Critique de la « Chronologie historique détaillée du Tibet » établie par la « Campagne Internationale » en faveur du dalaï-lama (1)
1ère partie, le 1 novembre 2014
Par Albert Ettinger,
Le site de la « Campagne Internationale pour le Tibet » recèle une « chronologie historique détaillée du Tibet » (http://www.savetibet.fr/2009/12/ chronologie-historique-detaillee-du-tibet/) rédigée fin 2009 par Wangpo Bashi du « Bureau du Tibet à Paris ».
Y a collaboré la fine fleur de la « tibétologie » française :
D’abord Katia Buffetrille, « docteur en ethnologie et ingénieur de recherche de l’EPHE », qui s’est qualifiée en tant que spécialiste de l’histoire tibétaine avec une thèse de doctorat intitulée « Montagnes sacrées, lacs et grottes : lieux de pèlerinage dans le monde tibétain ». Elle s’est rendue spécialement compétente en la matière en prenant « part à des pèlerinages » et en effectuant « trois circumambulations autour du Kawagebo (ou Kawakarpo) dans la préfecture autonome tibétaine de Dêqên, deux autour du Kailash et une autour du Tisbri dans le Tibet central. »
Ensuite, il y a sa consœur, Anne-Marie Blondeau, qui est elle aussi un coryphée : elle a été « directeur d’études à l’École pratique des hautes études et supervise, à Paris, le Centre de documentation sur l’aire tibétaine de la Maison de l’Asie. » Ses domaines d’intérêts sont, lit-on, l’ « Histoire religieuse du Tibet à partir de la religion prébouddhique », les « traditions des religions bouddhiste et bon po », les « rituels apotropaïques mdos dans les traditions bouddhiste et bon po » et les « mythes d’origine et récits cosmogoniques dans les tantra de l’école des Anciens ».
Ces dames ont publié ensemble, il y a quelques années, un volume au titre provocateur Le Tibet est-il chinois ? visant à réfuter les analyses et positions de leurs confrères chinois. Vu leurs propres spécialités et qualifications, elles se sont fait « aider » alors par des tibétologues plus au courant des questions politiques tels que Robert Barnett du TIN (Tibet Information Network), organisme largement financé par la NED/CIA (New Endowment for Democracy / Central Intelligence Agency).
Cette fois-ci, c’est Laurent Deshayes qui leur a prêté main forte. Il devait sans doute veiller à ce que la « chronologie historique » ainsi concoctée ne prenne trop visiblement l’aspect d’une pure hagiographie. Ce professeur d’histoire dans un lycée privé catholique a le mérite d’être l’auteur d’une volumineuse « Histoire du Tibet » qui, pour avoir de multiples défauts, n’en est pas moins la seule qui existe en langue française.
Malheureusement, M. Deshayes semble avoir « oublié » ses propres recherches et son petit reste de déontologie en s’adressant au grand public. Ainsi, la chronique en question commence comme ceci :
« 127 av. J.C : le roi Nyatri Tsenpo accède au trône et s’établit au palais de Youmbou Lagang (Yumbu Lhakhang) dans la vallée du Yarloung Tsangpo (fleuve Brahmapoutre). N.B. 18 rois régnèrent sur le Tibet avant le roi Nyatri Tsenpo. »
Ces indications sont accompagnées d’un petit astérisque renvoyant à la remarque suivante : « La tradition attribue des dates – marquées ici par * – à des personnages et des événements qui ne sont pas attestés historiquement. »
Si ni ces dates, ni ces personnages, ni ces événements ne sont à considérer comme historiques, qu’est-ce que mythes et légendes ont à faire dans une chronologie historique ? D’autant plus que M. Deshayes sait parfaitement qu’il s’agit là de niaiseries. N’écrit-il pas dans son « Histoire du Tibet » : « L’origine de la royauté elle-même est l’objet des spéculations les plus diverses. Selon les chroniques beunes, le (…) premier roi, qui portait le nom d’Eudé Gounggyel ou Eudé Pourgyel, descendit des étages divins du ciel (…) Selon une autre légende, le premier roi fut Nyatri Tsenpo (…) Il apparut sur la montagne Lhari Gyangdo, dans le Kongpo, où les prêtres beuns célébraient des rites (…) À ces origines proprement tibétaines se superposent des légendes postérieures dont l’une est influencée par la grande épopée indienne du Mahabharata. (…) Une autre légende prête à la royauté une origine bouddhiste »…
Deshayes compte donc lui-même le « roi Nyatri Tsenpo » parmi les « rois mythiques » et nous apprend : « Ses armes ont un pouvoir magique : son armure s’enfile toute seule, sa lance frappe toute seule, son bouclier se tient tout seul et son épée frappe d’elle-même. Il peut de son vivant réintégrer le monde divin car une corde lumineuse le relie au ciel. » (Deshayes, p. 42-44) Et l’historien de remarquer encore que, en ce qui concerne « le palais de Youmbou Lhagang (sic !) », construit selon la légende par ce roi mythique, « l’archéologie contredit (…) la mythologie. » (Deshayes, p. 45)
Quand on y regarde de plus près, toute la « chronologie » de la « Campagne Internationale pour le Tibet » s’avère tronquée et expurgée de tout événement susceptible de ternir un tant soit peu l’image du pays des lamas.
Quelques petits exemples :
- La chronologie passe immédiatement de la mention « 1279-1368 : dynastie mongole des Yuan en Chine. Le bouddhisme tibétain devient religion officielle de la dynastie » à l’an « 1357 : naissance de Tsongkhapa qui fonde l’école guéloug, avec le monastère de Ganden ». Pas un mot sur les crimes et la corruption des hiérarques sakya et sur la lutte entre les différentes sectes. Pourquoi, si on se soucie de vérité historique plutôt que de propagande, ne pas avoir mentionné p. ex. ceci : ■1290 : La lamaserie Drigoung Thil de la secte des Kagyupa est prise et incendiée par une armée des Sakya avec l’appui de troupes mongoles et chinoises. (Deshayes, p. 111)
Pourquoi résumer trois siècles d’histoire tibétaine comme ceci : « 1358-1642 : règne des P’agmodroupa, purement nominal après la prise du pouvoir par les gouverneurs de Rinpoung (1434-1565), puis par les princes du Tsang (1565-1642). »
N’aurait-on pas dû ajouter que les Sakyapa étaient affaiblis par des conflits et luttes internes provenant e. a. du fait que leur chef avait douze fils de sept épouses, et qu’en 1358, le meurtre de celui-ci par son propre premier ministre sonna le glas du pouvoir Sakya. Pourquoi avoir « oublié » les faits suivants :
■1480 : Sur fond de rivalités et de luttes fratricides entre les sectes des Guélougpa et des Karma-Kagyupa, ceux-ci entreprennent la construction d’un monastère à Lhassa, ville que leurs rivaux considèrent comme leur chasse gardée. À peine fini, le monastère est détruit par les Guélougpa. Le septième Karmapa, qui s’y trouve, peut sauver sa peau de justesse. (Deshayes, p. 134)
■1498 : La revanche des Karma-Kagyupa : une armée des Rinpoung de dix-mille hommes investit Lhassa et écrase les Guélougpa. Les vainqueurs se querellant ensuite entre eux, c’est l’anarchie complète qui s’installe. (Deshayes, p. 135-137)
■1546 : le monastère de Goungthang des Tselpa-Kagyupa est détruit ; un an après, c’est au tour du grand temple des Taloung-Kagyupa d’être incendié. (Deshayes, p. 137)
Entre 1578 et 1624, la « chronologie » ne mentionne que l’ « attribution par le prince mongol Altan Khan du titre de Dalaï-Lama » à un chef guélougpa ainsi que l’heureuse coïncidence qui a fait que « le IVe Dalaï Lama est trouvé dans la parenté d’Altan Khan ». On a bien sûr oublié d’attirer l’attention du lecteur sur l’habileté de la manœuvre politique : les Guélougpa s’assuraient ainsi le soutien des guerriers mongols contre leurs rivaux lamaïstes tibétains.
Un chroniqueur plus historien que propagandiste aurait très bien pu retenir des événements tels que :
■1618 : À la suite d’un conflit armé avec le seigneur du Tsang, les Guélougpa ont beaucoup de moines tués et perdent leurs monastères dans le Tibet central. Les Karma-Kagyupa décident la construction, à Shigatsé, d’un monastère de leur secte, dominant le monastère guélougpa de Tashilhunpo. (Deshayes, p. 142)
■1635-1648 : Dans leurs luttes de pouvoir, les sectes lamaïstes et les aristocrates tibétains s’allient à des tribus de guerriers mongols. Ainsi, tandis que le seigneur du Tsang (ouest tibétain) incite le prince de Beri à détruire les monastères guélougpa dans le Kham, les Guélougpa peuvent compter sur le puissant chef mongol Gouchri Khan qui détruit à son tour les monastères des Karma-Kagyupa, occupe Lhassa et prend Shigatsé, où le seigneur du Tsang est tué. C’est l’avènement du pouvoir guélougpa et des dalaï-lamas. (Deshayes, p. 144-145)
La « chronologie » ne manque pas de noter l’arrivée de « deux Jésuites portugais » au Tibet occidental et la fondation de la « première église chrétienne sur la terre tibétaine » (en 1624 et 1626). Par la suite, elle parle des Pères Huc et Gabet qui ont visité Lhassa, du Pape Grégoire XVI qui charge « la Société des missions étrangères de Paris (SMEP) d’évangéliser le Tibet », de la « mission catholique à Bonga au Tibet oriental » ainsi que du « Père Thomine Desmazures » qui « est nommé évêque du Tibet » en 1857. Tout cela afin de suggérer une espèce de coexistence pacifique sinon d’entente quasi œcuménique entre les deux religions, due sans doute à la tolérance légendaire des lamas. Par contre, nos chroniqueurs ont oublié de mentionner tout ce qui pourrait assombrir ou ternir l’image d’Épinal des réalités tibétaines qu’ils se sont efforcés de peindre. Ainsi, ils ne soufflent mot au sujet du sort des missionnaires capucins au Tibet :
■« ... quand il y eut les premiers baptêmes (1741), commencèrent leurs problèmes : les nouveaux baptisés refusèrent de participer à la prière communautaire imposée par les lamas du lieu et furent fustigés publiquement. En 1745, les capucins durent quitter la région parce que y rester était désormais devenu dangereux pour leur vie. » (Bonet, p. 34) Par la suite, le lecteur averti cherche en vain des informations comme celle-ci :
■1905 : Onze chrétiens de Yerkalo sont massacrés sur ordre des lamas. Bonet écrit : Pourtant la liberté religieuse avait paru « assurée » dans la région « par suite de la pénétration chinoise dans les principautés thibétaines. (…) Par le fait même, l’autorité des lamas était amoindrie et une ère de liberté allait s’ouvrir pour les missionnaires. (…) Dès ce moment, les lamas tramaient un complot et n’attendaient que le moment opportun pour le mettre à exécution. » Voyant que « leur omnipotence était menacée », ils « firent naître un conflit. Leurs partisans commencèrent à exercer le brigandage aux environs de Batang et jusque dans la ville » et, lorsque des soldats chinois les pourchassèrent, « se réfugièrent à la lamaserie. Les soldats tirèrent quelques coups de fusil contre le monastère », ce qui fut « l’occasion pour exercer contre les Chinois et contre la mission catholique la vengeance la plus féroce. » Les 2 et 5 avril, ils assassinèrent respectivement le commandant de la garnison de Batang et neuf mandarins dont le commissaire impérial. Après leur avoir promis la vie sauve et l’évacuation vers Ta-tsien-lou, les révoltés tuèrent les soldats chinois désarmés « jusqu’au dernier. Le nombre des soldats massacrés à Batang dépasse la centaine ; quant aux chrétiens, pas un n’a échappé à la mort. » Le Père Mussot fut « arrêté à Tchoupalong et ramené à Batang. Il est massacré le 5 avril. (…) Le Père Soulié fut pris à Yaregong, le 3 avril, et fusillé le 14. » Pour s’être convertis, « onze chefs de famille ont été fusillés à Yerkalo, le 27 avril, après avoir subi d’horribles tortures. » Enfin, le 15 août, un « télégramme de Talyfou annonce à Mgr Giraudeau le massacre certain de MM. Dubernard et Bourdonnec. Avec eux ont dû périr plusieurs chrétiens sur lesquels il comptait pour relever la chrétienté de Yerkalo. » (Bonet, pp. 210-215)
Au sujet des missionnaires catholiques, il manque aussi ceci :
■Septembre 1940 : Le Père Nussbaum retourne de Tsechung vers Yerkalo, « accompagné de trois jeunes filles tibétaines catholiques » et d’un « boy ». Le 17 septembre, il est fait prisonnier par « une bande de brigands » recrutée par un « grand lama » de la région et assassiné. (Bonet, p. 217)
…et enfin les faits suivants :
■Juillet 1949 : Le Père Tornay, qui dirige une mission dans les Marches tibétaines, prend la décision de se rendre en secret à Lhassa. Déguisé en marchand tibétain, il se joint à une petite caravane. « Le 26 juillet, à l’étape de Lénda, la caravane s’engage sur une petite piste en lacets. Au même moment, deux envoyés de la lamaserie de Karmda, Agyé et Yutun, chevauchent sur la route principale. Ils se rendent à la lamaserie de Tunto, porteurs de papiers nécessaires á l’arrestation de Maurice Tornay. » Celui-ci, arrêté, réussit à obtenir la permission, « contre une somme d’argent », de s’en aller, à condition toutefois de rebrousser chemin. Le 11 août, il est assassiné. Son serviteur est tué aussi. Les corps, « retrouvés complètement dépouillés de leurs vêtements », furent « ramenés à Atuntze ». Celui du serviteur portait, « outre les blessures des balles, l’entaille profonde d’un coup de sabre à l’épaule droite. » Tornay avait « reçu trois balles dans la poitrine, une dans l’avant-bras et une cinquième à la tempe. » Ses yeux étaient « arrachés » et « une de ses jambes » fortement « abîmée ». (Bonet, p. 230-233)
Que penser donc de chroniqueurs et d’« historiens » qui, tout en gardant le silence le plus complet sur les faits que nous venons de citer, ne se gênent pas le moins du monde pour montrer du doigt les méchants communistes chinois en écrivant :
« Février 1952 : Expulsion par la troupe communiste chinoise du Père Valentin du Tibet oriental désormais sous contrôle de la Chine. Fin de 106 ans d’efforts de christianisation du Tibet. »
Toute la chronique se révèle ainsi être de la propagande grossière (pour ne pas dire stupide). Il s’agit là d’un exemple éloquent et d’un document précieux, témoignant du peu de scrupules, de la mauvaise foi et du manque d’honnêteté intellectuelle des illustres tibétologues qui y ont contribué. S’ils (ou si elles) procèdent ainsi déjà quand il s’agit d’aspects de moindre importance dans le contexte des discussions sur la « question du Tibet », à quoi faut-il s’attendre alors dès qu’on arrive aux questions plus fondamentales ?
Eh bien, il faut s’attendre par exemple à ce que soient escamotés les pires crimes du XIIIe dalaï-lama, à commencer par le meurtre de son prédécesseur, le Régent Démo. Dès son arrivée au pouvoir, il fit arrêter et tuer celui-ci ainsi que son frère et un lama haut placé. L’ex-régent fut noyé dans une cuve en cuivre dans les geôles du Potala. Bien-sûr que la « chronologie » ne souffle mot du meurtre de Tsarong Shapé et de son fils en 1913, de la destruction du couvent de Tengyeling ou de l’opération militaire contre le couvent de Loseling en1921. Rien n’est dit non plus sur les crimes des successeurs du XIIIe : Aucune mention n’est faite du haut fonctionnaire Loungshar à qui on arracha les yeux sur la place publique, ni des activités du régent corrompu et cruel connu sous le nom de Reting Rinpoché, ni de la mise à mort de celui-ci, en 1947, encore dans les geôles du Potala, sur ordre de son successeur, ni de la guerre civile opposant le « gouvernement » de Lhassa aux moines du monastère de Séra. L’attitude de ce « gouvernement » pendant la Deuxième Guerre Mondiale (sa « neutralité » bienveillante à l’égard du Japon militariste) est passée sous silence, de même que le séjour à Lhassa, en 1938, d’une délégation SS reçue avec tous les honneurs et hébergée par les lamas pendant plusieurs mois.
On pourrait prolonger la liste presque à l’infini, d’autant plus que le nombre des omissions et distorsions va en augmentant au fur et à mesure qu’on s’approche du temps présent. Nous aurons sans doute l’occasion de le faire dans un prochain article.
Notes :
-
Laurent DESHAYES, Histoire du Tibet, Fayard, 1997 André BONET, Les chrétiens oubliés du Tibet. Préface de Mgr Benoît Vouilloz, Paris, Presses de la Renaissance, 2006
Albert Ettinger, auteur de : Freies Tibet ? Staat, Gesellschaft und Ideologie im real existierenden Lamaismus, Frankfurt a. M., Zambon Verlag, 2014 et de: Kampf um Tibet. Geschichte, Hintergründe und Perspektiven eines internationalen Konflikts, Frankfurt a. M., Zambon Verlag, 2015