Le « Grand Tibet » du dalaï-lama
par Elisabeth Martens, le 15 mars 2019
C.A. Bayly, historien anglais, écrit dans « La naissance du monde moderne » que « les frontières, les passeports, la monnaie nationale, la législation nationale accompagnent la conquête européenne du monde. Les dirigeants politiques locaux devenaient conscients de 'leurs' frontières et de 'leur' peuple dans le sillage des grands conflits internationaux à la fin du 19ème siècle. »1 À cette époque, le Tibet du 13ème dalaï-lama s'est aligné à cette « naissance du monde moderne ». Avec le soutien de ses conseillers britanniques, il a répandu la notion de « frontières historiques du Tibet ». A la fin du 20ème siècle, le 14ème dalaï-lama a estimé qu'au lieu de parler de « Tibet Historique », les termes de « Grand Tibet » ou de « Tibet Culturel » étaient plus appropriés à notre entendement.
Pour tracer les frontières de son « Grand Tibet », le 14ème dalaï-lama a sorti de ses greniers personnels la carte qui fut déroulée sur la table lors de la conférence de Simla, dans le nord de l'Inde, en 1913.2 Des représentants du Tibet, de l'Empire britannique et de la Chine se sont réunis pour négocier le tracé de la frontière sino-tibétaine et le statut du Tibet : « Ce qu'on nomme « l’accord de Simla » est devenu l’argument principal des partisans de l’indépendance du Tibet, encore actuellement, alors que la Chine n'a pas signé l'accord en question. En effet, cet accord stipulait que toute implication chinoise au Tibet devrait dorénavant être bannie et remplacée par la seule présence de l’Angleterre. De facto, le Tibet devenait indépendant de la Chine, bien que paradoxalement, l’accord confirmait la suzeraineté chinoise. Le Tibet devint ainsi dépendant de l’Angleterre, aussi bien économiquement, que militairement, qu’au niveau de sa politique étrangère. »3
Et puisque la Chine n'a pas signé le traité, le ministre anglais des affaires étrangères a conclu que « l’accord de Simla reste purement académique étant donné qu’il n’a pas été signé par la Chine, et il n'a pas été approuvé par la Russie. La convention n’est donc pas valide ». C'était en 1915. En 2008, le ministre britannique des Affaires étrangères, David Miliband, a reconfirmé cette déclaration : « Nous avons fait entendre clairement au gouvernement chinois, et publiquement, que nous ne soutenons pas l'indépendance tibétaine. Comme tous les autres États membres de l'Union européenne, ainsi que les États-Unis, nous considérons le Tibet comme faisant partie intégrante de la République populaire de Chine. »
Pourtant, pour le 14ème dalaï-lama, recréer le « Grand Tibet » est une condition sine qua non de « l'autonomie réelle du Tibet ».4 Le « Plan en Cinq points », ou « Voie du Milieu », présenté par le dalaï-lama au Congrès américain en 1987, au Parlement européen en 1988 et au Sommet de Rio en 1992, démarre en revendiquant la « création d’une seule entité administrative qui forme le Grand Tibet ».5 Il y reprend les frontières tracées par les représentants du 13ème dalaï-lama lors de la rencontre de Simla. À peu de choses près, ces frontières correspondent à l'ancien royaume tibétain, celui qui a existé du 7ème au 9ème siècle sous le règne de la dynastie des Tubo (622-842), un territoire qui équivaut à plus du double de la superficie de la Région autonome du Tibet (RAT). Outre la RAT, le « Grand Tibet » du dalaï-lama englobe toutes les autres régions où vivent des Tibétains : la quasi totalité de la province du Qinghai, une frange du Gansu, un tiers du Sichuan et une petite partie du Yunnan. Le tout couvre 2.500.000 km², à peu près cinq fois la France ou un quart de la Chine. On aurait pu espérer que par compassion infinie envers les six millions de Tibétains de Chine qu'il nomme « son peuple », le dalaï-lama finisse par négocier avec plus de sérieux avec le gouvernement chinois.
Le point de vue territorial et nationaliste du 14ème dalaï-lama ne reflète en rien les relations complexes qui se sont tissées de longue date entre les Chinois, les Tibétains et les autres minorités vivant sur le Haut plateau là où, depuis des siècles, des brassages humains garantissent la mixité ethnique et culturelle. Le Haut plateau tibétain, qu'on décrit souvent comme un territoire difficile d'accès, s'ouvre au Nord sur les vastes plaines de Mongolie et, au Sud-Est, les ravins formés par les quatre grands fleuves prenant leur source sur le Haut plateau ont de tout temps été des couloirs d'immigration vers les pâturages tibétains. Ce territoire immense est un patchwork multiculturel où, depuis des siècles, se mêlent Han, Mongols, Mandchous, Qiang, Miao, Yi, Lisu, Naxi, Tujia, Nu, Mosuo, Salar, etc., sans parler des millions de Hui, dont la majorité est de confession musulmane et qui sont implantés depuis le 8ème siècle dans les vallées de moindre altitude. Toutes ces ethnies se partagent les zones limitrophes de la RAT, zones dans lesquelles vit aussi la moitié de la population tibétaine de Chine.6
Constantin de Slizewicz, un jeune photographe et reporter qui a parcouru les régions sud-est limitrophes à la RAT pendant sept ans raconte avec truculence ses rencontres avec « les peuples oubliés du Tibet ». Il parle d'un « pays coloré de lamaseries fourbes, de brigands épiques et de seigneurs superstitieux. Les voisins sont en majorité des tribus dangereuses et quasi inconnues. Des Tibétains, bien sûr ! Mais aussi des peuplades d'origine tibéto-birmanes tels les Lissou, minorité rebelle, alcoolique et esclavagiste, occupant montagnes et vallons de la Saluen, dans les vallées et les petites centres, des Naxi, peuple de commerçants et animistes et, en bordure avec la Birmanie et le Tibet, aux confins de la Saluen, des Loutse au cœur brave, totalement exploités par les autres ethnies qui les prennent en tenaille ».7
Quand le 14ème dalaï-lama parle des « colons chinois », il désigne par là l'ensemble de ces groupes ethniques. Or la « Voie du Milieu » du dalaï-lama stipule qu'il faut « une redistribution des terres aux Tibétains, l’utilisation de la seule langue tibétaine dans cette entité (du « Grand Tibet », ndlr), un appareil policier indépendant avec une législation propre, etc. »8 Bref, avec son « Plan en Cinq points », le dalaï-lama exige l'extradition de millions d’autochtones. « Même si, sous pression de l’Occident, le gouvernement chinois acceptait les conditions du dalaï-lama et évacuait un quart de la Chine au profit de nos frères et sœurs tibétains, pensez-vous que le gros milliard de Chinois accepterait cette décision du gouvernement ? » se demande Lulu Wang, célèbre romancière chinoise vivant aux Pays-bas.9 Elle continue ainsi : « Dans ce cas, il pourrait ne pas seulement être question de crise gouvernementale, mais sans doute aussi d’insurrection populaire. Qui en tirerait avantage ? »
Notes :
1 Cité dans un commentaire de Philip Ziegler sur: https://www.monde-diplomatique.fr/2006/06/ZIEGLER/13544
2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_de_Simla
4 http://www.tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/57-le-dalai-lama-revendique-une-autonomie-poussee-pour-le-tibet
5 Julien Cleyet-Marel, « Le développement du systèmepolitique tibétain en exil », Fondation Varenne, 2013, p. 308.
7 Constentin de Slizewicz, « Les peuples oubliés du Tibet », Perrin, 2007, p.38
8 http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.tibet.com/Govt/charter.html