Lobsang Sangay : aveuglement et nostalgie

par André Lacroix, le 26 novembre 2020

Le 31 août, lors de deux jours de travail du 7e Symposium central consacré au Tibet, le Président de la RPC Xi Jinping a formulé quatre orientations en vue de la construction d’un nouveau Tibet socialiste moderne :
- la sécurité nationale, la paix et la stabilité
- l’amélioration de la vie des gens
- le maintien d’un bon environnement
- la sécurité des frontières.
(1)

 

Manifestement ces orientations ne plaisent pas à Lobsang Sangay, le Président de la CTA (Central Tibetan Administration), alias le « gouvernement tibétain en exil ». Il les a qualifiées deux mois plus tard de « malvenues » et « irréalistes ». (2)

 

 

Wikimedia Commons
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D’abord : qui parle et d’où ?

Avant d’examiner la position de Lobsang Sangay face aux quatre orientations politiques sur l’avenir du Tibet, disons un mot sur l’identité de son auteur et sur le fond de son programme. Pour rappel, le Dr Lobsang Sangay est un citoyen étatsunien : c’est grâce à un passeport US qu’il peut voyager de par le monde. Pour rappel aussi, s’il a été choisi pour succéder au dalaï-lama en 2011 en tant que « premier ministre » du « gouvernement en exil », c’est pour « réaliser la vision de Sa Sainteté le Dalaï-Lama ». (3)

Et quelle est la vision de Sa Sainteté sinon une indépendance (camouflée en « autonomie poussée ») non seulement de la RAT mais aussi des régions limitrophes à forte minorité tibétaine ? (4) Ce qui entraînerait pour la République populaire de Chine, la perte d’un quart de son territoire, un peu comme si, par exemple et par l’absurde, le Texas et la Californie ainsi que les quatre États qui les séparent (Nouveau Mexique, Arizona, Utah, Nevada) décidaient de faire sécession…

 

Source CTA
Source CTA

 

La photo publiée par la CTA est instructive : à la droite de Lobsang Sangay, on peut voir le drapeau des indépendantistes tibétains et à sa gauche le portrait de Gandhi. L’affichage de ce portrait résume à lui seul toute l’ambiguïté programmatique des exilés tibétains : d’un côté, Gandhi est un symbole de non-violence, mais ici il représente aussi l’Inde dont le maître actuel est un nationaliste hindou qui se plaît à en découdre avec la Chine (5) : bien joué, Docteur Sangay, nageant habilement entre un pacifisme patelin, exposé à la face du monde et l’agressivité revancharde à usage interne que ne cesse d’afficher le TYC (Tibetan Youth Congress) depuis qu’il a été porté sur les fonts baptismaux en 1970 par un certain dalaï-lama, « Océan de Sagesse » et « Maître de Compassion ».

Quant au « drapeau tibétain », tout sauf un symbole de paix (6), sa seule présence au cours d’une conférence de presse donnée dans un pays hôte en dit long sur l’élasticité des règles de droit international et sur le privilège d’«extraterritorialité» dont peut jouir la mouvance indépendantiste tibétaine. Ce privilège n’a d’ailleurs rien d’étonnant : qu’un activiste bouddhiste s’exprime dans la ville indienne de Dharamsala, cela ne gêne pas, au contraire, l’hindouiste nationaliste Narendra Modi dans la mesure où ça peut servir sa politique antichinoise : la sinophobie autorise toutes les alliances et tous les œcuménismes.

Passons maintenant en revue la « réfutation » par le « Premier ministre » du « gouvernement en exil » des orientations du Président de la RPC sur le Tibet.

 

Primo : la sécurité nationale, la paix et la stabilité

« Pour favoriser la stabilité au Tibet, explique le Dr Sangay, la Chine doit d’abord répondre aux revendications légitimes du peuple tibétain et ne pas oublier les 154 Tibétains qui se sont immolés par le feu (…) »

Or, de l’aveu même de Tsering Woeser, la poétesse tibétaine militante, 95% de celles et ceux qui se sont immolés l’ont fait pour « passer à l’action » en exprimant leurs « vœux pour le dalaï-lama », par « opposition au Parti communiste chinois », en vue de « l’indépendance du Tibet ». (7)

On peut dès lors se demander si l’invocation de ces suicides aux motivations indépendantistes est bien conciliable avec le rappel que « l’autonomie authentique basée sur l’approche de la voie médiane est la seule solution viable. »  On mesure ici le double langage qui règne à Dharamsala. Comment peut-on à la fois se dire partisan d’ « une véritable autonomie dans le cadre de la constitution chinoise » et ne pas condamner une fois pour toutes les revendications et les actions séparatistes, c’est-à-dire anticonstitutionnelles ?

« Pour les Tibétains, le bouddhisme est plus important que le communisme », explique Lobsang Sangay. Ici aussi, nous nageons en plein ambiguïté. Cette affirmation pourrait vouloir dire : il y a des lois non écrites qui l’emportent sur la raison d’État (Antigone contre Créon). Mais derrière ce slogan qui a tout pour plaire en Occident, se cache une autre affirmation : le pouvoir spirituel l’emporte sur le pouvoir temporel (fondement de la théocratie). Or, en démocratie, de type libéral ou de type populaire, il ne peut en être ainsi : si la politique n’a pas à régir les questions religieuses, la religion n’a pas à diriger la politique ; il s’agit de deux ordres distincts : d’un côté, la religion à finalité salvatrice, de l’autre, la politique qui a pour mission d’organiser la vie sociale.

 

Dévotion populaire face au Jokhang (photo Thérèse De Ruyt, 12/12/2012)
Dévotion populaire face au Jokhang (photo Thérèse De Ruyt, 12/12/2012)

 

Depuis la Dynastie Han (206 avant J.-C. à 220 après J.-C.), les religions sont tolérées en Chine dans la mesure où elles n’empiètent pas sur le pouvoir politique. Cela été le cas pendant deux mille ans. C’est toujours vrai aujourd’hui sous gouvernent communiste, même si, pendant la Révolution culturelle, les religions ont été combattues, au Tibet comme ailleurs en Chine, en tant que survivances d’un passé dont il fallait faire table rase. Mais c’était il y a presque un demi-siècle. Depuis lors, beaucoup d’eau a passé sous les ponts et les autorités ont reconnu que cela avait été une faute. Aujourd’hui, la liberté de culte est une réalité en Chine. Ce ne sont pas les religions que combat Pékin, mais leur instrumentalisation à des fins politiques subversives. Au Tibet, par exemple, les édifices religieux ont été reconstruits et embellis, et les moines sont omniprésents. Mieux, c’est l’État laïc qui rend possible la liberté des différents cultes ; c’est ainsi qu’il y a deux mosquées à Lhassa et que les Hui musulmans peuvent librement y pratiquer leur culte. (8)

Ainsi replacé dans son contexte, le slogan de Lobsang Sangay est une injure pour tous ceux qui au Tibet, quelles que soient leurs convictions religieuses, ont définitivement tourné la page de l’Ancien Régime lamaïste. Au Tibet comme partout en Chine, on peut soutenir la politique du parti et du gouvernement populaire tout en étant bouddhiste.

En soufflant sur les braises de la nostalgie, Lobsang Sangay démontre clairement que le maintien de la sécurité nationale, de la paix et à la stabilité du Tibet n’est pas sa tasse de thé (au beurre) et, a contrario, que les orientations de Pékin sont tout sauf « malvenues » et irréalistes »…

 

Secundo : l’amélioration de la vie des gens

 

Un marché à Lhassa (photo Thérèse De Ruyt, 23/08/2009)
Un marché à Lhassa (photo Thérèse De Ruyt, 23/08/2009)

Pas un seul mot à ce sujet dans la conférence de presse de Lobsang Sangay, comme si l’augmentation constante et spectaculaire du niveau de vie des Tibétains (9) ne l’intéressait pas. N’est-ce pas étrange de la part d’un « premier ministre » qui devrait avoir pour souci prioritaire le bien-être de la population qu’il prétend représenter ? Considère-t-il que l’amélioration de la vie des gens fait partie des politiques « malvenues » et « irréalistes » ?

 

Tertio : le maintien d’un bon environnement

Antilopes dans la réserve naturelle de Hoh Xil, au nord-est du Haut Plateau (10)
Antilopes dans la réserve naturelle de Hoh Xil, au nord-est du Haut Plateau (10)

 

Pas un seul mot à ce sujet dans la conférence de presse de Lobsang Sangay, comme si les efforts gigantesques enclenchés par Pékin en faveur de l’écologie, au Tibet comme ailleurs, ne l’intéressait pas. N’est-ce pas étrange de la part d’un « premier ministre » qui devrait avoir pour souci prioritaire le respect de toute vie sur la terre tibétaine ? Les préoccupations écologiques seraient-elles pour lui « malvenues » et « irréalistes » ?

 

Quarto : la sécurité des frontières

Extrait des propos de Lobsang Sangay : « La Chine considère que la sécurité et la stabilité de la Chine dépendent de la sécurité et de la stabilité du Tibet. C’est pourquoi la militarisation croissante du Tibet est une grave source de préoccupations pour les Tibétains ainsi que pour la sécurité de l’Inde et de l’Asie en général. Rétablir le statut du Tibet en tant que zone de paix avec sa frontière historique démilitarisée avec l’Inde est le seul moyen de pérenniser la paix en Asie. »

Ici, il ne s’agit même plus d’ambiguïté, mais carrément de mauvaise foi alimentée par une déformation de l’histoire.  Que nous apprend la tibétologie la plus avancée à propos d’une démilitarisation du Tibet ? Dès l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, écrit Melvyn Goldstein, « les dirigeants de Pékin dans les années 1978-1979 se sont manifestement montrés très désireux de mettre la Question tibétaine derrière eux et d'amorcer un rapprochement avec le dalaï-lama. » (11), un rapprochement qui aurait même pu aboutir à un retour au Tibet du dalaï-lama en tant que leader purement religieux. Si les négociations ont échoué, c’est précisément parce que, lors de la séance de 1984 à Pékin, les délégués tibétains, toujours selon Melvyn Goldstein, « firent une proposition importante consistant à créer un Tibet agrandi démilitarisé qui aurait un statut politique débordant largement le cadre de ‘un pays deux systèmes’ » proposé à Taïwan. » (12)

Cette proposition était évidemment vouée à l'échec : aucun État souverain au monde n’aurait accepté de perdre un quart de son territoire. Les délégués de Dharamsala ne pouvaient pas ignorer que leur revendication était imbuvable pour Pékin. Mais, au lieu de changer leur fusil d’épaule et d’adopter une attitude plus réaliste et plus profitable aux Tibétains que ce fantasme d’une immense zone démilitarisée, les notables de Dharamsala ont opté pour une fuite en avant en internationalisant la question tibétaine et en en faisant une cause à défendre aussi populaire en Occident que la survie des bébés-phoques. C’est ainsi que le dalaï-lama s’est fait inviter par les États-Unis et, a pu, le 21 septembre 1987, présenter devant la Commission des droits de l’homme du Congrès son « Plan de paix en cinq points pour le Tibet » − en réalité, sous des dehors souriants, un discours incendiaire qui devait alimenter chez certains Tibétains du Tibet les rêves les plus fous, provoquer des émeutes et finalement obliger les autorités à imposer la loi martiale le 7 mars 1989, ce qui, quelques mois plus tard, allait valoir au dalaï-lama l’attribution du Prix Nobel de … la Paix !

 

Photo d’une émeute à Lhassa, reprise par RTS le 21/06/2020
Photo d’une émeute à Lhassa, reprise par RTS le 21/06/2020

N’est-elle pas par ailleurs significative cette sollicitude de Lobsang pour l’Inde, donnant à penser que les conflits frontaliers ne seraient dus qu’à la Chine ? Oublierait-il que c’est Zhou Enlai qui a unilatéralement mis fin à la brève guère sino-indienne de 1962 malgré la victoire sur le terrain des troupes chinoise ? Oublierait-il que c’est Nehru qui, avec la bénédiction de la CIA, a ordonné la levée d’une « force armée tibétaine » pour faire le coup de feu de l’autre côté de l’Himalaya et que cette « Special Frontier Force » a gardé sa capacité de nuire, comme en attestent de récents incidents ? (13) Présenter l’Inde comme un agneau et la Chine comme un loup, cela fait injure à l’intelligence et ça s’inscrit parfaitement dans la ligne étatsunienne de China bashing à laquelle souscrit Mister Lobsang Sangay.

 

Novlangue et nostalgie

Ayant parfaitement intégré les codes de la novlangue, Lobsang Sangay n’hésite pas à citer Xi Jinping en présentant le discours de paix de ce dernier comme si c’était une déclaration de guerre. « Premièrement, se scandalise le Dr Lobsang Sangay, il [Xi Jinping] a appelé à des efforts pour ‘combattre les activités séparatistes’ au Tibet et forger ‘un bouclier de fer’ pour assurer ‘la stabilité dans la région’. Deuxièmement, il s’est engagé à construire un ‘nouveau Tibet socialiste moderne’ qui soit ‘uni, prospère, civilisé, harmonieux et beau’ ».

Ainsi donc, pour Lobsang Sangay, « combattre le séparatisme » fait partie des orientations « malavisées » et « irréalistes » : on aimerait savoir ce qu’en pense Emmanuel Macron qui a fait de la lutte contre le séparatisme un cheval de bataille… Quel aveu d’incivisme dans le chef de Lobsang Sangay !

 

Une classe fréquentée par de jeunes Tibétains et Tibétaines
Une classe fréquentée par de jeunes Tibétains et Tibétaines

Ainsi donc, pour le Dr Lobsang Sangay, moderniser le Tibet serait à ranger parmi les orientations à proscrire : par quel processus psychologique, par quel lavage de cerveau, par quel aveuglement idéologique, ce diplômé de Harvard peut-il s’opposer au progrès du seul fait qu’il est l’œuvre d’un gouvernement socialiste ? Par quel endoctrinement, quelle storytellling, quelles croyances, ce monsieur, né en 1968, peut-il donner à penser par contraste que l’Ancien Régime qu’il n’a pas connu était, lui au moins, uni, prospère, civilisé, harmonieux et beau ? Quel aveu d’obscurantisme !

Je termine en laissant la parole à Robert Barnett, un tibétologue non suspect de complaisance vis-à-vis de Pékin : « Il faut en finir avec tout ce qui pourrait donner à penser que les Chinois sont mal intentionnés ou qu’ils s’efforcent de liquider le Tibet. » (14)

 

 Notes :

(1) http://french.peopledaily.com.cn/Chine/n3/2020/0831/c31354-9739961.html

(2) http://www.tibet.fr/actualites/le-president-du-cta-le-dr-lobsang-sangay-a-refute-les-orientations-politiques-proposees-par-le-president-chinois-xi-jinping-sur-le-tibet/

(3) comme le note naïvement Sabine Verhest à la page 58 de son livre d’images Tibet, Histoires du Toit du monde, éd. Navicata, 2012.

(4) comme le note finement Donald S. Lopez, lequel par ailleurs ne cache pas sa sympathie pour les indépendantistes, « il arrive au Dalaï-Lama lui-même de brouiller les cartes, en particulier dans des déclarations destinées à l’Occident, en passant d’un appel à l’indépendance du Tibet à un appel à la préservation de la culture tibétaine » (Fascination tibétaine, éd. Autrement, 2003, p. 226).

(5) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/574-pourquoi-l-inde-et-la-chine-s-affrontent-sur-le-toit-du-monde

(6) Relire mon petit article http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/200-hisser-le-drapeau-tibetain-non-merci

(7) Tsering Woeser, Immolations au Tibet. La Honte du monde, Indigène éditions, 2013, pp. 24 et ss. Il faut noter que cette vague de suicides aurait d’ailleurs pu se terminer beaucoup plus tôt : «  Si le dalaï-lama demandait lui-même l’arrêt des immolations, son appel pourrait être suivi », affirmait, dans Le Soir du 13/11/2012, Robert Barnett, par ailleurs très critique à l’égard de la politique chinoise au Tibet.

(8) J’avais déjà évoqué la question dans http://tibetdoc.org/index.php/religion/religions-en-chine/508-le-dalai-lama-plus-catholique-que-le-pape

(9) Chaque année depuis un quart de siècle, la RAT connaît un accroissement de son PIB à deux chiffres (d’après french.china.org.cn, 31/01/2019) : qui dit mieux ? Quant à l’espérance de vie, elle a doublé depuis 1950, passant de 35,5 ans à 70,6 ans (derniers chiffres fournis par tibet.cn, 21/01/2020) : qui dit mieux ?

(10) Cliché extrait de http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/faune-flore/124-la-reserve-de-hoh-xil-un-paradis-naturel-encore-intact ; c’est l’occasion de visiter le nouveau site Chine-ecologie.org.

(11) Melvyn C. Goldstein and Matthew T. Kapstein, Buddhism in Contemporary Tibet, University of California Press, 1998, p. 11 : “Beijing’s leaders in 1978-1979 appear to have been eager to put the Tibet Question behind them and set out to achieve rapprochement with the Dalai Lama.”

(12) Ibid, p. 13 : “At this meeting the Tibetans made a substantive proposal that included creation of a demilitarized Greater Tibet that would have a political status in excess of the ‘one country two systems’ proposal for Taiwan.”

(13) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/572-le-gouvernement-indien-utilise-l-armee-des-lamas-pour-provoquer-la-chine

(14) in Seven Questions: What Tibetans Want, site “Foreign Policy”, mars 2008 : “I think we have  to get over any suggestion that the Chinese are ill-intentioned or trying to wipe out Tibet. »