pas plus loin. Il renonce à analyser leur bien-fondé. Au lieu de cela, il choisit de faire (à nouveau !) confiance à l’Allemande Isrun (« Rune de fer ») Engelhardt, au SS Schäfer et consorts… ainsi qu’à une certaine Rose Detlev.
En accord avec ces auteurs, il écarte finalement d’un revers de main les motifs politiques, idéologiques et militaires de l’expédition SS. « Des raisons militaires, on peut en douter : Isrun Engelhardt, se fondant sur de nombreuses sources, a affirmé que le but de l’expédition n’était ni ésotérique ni politique », estime-t-il, en assimilant simplement l’idéologie nazie à de l’ésotérisme. « Obtenir une synthèse globale et scientifique de ce qu’était le Tibet dans sa totalité, tel a donc été le but de l’expédition allemande au Tibet en 1938-1939. Il n’existait aucun indice quant à d’autres motivations ou objectifs dans les rapports rédigés par les membres de l’expédition ».
Un racisme nazi tout à fait scientifique ?
À propos de l’affirmation selon laquelle la mission de Schäfer cherchait à prouver des théories racistes nazies, M. Caron-Belloni écrit que cette « interprétation de l’expédition fut remise en cause dès 2006 par Rose Detlev, historienne allemande » qui « suggère dans son ouvrage L’expédition allemande au Tibet de 1938-39 : Voyage scientifique ou quête de traces à motivation idéologique ? une démarche rigoureusement scientifique de la part de l'expédition et de Bruno Beger, lequel a réalisé des mesures anthropomorphiques en respectant les critères médicaux et biologiques de l'époque. »
M. Caron-Belloni souscrit sans hésiter aux affirmations de cette « Rose Detlev » quand il affirme que « (l)es membres de l’expédition se posaient tous comme des scientifiques et comme rien d’autre. Ainsi, quand Bruno Beger photographia et prit les mesures anthropomorphiques, crânologiques (sic !) et chirologiques, ainsi que les empreintes digitales (…), quand il examina leurs yeux et leurs cheveux, quand il procéda à une quantité d’interviews, il agit toujours en scientifique, en respectant les critères médicaux et biologiques de l’époque, appliqués à l’anthropologie et à la raciologie, sans jamais faire intervenir des théories farfelues. »
Rien de farfelu donc à relever dans la raciologie de l’époque nazie. Rien de farfelu dans les rapports de Beger quand il compte parmi les caractéristiques des « races europoïdes » (parmi lesquelles il y a la race ostisch, une des constituantes de la « race des seigneurs allemande ») dont il prétend avoir découvert des traces auprès de l’aristocratie tibétaine, outre la haute stature, le crâne long et le nez proéminent, « une attitude et un maintien dominateurs, indice d’une forte conscience de soi ». Rien de farfelu enfin quand il insiste sur « la grande différence raciale entre Tibétains et Chinois », due à un « brassage » somme toute très limité des Tibétains avec « du sang chinois » - une différence « en faveur des Tibétains » qu’il ressent « comme agréable et stimulante ». (10)
Qui est cette « Rose Detlev » que M. Caron-Belloni a choisie comme une de ses sources favorites ?
Un historien doit absolument garder une attitude critique à l’égard de ses sources. M. Caron Belloni a oublié cette règle élémentaire de toute recherche historique. Il ne s’est jamais intéressé à la question de savoir qui était cette « Rose Detlev » qu’il cite abondamment. Au point de se tromper sur son nom et sur son sexe.
En effet, pour prendre automatiquement « Detlev » pour un patronyme et « Rose » pour un prénom, il faut ne pas savoir grand-chose du monde germanique. Eh oui, Detlev (ou Detlef) est un prénom masculin très répandu outre-Rhin parmi les générations des années 1940-1970, et Rose est bien le nom de famille de cette personne que j’ai évoquée, dans un de mes articles il y a quatre ans, par ces mots :
« Detlev Rose … est un auteur aux convictions et aux antécédents bien connus », étant donné qu’il s’agit d’ « un ancien membre de la rédaction de Nation Europa (NE) – Deutsche Monatshefte, une revue éditée jadis par le leader néonazi Adolf von Thadden. Il a publié son article négationniste sur "l’expédition allemande au Tibet" dans une revue trimestrielle du Grabert Verlag, une maison d’édition dont "le thème prioritaire depuis sa fondation a été le révisionnisme historique d’extrême droite visant à banaliser le national-socialisme, par exemple, en niant ou en relativisant l’holocauste, la responsabilité du régime nazi quant à la IIe Guerre mondiale et à d’autres crimes nazis. " (11)
La traduction française de son livre sur la Société Thulé est parue auprès des Éditions Ars Magna qui comptent parmi leurs rares auteurs un Robert Brasillach avec un livre sur Léon Degrelle. Pour rappel, Brasillach est un intellectuel français, collaborateur nazi notoire, fasciste et antisémite, fusillé en 1945 et Degrelle est un politicien belge qui, après avoir collaboré avec Hitler jusqu’à se battre sur le front de l’Est, a échappé à la justice et est mort dans son lit en Espagne en 1994. Dans le catalogue d’Ars Magna, on trouve encore un Miguel Serrano, "hitlérien ésotérique" et ancien chef du parti nazi chilien. Sur sa page web, Ars Magna présente ce dernier personnage comme un "écrivain prolifique, ami du Dalaï-Lama". »
La méprise de M. Caron-Belloni est tellement grosse qu’elle devient comique, d’autant plus que dans sa propre bibliographie, la référence est donnée correctement.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’article de la Revue d’Études Tibétaines (12) n’élève en rien le niveau de réflexion et de connaissance déjà atteint par rapport à l’expédition SS au Tibet et par rapport aux relations des élites tibétaines de l’époque avec le IIIe Reich. Il peut au contraire servir d’exemple à ceux qui se plaignent du niveau inquiétant des universités françaises.
Notes :
1) Charlie Caron – Belloni, « L’Allemagne au-dessus de l’Himalaya : des SS sur le toit du monde », Revue d’Etudes Tibétaines, CNRS, 2021, pp. 53-109. https://himalaya.socanth.cam.ac.uk/collections/journals/ret/pdf/ret_61_02.pdf
2) http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/457-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-1ere-partie-des-tibetologues-negationnistes ; http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/458-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-2e-partie-une-argumentation-minable ; http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/459-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-3e-partie-les-tibetologues-allemands-au-service-du-troisieme-reich ; http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/460-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-4eme-partie-des-sympathies-fondees-sur-des-liens-de-race ; http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/462-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-5eme-et-derniere-partie-les-cercles-dirigeants-tibetains-complices-des-puissances-de-l-axe
3) Albert Ettinger, Croix gammée sur le Tibet, À propos de l’expédition SS au Tibet et des amis nazis du dalaï-lama, Éditions Delga, 2022.
4) Wolfgang Kaufmann, Das Dritte Reich und Tibet, Die Heimat des ‚Östlichen Hakenkreuzes‘ im Blickfeld der Nationalsozialisten, 4. Auflage, Ludwigsfelder Verlagshaus, 2014.
5) La cacographie des noms de Katia Buffetrille et d’Anne-Marie Blondeau est récurrente et ne s’explique donc guère par une banale erreur typographique. Ainsi, M. Caron-Belloni écrit déjà p. 76 : « Cette possibilité a été rapidement réfutée par quatre tibétologues, comme (sic !) Anne-Maris (sic !) Blondeau, Katia Buffertrille (sic !), Heather Stoddard ou encore Françoise Robin ».
5) Charlie Caron-Belloni, op. cit., p. 88.
6) Idem, p. 64.
7) Ibid.
8) http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/457-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-1ere-partie-des-tibetologues-negationnistes
9) Source étrange et référence bien imprécise, soit dit en passant.
10) Voir http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/460-retour-sur-la-question-des-relations-tibet-allemagne-nazie-4eme-partie-des-sympathies-fondees-sur-des-liens-de-race%2011
11) La citation provient de https://de.wikipedia.org/wiki/Grabert_Verlag#Geschichte - Voir aussi :
https://en.wikipedia.org/wiki/Grabert_Verlag
12) Il s’agit d’une « revue électronique bi-annuelle » publiée sous la direction du « Dr Jean-Luc Achard (CNRS), le comité éditorial étant composé par le directeur de la Revue, ainsi que par les Drs Alice Travers (CNRS) et Charles Ramble (EPHE). » (Voir : https://halshs.archives-ouvertes.fr/REVUE-DETUDES-TIBETAINES) L’entête de l’article indique que M. Caron-Belloni appartient au Centre de recherche sur les civilisations de l'Asie orientale. Fondé en 2006, le CRCAO « est une Unité Mixte de Recherche du CNRS, placée sous la tutelle de l’École pratique des hautes études (EPHE), du Collège de France et de l’Université Paris Cité. » https://www.crcao.fr/