La face officielle du dalaï-lama : International Campain for Tibet
par Elisabeth Martens, le 15 février 2019
Pendant les décennies cinquante et soixante, les États-Unis ont régulièrement fourni des armes aux rebelles tibétains pour soutenir leur lutte pour l'indépendance. A partir des années septante, ils allaient changer leur fusil d'épaule et dispenser leur aide sous forme logistique et financière. Le but serait de développer une vaste campagne « pro-Tibet-libre ». En réalité, les Américains visaient surtout une campagne « anti-Chine ». C'était l'époque où les baba-cools et les communautés hippies revenaient des ashrams indiens et des plages de Goya, des sandales aux pieds et un petard aux coins des lèvres. Pendant qu'ils digéraient consciencieusement les paroles du Bouddha, les fondamentalistes américains avançaient les US$ sous la table pour que Dharamsala s'aligne à leurs exigences. La campagne « pro-Tibet-libre » » allait rapidement prendre une ampleur internationale. De Hollywood à Esalen, de Paris à Genève, de la gauche à la droite et du Nord au Sud, tout le monde y trouvait son compte. La ligne de conduite officielle du dalaï-lama et de son « gouvernement en exil » serait la résistance pacifique.
il a été créé dans les années 60 par la communauté tibétaine en exil pour représenter la lutte pour l'indépendance du Tibet1
Au cours des années septante et quatre-vingt quand les lamas se sont peu à peu installés en Occident, le bouddhisme s'est résumé au bouddhisme tibétain, et le dalaï-lama est devenu le « pape des bouddhistes ». L'un comme l'autre est faux. Quelques chiffres viennent le confirmer : il y a actuellement 7,3% de bouddhistes dans le monde, soit environ 550 millions de personnes, dont 350 millions se comptent dans le « Grand Véhicule », 150 millions dans le « Petit Véhicule », et 50 millions dans le « Véhicule tantrique », ce qui donne respectivement 63,5%, 27,3% et 9% de la communauté bouddhiste. Cette estimation divulguée par l'institut français d’études bouddhiques ne tient compte que des chiffres les plus élevés.2
Les fidèles du bouddhisme tibétain représentent donc environ 0,66% de la population mondiale. Le bouddhisme tibétain est lui-même divisé en quatre écoles principales : les Nyingmapa, les Kagyupa, les Gelugpa et les Sakyapa. L'école que représente le dalaï-lama est celle des Gelugpa fondée au 14ème siècle par Tsongkapa. En pourcentage, cela représente très peu de chose, à peine 0,1% de la population mondiale. Dès lors, comment expliquer son énorme sphère d'influence et comment se fait-il que dès qu'on mentionne le dalaï-lama, on l'assimile au « pape des bouddhistes ? »
Si le dalaï-lama a soudainement pris une telle importance médiatique, c'est parce que l'Occident, et plus particulièrement les États-Unis avec qui le dalaï-lama était étroitement lié depuis son exil, l'ont choisi comme effigie de l'oppression du Parti Communiste Chinois (PCC). Il est devenu, de plein gré semble-t-il, la mascotte d'une vaste campagne anti-Chine. Le contexte était propice à fonder une « International Campain for Tibet » (ICT). L'organisation aurait pour but de coordonner les multiples mouvements pacifistes soutenant l’indépendance du Tibet. Cela fut chose faite à Washington en 1988.
Le fondateur de cette ONG américaine est Tenzin Namgyal Tethong, le frère de Tenzin Geyché Tethong, premier président du TYC (Tibetan Youth Congress qui plaide en faveur de la lutte armée) et secrétaire du bureau privé du dalaï-lama. L'ONG a été enregistrée auprès du département de la Justice des États-Unis et a ouvert des bureaux à Washington, Amsterdam, Bruxelles et Berlin. Elle est la principale organisation de soutien au programme politique du dalaï-lama et déclare « promouvoir les droits de l'homme et les libertés démocratiques pour le peuple du Tibet ».
Si le TYC représente la face cachée du dalaï-lama, l'ICT est sa face officielle. Il n'est pas anodin que l'ICT ait été créée à peine un an après la première visite du dalaï-lama au Congrès américain. C’était en 1987, au cours du second mandat de Ronald Reagan à qui les États-Unis doivent une énième renaissance du fondamentalisme américain. Président républicain, Reagan a ordonné un renforcement massif des forces armées et a relancé la Guerre froide en appliquant une politique plus sévère envers l'Union soviétique qu'il qualifiait « d'empire du mal ». C'est sous son gouvernement que la NED (ou National Endowment for Democracy) a organisé et financé l'ICT.
Comme on le sait, les « Peace Corps », ou « US Aids », s’appuient sur des budgets colossaux, des centaines de millions de dollars, pour servir de paravents aux actions de la CIA, ceci au travers de diverses ONG, dont l'honorable NED (National Endowment for Democracy). Celle-ci a été créée en 1983, sous l'égide de Reagan, en vue de soutenir et de financer des organisations dites « humanitaires », autrement dit, des organismes politiques qui avaient pour mission de s'opposer au bloc de l'Est de manière plus discrète et plus courtoise que la tumultueuse CIA.
Selon l'historien américain, Michael Parenti : « aujourd’hui, surtout via le National Endowment for Democracy (NED) et d’autres canaux qui sonnent plus respectablement que la CIA, le Congrès américain continue d’allouer deux millions de $ par an aux Tibétains en Inde, plus quelques millions complémentaires pour les 'activités démocratiques' de la communauté tibétaine en exil. Le dalaï-lama obtient encore de l’argent d’autres institutions, entre autres, du financier Georges Soros qui dirige Radio Free Europe/Radio Liberty, la radio créée par la CIA. »3 À lire les comptes de l'ICT, leurs finances se portent plutôt bien ; les chiffres carburent à des centaines de millions de dollars par an.4
Outre le soutien financier de la NED (à raison de 25.000 $ en 2013, par ex.5), la majorité des fonds de l'ICT provient de dons privés. La « Fondation Gere », créée en 1987 par Richard Gere, récolte des fonds de soutien à la lutte pacifique pour l'indépendance du Tibet. Président d'honneur et membre actif du conseil d’administration de l'ICT, l'acteur hollywoodien a parrainé cinq visites officielles de sa Sainteté aux États-Unis. Il n'hésite pas à déclarer qu’il est prêt à contribuer au renversement du PCC. Cela n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. En 1996, le dalaï-lama l'a décoré du prix « Lumière de la vérité », un prix créé par l'ICT un an auparavant. Lors de ce prix, le dalaï-lama remet au lauréat une lampe à beurre pour symboliser la lumière qu'il a faite sur la « question tibétaine ». En 2005, le lauréat fut Carl Gershman, ex-directeur du NED, et en 2006, ce fut la « Fondation Hergé » qui reçut le prix, car Tintin avait fait connaître le Tibet à tous les enfants du monde, de « sept à septante-sept ans ».
Au cours des années quatre-vingt, l'ICT édifie un réseau à multiples antennes. Celui-ci prend une ampleur internationale en à peine une dizaine d'années. Des organisations amies se sont rapidement développées : « Free Tibet » dont le siège est à Londres, « les Amis du Tibet » située à Bruxelles, « Tibet libre » qui a plusieurs ancrages en France, etc. Finalement, ce sont plus de deux cents organisations qui se mobilisent pour défendre l'indépendance du Tibet. En Europe, leurs effectifs se comptent principalement parmi des ex-maoïstes et autres « ex-chahuteurs de la gauche » : beaucoup de « dalaïstes » (défenseurs de la cause du dalaï-lama) sont des « anciens de Mai 68 ». Désillusionnés par la débâcle de la Révolution culturelle chinoise, ils ont « tourné leur veste du bon côté ». Cette fois, c'est du côté des exilés tibétains oppressés par un « pouvoir chinois abusif ». Les « ex-barricades » devenus cadres dans une multinationale ou têtes de projet dans l'université du quartier soulagent leur conscience en léguant une partie de leur magot à l'institution dalaïste : contribution aux manifestations anti-chinoises, collectes pour aider les exilés tibétains, soutien des écoles de Dharamsala, financement des études des orphelins, etc. L'ICT réunit leurs idéaux de 68 : démocratie, droits de l'homme, tolérance, pacifisme.
Comme les branches de l'ICT étaient dispersées dans cinquante pays à travers le monde, il fut décidé qu'un comité réunirait toutes les organisations en un seul réseau international. En 2000, fut créé « l'International Tibet Support Network » (ou ITSN). Orchestrée depuis les États-Unis, cette nouvelle ONG de soutien à l'indépendance du Tibet s'est peu à peu immiscée dans les plus sphères internationales les plus élevées. On trouve actuellement certains de ses membres dans les loges de l'ONU, dans la ligue des Droits de l'homme, dans la COP15 et au Parlement européen.6
Notes :
2 https://bouddhismes.net/ecoles
3 Michaël Parenti, « Le Mythe du Tibet » sur http://fraternitelibertaire.free.fr
4 ex. de 2010 : https://web.archive.org/web/20130307013647/http://savetibet.org/files/documents/Final%20Financial%20Statement%202010.pdf
5 Michaël Parenti, « Le Mythe du Tibet » sur http://fraternitelibertaire.free.fr
