"dalaï-lama, pas si Zen" de Maxime Vivas


par "le Grand Soir" du 28 février 2012

« Le dalaï-lama rentrant à Lhassa, cela serait le vieux loup des contes anciens entrant dans la bergerie du XXIe siècle, la promesse implicite d’un retour à la case départ, celle des années précédant 1959… » L’image la plus répandue du Tibet est celle du haut pays des monastères où tout est sérénité, amour du prochain, spiritualité, celle d’un presque paradis guidé par le dalaï-lama, haut chef spirituel, prix Nobel de la paix, allégorie mondiale de la compassion.

 

 Depuis 1959 et son exil en Inde, se superpose à cette image celle d’une région martyrisée par une puissance coloniale étrangère, la Chine, qui depuis réprime violemment toute forme d’indépendance sur le territoire. Peut‐on accepter cette version des faits sans interroger l’histoire, le présent et la nature d’un pouvoir temporel, celui du dalaï‐lama, immobile depuis 4 siècles ?

Lors d’un voyage de presse en 2010 Maxime Vivas visite le Tibet. Là où il s’attend à trouver un pays vidé de sa culture, l’auteur découvre des panneaux indicateurs, des enseignes de magasins, des journaux, des radios et télévisions tous en tibétain, ainsi qu’une université libre, des panneaux photovoltaïques montrant un respect de l’environnement très rigoureux, mais aussi une brasserie ultramoderne dont les serveurs travaillent 7 heures par jour et 5,5 jours par semaine pour un salaire convenable. Cette découverte, à l’encontre de toute information véhiculée sur le sujet, le pousse à enquêter, notamment sur la figure du 14ème dalaï‐lama et sur ses deux visages. L’un qui arbore un sourire permanent est signe de tolérance, pacifisme et d’inépuisable patience face aux persécutions.

L’autre, qui fronce les sourcils, est le visage d’un monarque déchu qui ne vise qu’un objectif : rentrer à Lhassa pour y restaurer son pouvoir théocratique.

En s’appuyant sur la parole du dalaï‐lama transcrite dans ses mémoires et également dans ses discours prononcés lors de ses voyages à l’étranger, Maxime Vivas met en lumière l’opportunisme, les omissions, les ruses, les mensonges et le refus du devoir d’inventaire d’un homme et son royaume.

L’histoire de la domination du Tibet reconstruite au travers de sa littérature et des rapports consécutifs aux voyages d’études de parlementaires français, dessine le portrait d’un pays et d’une réalité méconnus. Un portrait au delà de nos représentations et de l’agitation médiatique autour d’une personnalité à double discours.

Loin de faire l’apologie des politiques régionales du gouvernement chinois, Maxime Vivas souhaite rétablir la réalité des faits, historiques et présents, trop souvent broyée par une image monolithique du dalaï‐lama. Dans un plaidoyer pour la laïcité, l’auteur se pose la question de savoir ce que serait un « Tibet libre » dirigé par un prophète récalcitrant devant les sciences et la liberté de culte. Dans un portrait au vitriol du dalaï-lama Tenzin Gyatso, s’exprime une critique inédite qui donne les éléments souvent passés sous silence et nécessaires pour comprendre une région du monde que nous connaissons trop mal, un Tibet pris malgré lui « dans le rêve de l’autre » (1).

Le royaume du 14ème dalaï-lama : un système féodal

Avant 1959, le servage et l’esclavage étaient pratiqués au profit d’une élite dont les moines font partie.

L’éducation leur était réservée et l’analphabétisme touchait 95% de la population. La justice était l’apanage des seigneurs et pliée au service des conseillers du dalaï‐lama et des aristocrates, l’indiscipline était souvent sanctionnée par la torture. Pour échapper aux sanctions, les serfs étaient obligés d’effectuer des corvées et de payer une redevance aux seigneurs, ce qui les contraignait souvent à s’endetter auprès des mêmes seigneurs, des moines et des propriétaires terriens. L’usage de la roue pour les transports était interdit, tout comme celui des brouettes (utilisées dans le reste de la Chine depuis un siècle avant notre ère) ou des charrettes tirées par des bêtes. Ce fonctionnement féodal, en place jusqu’au début des années 1960, a engendré une stagnation de la population sous un million d’habitants pendant deux siècles. Entre 1927 et 1952 le nombre de familles fuyant pour chercher un salut hors du Tibet atteignait parfois plus de 90% dans certains villages.

L’isolement intellectuel de la région

Si la particularité géographique de ce territoire peut expliquer en partie l’ignorance de certains progrès par la population, cette organisation sociale anachronique semble plutôt évoquer une volonté délibérée de pétrifier une société et d’en figer le système politico‐religieux, profitable à une minorité, en gardant le peuple à l’écart de toute contamination externe et de toute forme de liberté.

L’isolement intellectuel était prôné par le chef spirituel par crainte que son peuple ne développe un esprit critique. Encore aujourd’hui, selon le dalaï‐lama, le savoir susceptible de générer des progrès technologiques est forcement sans conscience et donc « ruine de l’âme ».

Quelques mois après la fuite du chef spirituel et temporel, le comité préparatoire de la région autonome du Tibet (2), organisme de travail créé par le gouvernement chinois annula les dettes de la population. L’éducation est désormais offerte, avec un contenu élargi et moderne, à l’ensemble des Tibétains. Le taux d’analphabétisme est tombé en dessous de 3%. Le tibétain est la première langue, la langue obligatoire dans les écoles, sauf pour l’enseignement supérieur. Le Tibet est la seule région chinoise qui bénéficie d’une éducation primaire gratuite avec logement et nourriture gratuits pour les élèves. Depuis la fin du pouvoir du 14ème dalaï‐lama, l’espérance de vie a doublé de 35 à 70 ans.

L’auteur 

Ecrivain et journaliste web, ex‐référent littéraire d’Attac‐France, Maxime Vivas (prix Roger Vailland 1997) a publié plusieurs livres (romans, polars, humour, essais), dont en 2007 La Face cachée de Reporters sans frontières, de la CIA aux faucons du Pentagone. Il écrit également pour la presse quotidienne et anime chaque semaine une chronique littéraire sur Radio Mon Païs à Toulouse.

Dossier de presse de l’éditeur (Max Milo/Paris)

Notes :

(1) « Le Tibet pris dans le rêve de l’autre », Slavoj Žižek, Le Monde Diplomatique, mai 2008 : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/ZIZEK/15906

(2) Encore aujourd’hui l’ensemble des pays membres de l’ONU reconnaît le Tibet en tant que région autonome chinoise, aucun pays n’a reconnu le gouvernement tibétain en exil ni la possibilité d’une indépendance. A ce sujet voir : Martine Bulard, « Chine‐Tibet, des identités communes », article du blog Planète Asie du Monde Diplomatique à la date du 30 avril 2008.

Commentaire de Bernard Gensane

Disons-le tout de suite pour ne plus y revenir : le titre du dernier ouvrage de Maxime Vivas est un peu décevant. Nous ne sommes pas ici dans une sotie, comme le laisse entendre cette accroche un peu légère, mais dans l’analyse politique rigoureuse d’un des mythes politiques les plus déroutants des soixante dernières années.

S’il est un personnage mondial consensuel aujourd’hui, c’est bien l’homme à la toge safran. Y toucher est aussi déplacé que remettre en cause la virginité de Mère Teresa, autre icône "pas si zen". Voyons comment, en 2008, Le Figaro rendait compte de la rencontre entre le d-l et la "première dame de France"*, comme on dit dans la presse respectueuse (j’emprunte cet adjectif au titre d’une pièce de Sartre) : Un homme, chef religieux, une femme, épouse de président. Ils se sont entretenus, vendredi, seul à seule à huis clos, pendant une petite demi-heure, dans le temple bouddhique de Lerab Ling, près de Lodève, à flanc de Larzac. Lui, le dalaï-lama venait de consacrer ce qui est maintenant le plus vaste temple bouddhique d’Europe. Elle, Carla Bruni-Sarkozy, représentait son mari pendant une cérémonie religieuse recueillie, très colorée.

Rien n’a filtré de cet entretien qui s’est déroulé, après l’office, dans l’appartement du maître bouddhiste, au-dessus de la salle de prières. Matthieu Ricard**, proche du dalaï-lama et son traducteur officiel en français, a simplement commenté : « Ils se sont rencontrés en privé. C’est d’ordre confidentiel. Il n’y a rien à dire ni rien à cacher. » Sauf que l’épouse du président, en robe bleu marine et châle violet, chaussée de sandales légères (faciles à retirer pour entrer comme il se doit dans la salle de prières), ne cachait pas sa joie après cette entrevue, une kata en main, ce ruban d’étoffe blanche reçu en signe d’hospitalité.

Tout comme le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, visiblement satisfait d’être là. Il a eu, lui aussi, un court entretien avec le dalaï-lama, dont une partie en présence de Rama Yade, secrétaire d’État aux Droits de l’homme. Là encore, le silence - sans doute la grâce du lieu - était d’or. Sinon une phrase lancée à la volée avant de s’engouffrer dans une voiture : « Je lui ai dit qu’il était toujours le bienvenu en France ! » Roland Barthes eût été très inspiré par cet extrait d’article. On a le mystère du huis-clos, la collusion de la République française avec la branche intégriste d’une religion qui nous vient d’Asie, le temps précieux du saint homme ("une petite demi-heure"), la connotation people et Femmes Pratiques (les sandales légères), la hiérarchie de fer imposée par le d-l : Kouchner reçu moins longtemps que Carlita, mais plus longtemps que Rama, cette caution morale que le monde entier nous enviait.

Alors, avant de nous plonger dans la lecture du livre de Maxime Vivas, on peut reprendre l’un des meilleurs albums de bandes dessinées du XXe siècle : Tintin au Tibet. Cet album fut célébré par le d-l lui-même en 2006, car il lui fit obtenir le prix Lumière de la vérité, l’une des récompenses décernées par l’International Campaign for Tibet. Conçu à la fin des années cinquante par un Hergé qui n’était pas spécialement de gauche et pas hostile à l’idée d’un Tibet indépendant, Tintin au Tibet nous offre néanmoins le spectacle d’un pays arriéré, à la population misérable, aux moines pullulants et un peu dingos, gouverné par une théocratie de fer et richissime. L’utilité primordiale du livre est d’expliquer par a + b que, derrière son sourire si doux, le d-l est un homme politique comme un autre, pragmatique, n’hésitant pas à se renier, avide de pouvoir, adepte de méthodes fortes (alors qu’il n’est même pas aux affaires), artiste en communication au point d’avoir berné quantités de bobos qui, jamais au grand jamais, n’accepteraient pour eux le bras régulier et séculier de ce potentat. L’article 19 de la charte de gouvernement du d-l stipule : "Le pouvoir exécutif de l’administration tibétaine est dévolu à Sa Sainteté le dalaï-lama, et doit être exercé par lui, soit directement soit par l’intermédiaire d’officiers qui lui sont subordonnés."

Au moment où, observe l’auteur, nos églises se vident, il est rassurant de goûter à des rites prétendument immaculés mis en scène par un "Bisounours international pour grandes personnes". Plutôt "père fouettard", le d-l. Celui qui représente 2% des bouddhistes de la planète, vexé que tous les pays membres de l’ONU (à commencer par les États-Unis) reconnaissent en le Tibet une région chinoise, exercent sur ses propres dissidents des représailles plus que mesquines. Ainsi, les 100000 partisans de la déité Dordjé Shougden, qui agréait autrefois au saint homme (il fut initié en 1959, s’en détacha en 1978 et l’interdit en 2010), subissent de graves discriminations dans leur vie quotidienne.

L’état de sainteté n’aide pas Tenzin Gyatso (son nom de naissance) à choisir ses relations. L’auteur raconte comment, en 1994, le d-l avait voulu réunir à Londres des personnalités occidentales ayant connu un Tibet indépendant. Sur les sept personnalités, il y avait deux Waffen SS et un ancien diplomate chilien proche de Pinochet. Comme Margaret Thatcher, le d-l devait, par la suite, demander au gouvernement britannique de libérer l’ancien dictateur chilien. L’un des deux anciens SS, Heinrich Harrer, brillant alpiniste, avait été un proche de Himmler. Il vécut les années d’après-guerre à Lhassa, où il fut annobli et où il devint l’ami et le précepteur du d-l alors adolescent (il lui apprit à serrer la main à l’occidentale, ce qui ne s’oublie pas).

De 1950 à 1959, Tenzin va régner neuf ans, sans impulser la moindre réforme qui aurait pu sorti son pays de l’arriération. Pendant dix ans, le d-l et le pouvoir communiste cohabiteront sans grande crispation. Le jeune homme occupera des fonctions importantes au sein de l’appareil (élu vice-président du comité permanent de l’Assemblée populaire nationale en 1954). Tenzin va alors jouer double jeu : écrire des poèmes à la gloire de Mao et encourager des foyers de rébellion dès 1956.

C’est le gouvernement de Pékin qui abolira le servage et l’esclavage, une mesure concernant 95% de la population. En exil en Inde, Tenzin va danser une succession de pas de clercs, demandant tantôt l’autonomie, tantôt l’indépendance totale du Tibet puis du" Grand Tibet", un territoire immense où les Tibétains sont minoritaires. Il sera commandité en sous-main par la CIA, grâce aux subsides du National Endowment for Democracy (Fondation nationale pour la démocratie), cet organisme dont le but officiel est de "renforcer les institutions démocratiques dans le monde", mais qui s’est illustré contre les Sandinistes au Nicaragua en 1990 et au Venezuela en 2002. De 1959 à 1972, 180000 dollars ont été versés personnellement à Tenzin.

Nous sommes en présence d’un pouvoir personnel autocratique et théocratique très fort. D’autant plus fort qu’il fut soutenu en France par le considérable Robert Ménard. Ce pouvoir vient de loin. Comme l’observait en 1920 la célèbre orientaliste Alexandra David-Néel : "La vie sociale de ce vaste et aride pays ressemble à celle de notre Moyen-Âge. La souveraineté du clergé y est fortement établie. Le monarque absolu du pays en est le grand chef religieux, un pontif tenu pour supra humain." Les sourires de Carla, Rama et Bernard n’y ont pas changé grand-chose.

* "Humble disciple", certes, mais sans soutien-gorge*, comme le relevait facétieusement le site chinois.com ** Matthieu Ricard est le fils de Jean-François Revel et le beau-fils de Claude Sarraute. Max Milo. Paris : 2011.

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