Le gouvernement indien utilise « l’armée des lamas » pour provoquer la Chine
par Albert Ettinger, le 25 septembre 2020
En Inde, l’enterrement d’un soldat tombé dans les récents incidents frontaliers avec l’Armée Populaire de Libération chinoise a été l’occasion d’une nouvelle provocation à l’égard de la Chine. En effet, son cercueil était recouvert de deux drapeaux : le drapeau indien et le drapeau du « gouvernement tibétain en exil ». Le défunt faisait partie de la Special Frontier Force (SFF), la « Légion étrangère indienne »(1) constituée principalement d’expatriés tibétains. Et c’est la première fois depuis des décennies que cette très secrète « armée des lamas » (lama fauj), comme l’ont surnommée les Indiens, a été montrée au grand jour.
Nyima Tenzin est mort le 30 août 2020 sur la ligne de démarcation qui sépare, depuis 1962, le territoire sous contrôle indien de celui sous contrôle de la Chine, alors qu’il enjambait un champ de mines. Ce combattant d’origine tibétaine a été chef de brigade au sein de la Special Frontier Force (SFF). Selon la presse indienne citant des « responsables de la défense indienne qui ont demandé à ne pas être identifiés », la SFF « a participé le mois dernier à un raid nocturne pour s'emparer de points stratégiques en hauteur ». (2)
Citant ses collègues du journal Business Standard, le Guardian britannique confirme « que la SFF avait été utilisée pour conquérir des sommets que la Chine considère comme les siens. » (3)
La mort de Nyima Tenzin a ainsi révélé le rôle que joue cette unité d’élite constituée principalement d’exilés tibétains dans le conflit frontalier entre les deux pays. L’enterrement du défunt avec tous les honneurs militaires a été une aubaine pour la presse nationaliste indienne qui exultait. On y pouvait lire qu’un proche collaborateur du premier ministre Modi, Varanasi Ram Madhav, a rendu honneur au soldat mort, « entouré de troupes brandissant les drapeaux de l'Inde et du Tibet [sic !]. » (4) Ce Ram Madhav n’est autre que le secrétaire général national du BJP, le parti hindouiste au pouvoir, et un ancien dirigeant national de la milice RSS, une sorte de « chemises brunes » indiennes. (5)
Même le quotidien The Hindu, plutôt progressiste, s’est cru obligé d’offrir une tribune au très antichinois Claude Arpi, un illuminé français qui vit dans un ashram au Tamil Nadu, pour qu’il parle de « la fierté » qu’aurait suscitée l’affaire au sein de la communauté tibétaine en exil.
Une provocation des nationalistes du BJP
L’implication de la SFF a retenu l’attention de la presse indienne et occidentale qui n’a pas manqué de souligner qu’elle constitue « plus qu'un simple défi militaire à Pékin » : « La rare reconnaissance d'une unité militaire indienne secrète constituée de soldats tibétains risquait à elle seule de provoquer l’escalade » du conflit frontalier, écrit un grand journal indien. Mais « plus significative encore est l’impression que l'Inde a remis en question la souveraineté de la Chine sur le Tibet - une ligne rouge pour Pékin, qui voit le séparatisme comme une menace à combattre dans des endroits allant du Xinjiang à Hong Kong et à Taiwan.» (6)
Un constat que le tibétologue pro-dalaï-lama Robert Barnett, interrogé par les journalistes, confirme en déclarant que par « l’implication des Tibétains en exil » dans le conflit frontalier et par « l'utilisation d'icônes, d'images et de drapeaux tibétains » séparatistes, le gouvernement indien envoie « un message très fort », comme jamais « depuis des décennies. »
Donc, la presse reste probablement en deçà de la vérité quand elle voit « une source d’irritation pour la Chine » (7) dans le fait que des expatriés tibétains combattent l’Armée Populaire de Libération chinoise aux cotés des Indiens.
Rappelons que ceci survient dans le contexte des provocations de toute sorte à l’égard de la Chine que les États-Unis ne cessent de multiplier et de renforcer : mesures au sujet de Hong Kong, du Xinjiang, du Tibet, de Taïwan ; guerre commerciale et technologique contre Huawei, envoi de porte-avions en mer de Chine, etc.
La SFF, l’ex-« Établissement 22 »
Qu’est-ce la Force Frontalière Spéciale indienne et d’où vient-elle ? Cette unité longtemps restée dans l’ombre du secret est recrutée – en partie de force ! – (8) parmi les Tibétains réfugiés en Inde. Elle a été créée en 1962 sous le nom d’Establishment 22 par l'agence de renseignement intérieure indienne en connivence avec la CIA, avant d'être reprise par le Research and Analysis Wing (RAW), l'agence de renseignement étrangère. En 1967, elle a été rebaptisée SFF.
Depuis sa création, son principal objectif a été de défier la Chine. C’est pourquoi la CIA a contribué à la formation et à l’équipement de ses combattants jusqu'au milieu des années 1970. Certains d’entre ceux-ci étaient des vétérans du soulèvement khampa et avaient été formés par la CIA au Camp Hale du Colorado. « Tout l’armement de la SFF a été fourni par les États-Unis et était composé principalement de mitraillettes M-1, M-2 and M-3. » L'unité a mené « des missions de reconnaissance transfrontalière limitées ainsi que des opérations conjointes top-secrètes avec la CIA en 1965 sur le Mont Nanda Devi dans l'Himalaya », écrit la Wikipédia anglaise. (9) Mais elle a aussi combattu contre le Pakistan en 1971, 1984 et 1999 et participé, en 1984, à l'opération Blue Star contre les Sikhs au Temple d’or d’Amritsar, une opération accompagnée d’un massacre de civils. (10)
La spécialité de la SFF, c’est de « mener des opérations secrètes derrière les lignes chinoises », a révélé Jayadeva Ranade, membre du conseil consultatif du Conseil national de sécurité indien. Ses combattants peuvent être comparés aux forces spéciales américaines : « chaque membre est formé comme para-commando et opère sous couverture en collaboration avec l'armée indienne. »(11)
La SFF ne fait pas partie de l'armée indienne, mais relève directement du secrétariat du Cabinet indien. Selon les estimations, elle compte entre 3 000 et 5 000 hommes. Son identité est toujours clairement tibétaine, malgré quelques combattants d’origine népalaise ou indienne. L'insigne de l'unité, par exemple, est un lion des neiges – pareil à celui que l'on trouve sur le « drapeau tibétain » du « gouvernement en exil ».
L’ « ennemi extérieur » sert à détourner l’attention de la situation intérieure dramatique
Le gouvernement indien et le parti BJP au pouvoir sont dans de sales draps.
Déjà avant la pandémie du Covid 19, et sans que nos médias n’en aient fait grand cas, l’Inde a connu, en janvier 2020, la plus grande grève générale de l’histoire mondiale. À l’appel de 10 centrales syndicales auquel se sont joints 175 organisations de fermiers et de travailleurs agricoles et les étudiants de plus de soixante universités, quelque 250 millions d’Indiens ont pris part à cette grève.
Au début de l’année, plus de 73 millions de personnes, principalement des jeunes, étaient au chômage selon les estimations du Centre for Monitoring Indian Economy. C'était probablement déjà la plus grande armée de chômeurs que l'Inde ait jamais vue. Le taux de chômage s'élevait à 7,7 % en décembre 2019, alors que dans les zones urbaines il atteignait un taux de 8,9 %. D’autre part, les prix de détail du blé ont augmenté en une année de 56 %, ceux de la farine de 26 % et ceux du riz de 14 %.
Les grèves et mouvements sociaux déclenchés par la détérioration des conditions de vie des travailleurs et des paysans indiens ont encore gagné en intensité et se sont politisés en raison de la politique discriminatoire du gouvernement de Modi à l’égard de la minorité islamique. (12)
Entre-temps, l’épidémie du COVID 19 a frappé l’Inde de plein fouet, et elle n’est pas près de s’atténuer, au contraire. À la mi-septembre on a compté déjà plus de cinq millions de cas confirmés et plus de 80 000 décès. Il est à craindre que ces chiffres ne montrent que la partie émergée de l’iceberg, puisque « le pays a toujours l'un des taux de dépistage les plus bas au monde. » (13) Qui plus est, la « vitesse à laquelle le virus se propage inquiète les experts. » Dans un article daté au 17 septembre, la BBC explique qu’« il a fallu 170 jours à l'Inde pour atteindre le premier million de cas. Le dernier million de cas n'a pris que 11 jours. Le nombre moyen de cas quotidiens est passé de 62 en avril à plus de 87 000 en septembre. La semaine dernière, l'Inde a enregistré plus de 90 000 cas et 1 000 décès par jour. »
L’économie indienne s’en ressent gravement : elle « connaît son pire effondrement depuis des décennies ». (14)
Les centaines de millions de travailleurs et de pauvres sont les plus touchés, aussi bien par la pandémie elle-même que par ses conséquences économiques comme le chômage qui atteint de nouveaux records.
Il est à craindre que face à ces défis qu’il est incapable de relever – et au lieu de changer sa désastreuse politique néolibérale (15) – le gouvernement du BJP jouera la carte de la « menace extérieure » chinoise. Oncle Sam et ses marchands d’armes s’en réjouiront tout autant que le dalaï-lama et son« gouvernement en exil ». Les violations des droits humains (16) dans la « plus grande démocratie du monde » de leur ami Modi laisseront tout ce beau monde de glace.
Notes :
1) https://magazine.outlookindia.com/story/indias-foreign-legion/207689
5) Lire à ce propos nos articles http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/427-le-dalai-lama-se-solidarise-avec-l-hindouisme-politique et http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/428-a-l-instar-du-grand-tibet-le-dalai-lama-est-il-aussi-partisan-d-une-grande-inde
6) Il s’agit de l’article sur economictimes/indiatimes.com. cité plus haut.
8) https://wikileaks.org/plusd/cables/10NEWDELHI290_a.html
9) https://en.wikipedia.org/wiki/Special_Frontier_Force
10) https://en.wikipedia.org/wiki/Operation_Blue_Star
11) D’après l’article sur economictimes/indiatimes.com. cité plus haut.
12) https://www.newsclick.in/Nationwide-Workers-General-Strike-8-Jan-Modi-Government
13) https://www.bbc.com/news/world-asia-india-54176375
14) id.
15) Lire https://www.alternet.org/2020/09/why-modis-government-is-not-up-to-the-task/
16) Voir, par exemple, la situation au Cachemire ( https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/fureur-silencieuse-Cachemire-indien-2019-08-26-1201043118 ; https://www.courrierinternational.com/grand-format/cartographie-comment-linde-sempare-du-cachemire), la nouvelle loi sur la nationalité ( https://www.liberation.fr/planete/2019/12/12/loi-sur-la-nationalite-en-inde-les-musulmans-mis-au-ban_1768931) ou la législation « anti-terroriste » du Unlawful Activities (Prevention) Act (UAPA) qui a permis l’arrestation du leader étudiant Umar Khalid ( https://indianexpress.com/article/explained/umar-khalid-uapa-in-delhi-riots-arrest-jnu-pota-tada-6597705/)