Suite de la blague bouddho-belge : "Le bouddhisme comme philosophie non confessionnelle"
par Élisabeth Martens, le 4 avril 2024
En Belgique, six cultes religieux sont officiellement reconnus et bénéficient de subventions : les cultes catholique romain, orthodoxe, israélite, anglican, protestant évangélique et islamique. La Belgique aurait-elle oublié le bouddhisme ? Heureusement, en mars 2023, le gouvernement a mis à son ordre du jour l'approbation d'un avant-projet de loi chargé de reconnaître le bouddhisme.
Après dix-sept ans d’attente et de demande de la part de l'UBB (Union Bouddhique Belge, représentée par Carlo Luyckx), le bouddhisme sera-t-il enfin reconnu en Belgique ... ? En effet, le 17 mars 2023, le gouvernement belge a adopté un avant-projet de loi visant à ajouter le bouddhisme à la liste des cultes reconnus et subsidiés, une initiative bienvenue, car motivée par un souci d’équité. Ce serait une belle victoire pour l'UBB !
Conséquence logique de la reconnaissance, motivée par un souci d’équité, une fois voté par le Parlement, le texte de loi permettrait à l’UBB comme pour les autres cultes reconnus, de bénéficier de financement public et ainsi de créer des implantations locales, d'envoyer des délégués bouddhistes dans les ports et les aéroports, dans les prisons, dans l'armée, dans les hôpitaux, de diffuser des émissions concédées et, bien entendu, d'ouvrir des cours de bouddhisme dans l'enseignement officiel... Tout cela n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes, le premier étant celui posé par l'UBB qui entend faire reconnaître le bouddhisme comme « philosophie non confessionnelle » : ce faisant, elle marche sur les platebandes de la laïcité organisée qui, en 2002, a réussi se faire reconnaître au même titre que les religions.
Si cette prétention de l’UBB ne semble poser aucun problème à la plupart des profanes ni aux mass-médias, il en va autrement chez les laïques et ceux qui n’ont pas mis leur esprit critique en veilleuse.
Pour André Lacroix, licencié en philosophie et lettres de l’UCL, enseignant à la retraite et auteur de plusieurs ouvrages sur le Tibet et sur le bouddhisme (1), faire passer le bouddhisme pour une philosophie non confessionnelle ne peut être qu'une « bonne blague belge ». Quant à Jean Leclercq, professeur et membre de l’Académie royale de Belgique, il parle d'une « première mondiale ». Pour le philosophe français Georges Gastaud, il ne fait aucun doute que le bouddhisme est une religion : il est basé sur des dogmes, des croyances, des cultes.
Gastaud rappelle qu'une philosophie, depuis Thalès de Milet, se construit sur des raisons, pas sur des révélations et des « illuminations » telles que le sont les thèses bouddhistes de l'impermanence de toutes choses, de l'illusion de l'individualité et de la personnalité, du nirvana permettant d'échapper au cycle des renaissances. Pour Gastaud, ce sont toutes des thèses plus irrationalistes et indéfendables les unes que les autres. Il s'explique : « Certes les choses changent sans cesse, comme l'a dès longtemps observé Héraclite, mais si elles ne comportent rien de stable, comment pourrait-on dire que c'est elles qui changent? Le changement, observait Aristote, suppose le passage d'un état à un autre dans le cadre d'un "support" donné.
Si l'on va plus loin dans la dialectique, on s'aperçoit que le sujet ultime du changement est la nature dans son ensemble où, comme nous en informent les sciences, tout ne se transforme que parce que "rien ne se perd ni se crée". Ça vaut aussi, soit dit en passant, et même si c'est d'une manière plus subtile que dans la chimie première de Lavoisier, pour le Vide quantique devant lequel s'extasient ordinairement les bouddhistes. En réalité, la physique-chimie travaille, à l'aide des lois mathématiques dures comme l'acier, sur la dialectique... permanente du permanent (par ex. les types d'atomes recensés par Mendeleïev, les types de quarks de la chromodynamique quantique, les orbites stables d'électrons repérées par les physiciens quantiques dès l'époque de Planck...) et de l'impermanent, c'est là sa noblesse et sa grande difficulté. »
Gastaud continue ainsi : « Si l'impermanence était la loi du monde (une loi... permanente?), à quoi bon conserver les écrits supposés du Bouddha, mettre en place un Grand et un Petit Véhicule, entretenir des moines répétant des rites immémoriaux, etc. ? Quant à la thèse de l'absence d'individualité ou de personnalité fondamentale de toutes choses, elle suffit à faire tomber la réincarnation chère aux hindouistes et aux bouddhistes. Si l'individu n'est qu'un agrégat passager, si du reste il est impermanent déjà de son vivant, pas besoin d'échapper par le nirvana au cycle des renaissances. Dans renaissance, il y a "re-" qui implique la continuité, voire le triomphe permanent du soi sur le non-soi et même sur la mort. »
Le bouddhisme est bien une religion, caractérisée par les mêmes visées (délivrance de la souffrance et de la mort, vie éternelle, etc.) et les mêmes vicissitudes que les autres (violence, abus sexuels, détournement d'argent, appel à la guerre sainte, etc.). Bien qu’édictant des principes philosophiques (comme toutes les religions, d'ailleurs), le bouddhisme présente également des dogmes intrinsèquement religieux. Il n'est donc pas surprenant qu'un an après le dépôt de l'avant-projet de loi, soit le 12 mars 2024, lors d'une séance de la Commission de Justice de la Chambre des Représentants de Belgique (2), la volonté de définir le bouddhisme comme philosophie non confessionnelle ait été taillée en pièces par la plupart des experts et commissaires présents... exceptés ceux représentant l'UBB, il va sans dire.
S’il est équitable et souhaitable que le bouddhisme soit reconnu en Belgique au même titre que les cultes catholique, protestant, anglican, israélite, orthodoxe et musulman, son assimilation à une philosophie non confessionnelle constitue une « tromperie sur la marchandise ».
On peut se demander quelle mouche a piqué Carlo Luyckx de prendre le contrepied de la sensibilité des 600 millions de bouddhistes de par le monde et de l'avis du bouddhologue éminent Philippe Cornu, pour qui il ne fait aucun doute que le bouddhisme est une religion. Était-ce le souci de faire apparaître le bouddhisme plus "sexy" auprès de nos contemporains en perte de repères spirituels, en le présentant comme une sagesse dont tout un chacun peut faire son miel ? Sans doute, mais cette tentative n'est pas seulement une arnaque intellectuelle ; c'est aussi une manœuvre politico-médiatique qui pourrait s'avérer contreproductive si, comme on peut l’espérer, l'avant-projet de loi était recalé au Parlement.
La reconnaissance du bouddhisme serait sans doute passée comme une lettre à la poste s’il avait été présenté comme le septième culte pratiqué en Belgique. On estime qu’il y a 180.000 personnes, en Belgique, se reconnaissant dans le bouddhisme. À supposer même que ces chiffres soient gonflés et doivent être réduits de moitié, les bouddhistes belges auraient encore davantage le droit à une reconnaissance officielle que les Orthodoxes (75 000), les Israélites (40 000) et surtout les Anglicans (22 000) : simple question d'équité. On voit d’ailleurs mal quel ministre des six cultes reconnus aurait pu s’opposer à l’entrée dans leur « club » d’un septième partenaire, en attendant l’arrivée probable d’un huitième : l’hindouisme, lequel regorge, comme le bouddhisme, de théories et de pratiques en opposition frontale avec une philosophie non confessionnelle.
La tentative de l’UBB, c’est vraiment une « Blague belge » (dans la patrie du surréalisme) ou, en termes plus académiques, une "Première mondiale" suivant la formule de Jean Leclercq, membre de l’Académie royale de Belgique.
Notes :
(1) Le bouddhisme : Une philosophie non confessionnelle ? Nouvelle blague belge ! (éd. Vérone, 2023) ; Dharamsalades, Les masques tombent (éd. Amalthée, 2019) ; traduction en français de Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering (éd. Golias, 2010)
(2) https://www.lachambre.be/media/index.html?language=fr&sid=55U4730