Giuseppe Tucci face à son passé et au présent
par André Lacroix, le 23/12/2023
Dans son supplément hebdomadaire LéNA, le quotidien Le Soir des 2 et 3 décembre 2023 consacre plus d’une page entière à un article intitulé : « En s’intéressant à son art, Tucci était en quête de l’âme du Tibet ». (1) C’est une très intéressante interview croisée réalisée pour La Reppublica par la journaliste italienne Lara Crinò de Norbu Tenzing Norgay, fils aîné du sherpa Tenzing (décédé en 1986) qui avait aidé Edmund Hilllary à atteindre en 1953 le sommet du Chomolungma (l’Everest) et de son épouse, la conservatrice d’art étatsunienne Iwona Tenzing.Mais qui était vraiment ce Tucci, « en quête de l’âme du Tibet » ? C’est l’objet du présent article.
Le sherpa Tenzing a bien connu le célèbre archéologue italien Giuseppe Tucci. « Tous deux, écrit Lara Crinò, ont longuement visité le ‘royaume des neiges’ avant que la Chine ne l’envahisse, en 1950, et que la révolution culturelle ne porte un coup sévère à ses traditions.»
Fort bien, tout ça, mais pas un mot, même pas une petite note en bas de pas de page, pour signaler aux lecteurs du Soir le passé trouble de Giuseppe Tucci.
Passons sur l’accusation d’invasion (répétée plus loin dans l’article) dont la Chine se serait rendue coupable au Tibet. En réalité, il s’est agi de la récupération, par la RPC (République populaire de Chine), d’une lointaine province traditionnelle qui avait échappé à son contrôle pendant quelques décennies, à cause des troubles causés par les Seigneurs de la guerre, puis par les affrontements entre les Communistes et le Guomindang, et enfin par la guerre avec le Japon.
Qui était en fait Giuseppe Tucci ? L’article du supplément du Soir commence par ce portrait qu’en a dressé Norbu Tenzing Norgay : « Le professeur Tucci était un homme étrange, l’un des plus remarquables qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il était très sérieux et dévoué à son travail. Mais, à la différence des autres alpinistes que j’ai connus, pour la plupart des gens calmes et silencieux, Giuseppe Tucci était de nature très impulsive et capricieuse : tout devait être réalisé selon ses directives, sinon il explosait. »
Cette description psychologique mérite à tout le moins d’être complétée par des données que nous fournit l’histoire politique.
Giuseppe Tucci, né en 1894, est incontestablement le plus grand orientaliste qu’ait connu l’Italie. Il maîtrisait le sanskrit, le bengali, le chinois et le tibétain. Grâce à sa pratique des dialectes locaux, à son charisme et à son courage physique, il a parcouru l’Asie en tous sens et a participé à de nombreuses fouilles au Tibet et ailleurs, et en a ramené d’innombrables objets de grande valeur (manuscrits, objets de culte, statuettes) dont certains, sans lui, auraient peut-être été perdus pour toujours lors de la Révolution culturelle. Converti au bouddhisme en 1935, il est l’auteur de milliers de photographies, de centaines d’articles et d’une quarantaine de livres.
Mais c’était aussi, comme l’écrit la professeure Enrica Garzilli, « l’explorateur de Mussolini » (2) ou, comme le dit le Professeur Francesco Perfetti : « une sorte d’Indiana Jones du régime fasciste » (3), ou encore, selon la description de la Reale Accademia d’Italia, « une plante qui a fleuri grâce au mérite et aux vertus du régime fasciste » (4).
Par quelle pudeur ou autocensure, ou censure pure et simple, la journaliste de La Reppublica Lara Crinò a-t-elle privé le lectorat du Soir d’une information à laquelle il a droit ? A-t-elle craint que l’évocation hors d’Italie du passé fasciste du personnage Tucci déplaise aux néo-fascistes italiens d’aujourd’hui, dont la Présidente du Conseil Giorgia Meloni ?
Ce silence est d’autant moins excusable qu’on assiste de nos jours – voir liste non exhaustive dans les notes de fin – à une impressionnante série de publications, principalement en Italie, qui se démarquent de la pudique omerta qui avait caractérisé les hommages au grand homme à l’occasion de son décès en 1984 et dans les années qui ont suivi.
Jeune diplômé de lettres à La Sapienza, Giuseppe Tucci est rapidement lancé dans la carrière académique par Giovanni Gentile, alors Ministre de l’Instruction publique. Gentile était le théoricien du fascisme, qui finira assassiné par des partisans communistes le 15 avril 1944. Tucci aura plus de chance : bien que visé par l’épuration à la fin de la guerre pour ses propos antisémites et ses louanges du Duce (5), et ayant été chassé de l’université, il finira par s’en sortir grâce à son réseau de contacts : il est rappelé au service actif en 1946 et l’année suivante, Giulio Andreotti lui offrira la présidence du prestigieux IsMEO (Istituto Italiano per il Medio ed Estremo Oriente).
L’IsMEO a été fondé en 1933 par Govanni Gentile dans le but de promouvoir les relations culturelles, politiques et économiques de l’Italie avec les pays asiatiques. Cet organisme voulu par Mussolini s’inscrit dans la politique impériale du Duce en direction de l’Orient, spécialement vers l’Inde : c’est l’époque où sont invitées officiellement en Italie des personnalités comme Rabindranath Tagore et le Mahatma Gandhi : ça ne manquait pas de panache ni d’habileté géopolitique, de la part de Mussolini, de rapprocher les Indiens et les Italiens, deux peuples se sentant opprimés, de manifester sa solidarité envers les indépendantistes indiens et de mettre ainsi le pied dans un Continent alors largement à la merci des appétits coloniaux britanniques, français et hollandais.
Mais ce rapprochement sympathique n’a pas survécu à la surenchère voulue par Benito Mussolini : le 6 novembre 1937, il ralliait le pacte anti-komintern signé un an plus tôt entre l’Allemagne et le Japon. Plus question d’inviter en Italie un grand poète et un grand pacifiste : place désormais au soutien du leader nationaliste indien Subhas Chandra Bose (6), qui ne cache pas ses sympathies pour le 3e Reich et pour l’Empire
nippon. On aurait aimé que l’intellectuel de haut vol qu’était Giuseppe Tucci prenne ses distances par rapport à ces décisions funestes ; mais il a préféré continuer à manger dans la main de celui qui le nourrissait.
Et c’est ainsi qu’on le retrouve en mission au Tibet en 1937 en même temps que l’expédition allemande dirigée par Ernst Schäfer sous le patronage personnel de Heinrich Himmler (7). À noter que les fascistes italiens et les nazis allemands ont pu bénéficier du chaleureux accueil des dignitaires tibétains d’Ancien Régime…
Tucci et Schäfer se sont-ils rencontrés ? Ce n’est pas impossible : on le saura peut-être un jour.
Ce qui est sûr, c’est que sur le Professeur Giuseppe Tucci et Heinrich Harrer, le précepteur nazi du jeune dalaï-lama, se sont vus à plusieurs reprises au Tibet. De ces rencontres Harrer tire une image plutôt inattendue du savant italien qui ne devrait pas plaire à ses admirateurs nostalgiques (8).
Quel a été le niveau de proximité idéologique ou de collaboration entre les fascistes et les nazis sur le toit du monde ? Le chercheur allemand Wolfgang Kaufmann lève un coin du voile, aux pages 352-353 de sa thèse de doctorat Das deutsche Reich und Tibet. Il y parle de Tucci dans le contexte de sa collaboration avec Helmut Hoffmann (qui travaillait au sein de l’Ahnenerbe de 12/41 à 3/43 et à l’institut Sven Hedin d’avril 1943 à mai 1945). Himmler mit fin à cette collaboration (qui concernait surtout la recherche des origines du Bön) en septembre 1943 à cause de la « trahison » de l’Italie.
Ce qui est sûr également, c’est que, côté italien comme côté allemand, il s’est agi d’expéditions à caractère scientifique à forte connotation politique, largement subventionnées par leur gouvernement respectif (9).
On ne doit pas pour autant mettre sur le même pied les études sérieuses de l’érudit Tucci et les tentatives pseudo-scientifiques des Nazis s’efforçant de prouver, notamment au moyen de relevés anthropométriques douteux, que le berceau de la race aryenne se situait sur le Haut Plateau. Malgré son soutien aux lois raciales de juillet 1938 (10), rien ne nous dit que Tucci aurait adhéré aux dérives eugéniques criminelles de l’Ahnenerbe.
Devenu persona non grata au Tibet sous protectorat britannique après l’alliance de Rome à l’Axe Berlin-Tokyo (11), c’est tout naturellement au Japon que Tucci va poursuivre ses activités. Mussolini y avait fondé en 1937 l’Institut culturel italien.
On imagine mal que Giuseppe Tucci ne se soit pas intéressé aux travaux de cet autre grand érudit, le célèbre Daisetz Teitaro Suzuki, considéré comme le grand connaisseur et le grand propagateur du bouddhisme zen. On sait aujourd’hui (12), même si c’est encore largement tu au Japon, que les enseignements de D.T. Suzuki sur le culte de l’épée, sur la guerre juste et sur la supériorité du combattant zen ont largement pénétré la société et l’armée japonaises, jusqu’à servir de caution morale à ceux qui ont perpétré, entre autres, les massacres de Nankin en décembre 1937.
Difficile d’imaginer que Tucci n’ait pas eu connaissance de ces actes de barbarie. En tant que bouddhiste lui-même, il aurait pu et dû prendre ses distances par rapport à cette interprétation mortifère du bouddhisme mahāyāna (13). Eh ! bien, non : le voilà plutôt rédacteur en chef de la revue raffinée Yamato, sous-titrée Mensile Italo-Giapponese, un organe destiné à familiariser le public italien à la culture japonaise et à justifier le Pacte tripartite Rome-Tokyo-Berlin (dernier numéro en août 1943).
Ses indéniables compromissions avec des régimes détestables n’ont pas empêché Tucci de poursuivre sa carrière comme si de rien n’était, après être passé sans grand dommage à travers les gouttes de l’épuration.
On ne s’étonnera pas de le revoir au Tibet en 1948 à la tête d’une expédition financée par Andreotti. Il y rencontre le dalaï-lama alors âgé de treize ans, qui, fasciné par sa personnalité, lui confie un précieux collier … évidemment jamais restitué, comme le note ironiquement Marco Valle.
Après avoir clos le chapitre tibétain, l’infatigable président d’IsMEO va continuer à explorer le monde : Brésil, Népal, Pakistan, Afghanistan, Iran. Au cours des dernières années de sa vie jusqu’à sa mort en 1984, il cesse de voyager et se consacre de plus en plus à l’écriture et à l’édition, sans pour autant réussir à faire oublier son passé fasciste, étant même devenu pour beaucoup un personnage gênant.
Comme l’écrit Giorgio Fabre, en conclusion de son commentaire de l’ouvrage cité d’Alice Crisanti, « (…) Tucci a su faire preuve d’une extrême habileté, obtenant même l’appui de l’ex-premier ministre Francesco Nitti, un antifasciste sans tache. Une vraie culture double, ou même triple, mais de grande intelligence. » (14)
Son dernier chef-d’œuvre diplomatique aura été, en 1957, une mission de l’IsMEO en Chine, treize ans avant la reconnaissance officielle de la RPC par l’Italie.
S’il avait encore été en vie, Benito Mussolini aurait sans doute applaudi à cette initiative, lui qui avait ouvert une voie politico-culturelle entre l’Asie et l’Italie. Près d’un siècle plus tard, le 6 décembre 2023, par une curieuse ironie de l’histoire, la voie ouverte vers l’Asie par l’adhésion de l’Italie aux Nouvelles Routes de la Soie a été fermée par sa petite descendante néo-fasciste Giorgia Meloni, le doigt sur la couture de son pantalon atlantiste (15).
Sources :
(1) https://www.lesoir.be/552501/article/2023-11-30/norbu-et-iwona-tenzing-en-sinteressant-son-art-giuseppe-tucci-etait-en-quete-de.
(2) Enrica Garzilli, L’esploratore del Duce, Asiatica Association, 2012
(recension détaillée par Marco Valle dans la « Nuova Rivista Storica », 28/12/2022).
(3) https://www.youtube.com/watch?v=8cp33NiT77Q (40:09), émission de RAI Storia qui se présente comme un dialogue entre le Professeur Francesco Perfetti et trois jeunes étudiant(e)s, 2023 (date non précisée).
(4) Noël Mottais, Les acteurs fascistes du dialogue Indo-Italien : l’exemple
de Giuseppe Tucci (1922-1944), thèse défendue le 14/01/2020 à l’Université de Lorraine, cit. p. 122.
(5) Alice Crisanti, Giuseppe Tucci. Una biografia, Unicopli, 2020 (recension détaillée par Giorgio Fabre pour « Il Manifesto », 25/10/2020).
(6) Par un spectaculaire retour de l’histoire, l’actuel gouvernement indien dirigé par le nationaliste hindou Narendra Modi s’efforce de remplacer le culte de Gandhi par celui de Bose, selon le témoignage du journaliste belge Jean-Pol Hecq lors d’une conférence donnée à Waterloo le 17/05/2023 ; voir aussi notamment https://www.lavenir.net/actu/monde/2022/09/08/inde-inauguration-dune-statue-dun-nationaliste-allie-des-nazis-UOS45ZQ5X5HNDDW227WULM2YPU/.
(7) Lire à ce sujet le remarquable petit livre d’Albert Ettinger, Croix gammée sur le Tibet. À propos de l’expédition SS au Tibet et des amis nazis du Dalaï-Lama, éd. Delga, 2022.
(8) Dans les mémoires de Heinrich Harrer, parus en français sous le titre Sept ans au Tibet (Arthaud, 1997), lire les pages savoureuses 186-187, dans lesquelles on voit le grand savant italien, au milieu de dignitaires tibétains, défendre contre l’aventurier autrichien la thèse fumeuse de la terre plate. Faut-il en rire ou en pleurer ?
(9) Voir Antonio Di Giovanni, Giuseppe Tucci, l’isMEO e gli orientalismi nella politica estera del Fascismo, Università degli Studi di Catania, 2012.
(10) Noël Mottais, op. cit., p 215.
(11) Voir Oscar Nalesani, A short history of the Tibetan explorations of Giuseppe Tucci, 01/01/2011, p. 24.
(12) Voir notamment les travaux de Nicholas F. Gier et de Brian Victoria. En plus bref, voir Josh Baran, La guerre sainte du Zen, 1998 (http://www.zen-occidental.net/articles1/baran1.html).
(13) J’ai en son temps adressé le même reproche à l’éminent bouddhologue Philippe Cornu de n’avoir pas fait allusion à la face obscure tant de Giuseppe Tucci que de D. T. Suzuki. Cornu n’a pas daigné non plus répondre à la longue lettre que je lui ai adressée le 08/04/2014 en guise de commentaire à son monumental essai Le bouddhisme : une philosophie du bonheur ?, éd. du Seuil, 2013.
(14) dans Il Manifesto du 25/10/2020.
(15) Décision communiquée à Pékin par l’Italie le 06/12/2023.