Comment les conflits frontaliers dans l'Himalaya affectent la recherche sur le climat
par Ramesh Bhushal pour China Dialogue, le 20 juillet 2020
Les scientifiques espèrent que la pandémie du Covid-19 et les récents affrontements aux frontières ne seront pas des mobiles pour enrailler les quelques progrès réalisés au cours de la dernière décennie en matière de coopération et de recherche sur l'environnement.
Fin avril 2020, les ministres de l'environnement de huit pays de la région de l'Hindu Kush Himalaya (HKH)1 devaient se réunir pour une réunion à Katmandou, la capitale du Népal. Ils devaient discuter de la coopération et de l'élaboration de politiques environnementales fondées sur les connaissances scientifiques de la région. L'événement était coordonné par le « Centre international pour le développement intégré des montagnes » (ICIMOD), une organisation intergouvernementale basée à Katmandou. Malheureusement, la pandémie du Covid-19 en a perturbé l'organisation.
Il avait pourtant fallu plus de deux ans aux organisateurs pour convaincre les ministres de la Chine, du Bhoutan, du Népal, de l'Inde, du Bangladesh, du Pakistan, de l'Afghanistan et du Myanmar de se réunir et de discuter des problèmes environnementaux qui leur étaient communs et d'envisager ensemble des solutions possibles. Philippus Wester, rédacteur en chef du rapport scientifique de l'HKH (concernant l'état des montagnes, le changement climatique, la durabilité des projets et l'impact sur les personnes), était le coordinateur de l'événement.
Avant le report de l’événement, il avait déclaré : « Nous espérons que tous les pays viendront à la réunion avec une volonté plus grande d'engagement. » « Rassembler les décideurs politiques dans un forum comme celui-ci est une tâche herculéenne dans une région très divisée et où la méfiance est profonde », avait-il ajouté. Au milieu de la pandémie, un différend frontalier entre l'Inde et la Chine a éclaté dans la région himalayenne du Ladakh. Les pires affrontements depuis 45 ans ont eu lieu, avec mort de soldats des deux pays. Au cours des derniers mois, les tensions frontalières entre le Népal et l'Inde ont également atteint de nouveaux sommets ; les deux pays revendiquent un territoire près de Lipulekh dans le bassin du fleuve Mahakali à la pointe nord-ouest du Népal, qui forme une triple jonction entre l'Inde, le Népal et la Chine. Le parlement népalais vient d’approuver une nouvelle carte qui inclut le territoire contesté, et l’Inde a fait de même l’année dernière.
L'Hindu Kush Himalaya (HKH) est la source des 10 plus grands fleuves d'Asie et possède l'un des niveaux les plus élevés de diversité animale et végétale au monde. Avec quatre des 36 points chauds mondiaux de la biodiversité dans le monde, la région compte plus de 35 000 espèces de plantes et plus de 200 espèces animales. Bien que riche en biodiversité, la région est pauvre en coopération pour protéger et conserver ses richesses naturelles, et lente à collaborer pour soutenir les moyens de subsistance de millions de personnes qui en dépendent.
La science souffre
Le manque de coopération scientifique a été révélé dans le quatrième rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), en 2007. Ce rapport identifiait l'ensemble de la région himalayenne comme un trou noir pour les données, sans suivi cohérent à long terme dans une région qui se réchauffe beaucoup plus rapidement que la moyenne mondiale.
Après la publication du rapport HKH, les pays de la région se sont engagés à coopérer à la recherche pour quantifier les impacts du changement climatique. Mais il y a eu peu d'action au cours de la dernière décennie. En 2014, lorsque le GIEC a publié son cinquième rapport d'évaluation, les mêmes problèmes persistaient. La critique internationale avait exercé une certaine pression sur ces gouvernements, mais il y avait peu de progrès malgré les avertissements de la communauté scientifique quant aux graves conséquences de ne pas disposer d'informations adéquates pour l'élaboration de politiques fondées sur des preuves.
Des petits pas en avant
Les scientifiques travaillant dans la région disent que les choses se sont légèrement améliorées ces dernières années. « D'après mon expérience, la plupart des scientifiques de la région travaillent bien ensemble et nous avons un objectif commun, qui est d'essayer de comprendre comment l'atmosphère, la cryosphère et l'hydrosphère interagissent. En outre, nous visons tous à quantifier l'impact du changement climatique sur les ressources en eau de la région, ce qui est d'une importance capitale pour des millions de personnes », a déclaré Walter Immerzeel, qui dirige le département d'hydrologie d'altitude de l'Université d'Utrecht aux Pays-Bas et qui fait des recherches sur l'Himalaya depuis de nombreuses années. "Il y a bien sûr la question éternelle du partage de données entre les pays, mais au fil des ans, les choses se sont améliorées, quoique lentement, chacun respecte les contraintes des autres", a-t-il ajouté.
Le partage des données est limité car entravé par les politiques de confidentialité des données. Les chercheurs et les militants ont exigé la transparence et un partage des données, mais les gouvernements, préoccupés par les problèmes de sécurité nationale, ont fait la sourde oreille. Certains experts avancent que la coopération est plus facile à dire qu'à faire. « Pour être franc, la culture scientifique n’a pas de racines profondes dans cette région. Le problème est que les pays pensent que les voisins vont utiliser leurs données et découvertes… La culture scientifique n'a pas encore sa place dans la diplomatie de cette région et c'est le problème majeur », a déclaré Dipak Gyawali, ancien ministre des ressources en eau du Népal.
Des montagnes militarisées
La région est également l'une des plus militarisées au monde. L'indice 2017 des États fragiles a attribué à cinq des huit pays de la région HKH le statut « d'alerte ». La même année, le groupe de réflexion de l'Institute for Economics and Peace a classé quatre d'entre eux de « faible » à « très faible » en termes de paix relative. « Dans ce contexte, travailler ensemble pour mieux gérer les ressources pourrait produire des dividendes importants qui vont au-delà des avantages immédiats du développement, notamment une meilleure compréhension entre les pays et la consolidation de la paix à long terme», a écrit David Molden, directeur général de l'ICIMOD dans un article publié dans 2017.
Des dizaines de milliers de kilomètres de routes et d'infrastructures militaires existent déjà dans l'Himalaya. Le projet de corridor économique Chine-Pakistan où plusieurs milliards de dollars sont en jeu et qui reliera la province du Xinjiang en Chine au port pakistanais de Gwadar sur la mer d’Arabie, pourrait ouvrir 3 000 km supplémentaires de routes, de voies ferrées et d’oléoducs. De même, l’Organisation indienne des routes frontalières construit 3 400 km de routes frontalières stratégiques.Les dirigeants politiques sont occupés à utiliser des menaces externes pour distraire les gens des problèmes à la maison. « Invoquer la menace extérieure est une méthode éprouvée pour les politiciens pour détourner les critiques internes, en particulier dans les régions de l'Asie himalayenne où un tel message rencontre l'oreille du public.
Ces motifs… prédisposent les gouvernements nationaux à une utilisation unilatérale des rivières et à s'éloigner de la gestion conjointe des rivières », ont écrit les universitaires Peter Engelke et David Michel dans leur livre « Ecology Meets Geopolitics », publié l'année dernière.2
La science construit des ponts
Même si les gouvernements sont en désaccord, les experts estiment que la coopération scientifique continuera à faire de petits pas en avant. « Au cours des 37 dernières années depuis la création de l'ICIMOD, je ne pense pas que les tensions entre les États membres aient interrompu notre travail, mais bien sûr, les choses peuvent devenir plus difficiles », a déclaré Wester. « Cependant, le Covid-19 a montré qu'il était plus urgent que jamais.
J'espère que les pays continueront de favoriser la coopération malgré les troubles actuels. » La région de HKH compte environ 250 millions d'habitants et soutient près de deux milliards de personnes qui dépendent des rivières qui la traversent. Ceux-ci et la biodiversité de la région sont menacés. « La militarisation, les changements d'utilisation des terres, la destruction et la fragmentation de l'habitat dans l'Himalaya sont susceptibles de pousser plusieurs espèces à petites populations à l'extinction. La diplomatie est leur seul espoir », a écrit Maharaj K Pandit, un spécialiste de l'environnement à l'Université de Delhi, la semaine dernière.
En plus de conflits frontaliers sans fin, les experts estiment que les changements apportés au régime d'aide mondiale à la suite de la pandémie auront un impact sur la coopération scientifique transfrontalière. « Le cadre actuel de coopération est susceptible de changer non seulement en raison des tensions aux frontières, mais aussi en raison des troubles économiques induits par le virus, en particulier en Occident qui a été le soutien de plusieurs initiatives transfrontalières. Sans une augmentation du financement de la part des pays membres de l'HKH déjà durement touchés par le virus, et avec moins d'intérêt et de soutien de la part de l'Occident, la science va certainement être affectée », a déclaré Gyawali.
URL de l'article en anglais : https://chinadialogue.net/en/climate/how-border-disputes-in-the-himalayas-are-affecting-climate-research/
1 la région de l'Hindu Kush Himalaya compte 250 millions d'habitants, qui comprend des parties de l'Afghanistan, du Bangladesh, du Bhoutan, de la Chine, de l'Inde, du Myanmar, du Népal et du Pakistan
2 https://www.atlanticcouncil.org/in-depth-research-reports/report/ecology-meets-geopolitics/