Croix gammée sur le Tibet - (recension)
par André Lacroix, le 2 août 2022
Voilà un petit livre de 111 pages (1) qui risque de provoquer quelques remous dans les milieux de la tibétologie hexagonale, spécialement au sein de l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) dont quatre représentantes éminentes, à savoir Françoise Robin, Anne-Marie Blondeau, Katia Buffetrille et Heather Stoddard, sont ici accusées ni plus ni moins de révisionnisme historique, voire de négationnisme.
L’auteur de l’ouvrage n’est autre que le chercheur Albert Ettinger, dont les habitués du site www.tibetdoc.org ont déjà pu apprécier la riche documentation et la rigueur intellectuelle (2). Outre son ouverture d’esprit et sa parfaite connaissance notamment du français et de l’anglais, le Luxembourgeois Ettinger, par sa maîtrise de l’allemand, est en prise directe sur le monde germanophone, largement snobé par l’intelligentsia française. Son dernier opus est d’ailleurs la version française, légèrement actualisée par rapport à l’édition originale en langue allemande (3). Parmi les auteurs qu’il cite abondamment on trouve les noms de Wolfgang Kaufmann (4), Gerald Lehner (5), Peter Meier-Hüsing (6) ou Michael H. Kater (7), dont notre quatuor parisien n’a peut-être jamais entendu parler. Se pourrait-il qu’elles n’aient jamais vu non plus les documents photographiques reproduits dans le livre, pour la plupart extraits des Archives fédérales allemandes ?
Dans leur « réponse sur les liens entre le dalaï-lama et les nazis » publiée dans Libération du 06/05/2008 (8), les dignes représentantes de l’INALCO n’hésitent pas à traiter de « théorie du complot » la mise en lumière des liens d’amitié pourtant évidents entre l’Allemagne nazie et les dignitaires tibétains, parmi lesquels Reting Rinpoche, qui fut régent du Tibet de 1934 à 1941, et … le 14e dalaï-lama, né en 1935, icône du « monde libre » et Prix Nobel de la Paix.
Par un tour de passe-passe intellectuel, elles nient purement et simplement le caractère nazi de l’expédition allemande de 1938-1939 au Tibet en la présentant comme purement scientifique et en ne voulant voir en son chef, le Sturmbannführer Ernst Schäfer, qu’ « un brillant zoologue et chercheur allemand » alors qu’il était un SS de la première heure. Entré dans l’organisation le 1er novembre 1933, donc peu après la prise de pouvoir d’Hitler, il s’est engagé par écrit à mener sa mission « dans l’esprit de la Schutzstaffel et du Reichsführer SS » et à transmettre ses résultats scientifiques à l’Ahnenerbe de sinistre mémoire. En 1943, il a parachevé sa carrière nazie en étant promu directeur du Reichsinstitut Sven Hedin pour l’exploration de l’Asie centrale affilié à l’Ahnenerbe de Himmler.
Comment nos illustres tibétologues de l’INALCO peuvent-elles ignorer qu’Himmler en personne reçut les explorateurs en partance pour l’Asie au cours d’une réception officielle le 11 avril 1938 et que l’expédition a été financée par l’élite des industriels nazis, comme les entreprises pharmaceutiques Merck, Bayer et Boehringer et la IG Farben Industrie spécialisée dans la production de carburant synthétique et du Zyklon B utilisé pour gazer les victimes des camps de la mort ?
Plus fondamentalement, Mmes Robin, Blondeau, Buffetrille et Stoddard semblent ignorer que, comme pratiquement tous les scientifiques allemands qui se sont mis au service du régime nazi, Schäfer considérait le « concept de race » comme « une clé très opportune » de la connaissance et qu’il fallait impérativement « inclure la découverte révolutionnaire de l’inégalité [raciale] des hommes dans chaque discipline scientifique ».
Un tel manque d’esprit critique et un tel mépris pour des faits établis par l’historiographie moderne sont pour le moins étranges dans le chef d’universitaires reconnues comme telles. Ils ne peuvent s’expliquer que par la volonté de laver plus blanc que blanc non seulement le Tibet d’Ancien Régime mais aussi le dalaï-lama et son cortège d’adeptes inconditionnels.
Ces dames de l’INALCO semblent donc considérer comme un détail de l’histoire le fait que, dans leur obsession à hiérarchiser les races humaines, les Nazis se sont intéressés au mystérieux Tibet, persuadés d’y découvrir d’anciens immigrants nordiques, des conquérants féroces qui devaient avoir du sang aryen dans les veines. Pour mener à bien ce projet démentiel, Schäfer a suggéré à Himmler d’adjoindre à son équipe Bruno Beger, le distingué raciologue correspondant parfaitement à l’idéal nazi par sa chevelure blonde et ses qualités sportives. Un Bruno Beger qui allait s’illustrer plus tard en sélectionnant, à Auschwitz, 89 prisonniers juifs qui furent gazés au camp alsacien de Natzweiler-Struthof pour que leurs squelettes servent comme exemplaires d’exposition dans le « cabinet de curiosités » antisémite projeté par le professeur August Hirt de l’université de Strasbourg. Sans doute le stage de Beger au Tibet a-t-il dû constituer une étape significative dans son parcours criminel : la couverture du livre d’Albert Ettinger le montre en train de prendre des mesures anthropométriques sur un Tibétain.
Si l’expédition nazie (qui avait aussi pour but de contrecarrer l’influence britannique en Asie) a pu si facilement s’organiser dans un Tibet réputé fermé aux étrangers, c’est grâce à l’accueil chaleureux que lui a témoigné l’élite tibétaine, partageant avec le nazisme des sympathies politiques et des intérêts communs. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que, pendant toute la durée de la 2de Guerre mondiale, le Tibet a gardé une soi-disant « neutralité » qui a servi en fait les impérialistes japonais, principaux alliés d’Hitler dans leur tentative de conquérir et d’asservir la Chine. Mais, manifestement, ces réalités géopolitiques indubitables ne pèsent pas lourd chez nos spécialistes du Tibet tout entières dévouées à entretenir le mythe de la Terre pure.
Le manque d’esprit critique des dames de l’INALCO laisse rêveur. Elles vont jusqu’à faire écho aux élucubrations d’Isrun Engelhardt présentée par le lobby international Free Tibet comme « la plus grand experte en la matière » alors qu’elle prend pour argent comptant les allégations mensongères que Schäfer a proférées pour sa défense au Procès de Nuremberg… Autre « expert » qui a tout pour plaire aux tibétolgues hexagonales : Detlev Rose, auteur d’un article négationniste sur « l’expédition allemande au Tibet », publié dans une revue trimestrielle d’une maison d’édition spécialisée dans la négation des crimes nazis…
Et dans leur zèle à épargner le dalaï-lama, elles font comme si Heinrich Harrer, qui fut son précepteur et est resté son ami jusqu’à sa mort, n’était qu’un inoffensif alpiniste, alors que lui aussi était un nazi convaincu comme l’établissent de manière incontestable les recherches et les révélations de l’Autrichien Lehner en même temps qu’une lecture attentive de la version originale, allemande, de son bestseller Sept ans au Tibet : Ma vie à la cour du dalai-lama (paru en France dans une édition abrégée, allégée et épurée sous le titre racoleur Sept ans d’aventures au Tibet.) Nos universitaires françaises préfèrent épouser les thèses du biopic de Jean-Jacques Annaud (avec Brad Pitt en vedette), alors que ce film n’est qu’une version romancée et falsificatrice de l’histoire, baignant dans le culte de l’ « Océan de Sagesse » largement répandu et financé par l’ICT (international Campaign for Tibet).
Quand on referme l’ouvrage d’Albert Ettinger à la fois érudit (220 notes de bas de page) et facile à lire (six chapitres aérés par des intertitres), on se demande quelle sera la réaction des célébrités parisiennes mises en cause, voire de l’INALCO, cette prestigieuse institution hébergeant un quatuor qui joue faux.
Notes :
(1) Albert Ettinger, Croix gammée sur le Tibet, À propos de l’expédition SS au Tibet et des amis nazis du dalaï-lama, Éditions Delga, 2022, ISBN 978-2-37607-233-1, 12 €.
(2) Albert Ettinger est aussi l’auteur de deux livres monumentaux :
- Tibet, Paradis perdu ? (recension : http://tibetdoc.org/index.php/histoire/periode-bouddhiste/483-tibet-paradis-perdu-ou-enfer-demasque)
- Batailles tibétaines (recension : http://tibetdoc.org/index.php/histoire/20eme-siecle/466-batailles-tibetaines-le-livre-qui-manquait-en-francais).
(3) Albert Ettinger, Die Nazis, Tibet und der Dalai Lama. Wie angesehene Tibetologen die Geschichte fälschen, publié par Zambon Verlag, Francfort-sur-le Main, juillet 2020 (ISBN 978-3-88975-284-0).
(4) Wolfgang Kaufmann, Das Dritte Reich und Tibet, Die Heimat des “Östlichen Hakenkreuzes“ im Blickfeld der Nationalsozialisten, 4e édition, Ludwigsfelder Verlaghaus, 2014, 966 pages (Le Troisième Reich et le Tibet, La patrie du « svastika de l’Est » dans le champ de vision des nationaux-socialistes, Thèse de doctorat, Université de Hagen, 2008).
(5) Gerald Lehner, Zwischen Hitler und Himalaya, Die Gedächtnislücken des Heinrich Harrer (Entre Hitler et l’Himalaya, Les trous de mémoire de Heinrich Harrer), Vienne, Éditions Czernin, 2007.
(6) Peter Meier-Hüsing, Nazis in Tibet, Das Rätsel um die SS-Expedition Ernst Schäfer, Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Theiss Verlag), Darmstadt, 2017.
(7) Michael H. Kater, Das Ahnenerbe der SS 1935-1945, Ein Beitrag zur Kulturpolitik des Dritten Reiches, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1974.
(8) https://www.liberation.fr/tribune/2008/05/06/reponse-sur-les-liens-entre-le-dalai-lama-et-les-nazis_71041/. Voir aussi Françoise Robin, Clichés tibétains, Idées reçues sur le Toit du monde, Paris, Éditions Le Cavalier bleu, 2011.