Les vingt « enfants » du dalaï-lama : une vieille histoire réactualisée

par André Lacroix, le 15 septembre 2020

Dans La Croix L’HEBDO des 8-9 août 2020, pp. 18-28, on a pu découvrir un dossier très fouillé intitulé « Le projet secret du dalaï-lama », sous la signature de Marianne Meunier. Elle-même en a présenté un excellent résumé oral de 22 minutes, dans un podcast disponible sur YouTube (*). C’est le récit d’une page d’histoire peu connue – dont les enseignements sont toujours actuels.

 

19 octobre 1962, 20 enfants tibétains ont atterri à Orly sans leurs parents
19 octobre 1962, 20 enfants tibétains ont atterri à Orly sans leurs parents

 

Les faits

Le 19 octobre 1962, dix filles et dix garçons tibétains de 5 à 10 ans débarquent à Orly, accompagnés par un jeune couple. Ils sont envoyés en France par le dalaï-lama qui veut en faire l’« élite intellectuelle du futur Tibet indépendant ». La France a donné son feu vert ; quatorze mois plus tard, la même France du Général de Gaulle reconnaît la République populaire de Chine incluant le Tibet dans ses frontières. Que sont devenus ces vingt petits Tibétains ?

Près de soixante ans plus tard, au cours d’une enquête remarquable qui a duré six mois, Marianne Meunier a retrouvé et interviewé avec tact et empathie plusieurs témoins de cette épopée peu banale. « Aujourd’hui, huit d’entre eux vivent en France, sept en Suisse, un au Royaume-Uni, un autre au Canada… Seule une a choisi l’Inde, siège du gouvernement tibétain en exil. Deux sont décédés. »(p. 23)

Ce qui frappe le lecteur de l’article de Marianne Meunier et l’auditeur de son podcast, c’est l’absence d’amertume que ces hommes et ces femmes, aujourd’hui largement sexagénaires, portent sur leur vie, pourtant marquée par la séparation prématurée d’avec leurs parents, l’arrivée dans un univers inconnu dont ils ne connaissaient pas la langue, une enfance et une adolescence ballotées entre divers lieux de séjour dans la campagne française, un statut de « réfugié apatride d’origine indéterminée » et finalement l’échec de leur mission consistant à devenir des cadres d’un Tibet indépendant. « La plupart des vingt affichent une même acceptation de leur destin en ligne brisée » car « un choix de Sa Sainteté ne se critique pas… » (p. 23)

 

Une comparaison

Cette absence de ressentiment, bien dans la tradition bouddhiste, m’a inévitablement fait penser au Tibétain Tashi Tsering (1929-2014), que j’ai eu la chance et l’honneur de rencontrer longuement à Lhassa en 2009 et 2012 et dont j’ai traduit les mémoires, des mémoires qui constituent aussi une épopée peu banale. (1) En effet, une bonne vingtaine d’années plus tôt que les personnes interviewées par Marianne Meunier, Tashi Tsering a, lui aussi, connu, à dix ans, l’arrachement d’avec ses parents (2) quand il a été enrôlé d’autorité dans le Gadrugpa, la troupe de danses sacrées du dalaï-lama.

Mais la comparaison s’arrête là, car lui, il aura osé s’opposer au dalaï-lama, comprenant assez vite que le Tibet avait tout à gagner à rester dans la Chine. Il a même résisté à une tentative de corruption de la part de Gyalo Dhondup, le frère aîné du dalaï-lama lui promettant un emploi bien rémunéré s’il se mettait au service du « gouvernement en exil » (3). Loin de cultiver à l’étranger des fantasmes indépendantistes, il a préféré revenir au pays et réaliser ses rêves de petit paysan analphabète devenu le fondateur de plus de cinquante écoles sur le Haut Plateau.

 

Tashi Tsering (en médaillon) avec quelques-uns de ses 3000 enfants scolarisés
Tashi Tsering (en médaillon) avec quelques-uns de ses 3000 enfants scolarisés

 

Une enquête exemplaire

Ce rapprochement entre deux attitudes contrastées n’enlève rien aux mérites de Marianne Meunier : avec persévérance et un peu de chance ‒ il en faut dans la vie ‒ elle a pu retrouver la trace de témoins et d’acteurs d’une histoire inouïe ; elle a aussi mis la main sur des archives jaunies qui dormaient au Quai d’Orsay. Son enquête est passionnante à suivre : je conseille vivement à tout le monde d’en écouter le récit sur son podcast. Ce n’est pas tous les jours qu’un(e) journaliste déniche ainsi un sujet original susceptible de s’intégrer dans la grande Histoire.

Échange de courrier en 1961 entre le dalaï-lama et le Ministère des Affaires étrangères de la République française
Échange de courrier en 1961 entre le dalaï-lama et le Ministère des Affaires étrangères de la République française

Avec le recul du temps, on est en droit de se demander avec Marianne Meunier si le Général de Gaulle a bien couvert en personne cette étonnante opération, lui qui s’apprêtait à reconnaître la République populaire de Chine, ayant récupéré son ancienne province tibétaine.

Quoi qu’il en soit, la décision de transformer vingt enfants tibétains en pupilles de la Nation française n’est pas anodine et elle en dit long à la fois sur la réalité de la Guerre froide et sur la survivance de réflexes colonialistes.

Et aujourd’hui, alors que la Chine est à nouveau l’objet d’une campagne hostile, ces considérations retrouvent une étonnante actualité.

 

De l’info à l’infox

Alors que le reportage de Marianne Meunier est le fruit d’un authentique travail journalistique, ne voilà-t-il pas que sa rédac-chef, Isabelle de Gaulmyn, entend en faire un pamphlet antichinois dans un édito, à la page 3, dont nous extrayons ces lignes : « Aujourd’hui, alors qu’une autre jeunesse, née à Hong Kong, voit se fracasser ses espoirs et ses rêves de liberté, l’odyssée de ces vingt gamins prend une couleur bien particulière. Elle rappelle que, du Tibet à la Mongolie-Intérieure, en passant par Macao, Hong Kong et le Xinjiang, où près de 1 million de ressortissants de la minorité ouïghoure sont enfermés dans des camps de concentration, l’écrasement des minorités est une tradition chinoise qui ne date pas d’hier. »

Curieux de voir figurer dans cette liste Macao où, contrairement à Hong Kong, il n’existe aucun mouvement indépendantiste, nostalgique du colonialisme.

Amusant aussi de constater que Madame de Gaulmyn a bien intégré le dogme de la supériorité masculine en qualifiant dix fillettes de … gamins et, quelques lignes plus haut, de petits bonshommes.

Plus sérieusement, il s’agit, sous la plume de cette éminente vaticaniste, d’un réquisitoire faisant peu de cas de la déontologie journalistique, dont un des préceptes est, selon la “Charte de Munich” (1971), de « publier seulement les informations dont l'origine est connue ou les accompagner, si c'est nécessaire, des réserves qui s'imposent ». Sur quelle source crédible se base ce chiffre de 1 million de Ouïghours enfermés ? Psittacisme n’est pas journalisme.

Le péril jaune, caricature américaine de 1899 (source : Wikimedia commons)
Le péril jaune, caricature américaine de 1899 (source : Wikimedia commons)

 

Il y a peut-être pire encore : la formule « une tradition chinoise qui ne date pas d’hier » n’est pas sans évoquer certains préjugés racistes, lesquels sont toujours bien présents dans la virulente campagne actuelle de China bashing, lancée aux USA et servilement suivie par une UE ayant défini la Chine comme « rival systémique », de même que par une grande presse occidentale, de gauche comme de droite, incapable de résister au mainstream.

 

À suivre ?

Un souhait pour terminer. « Je n’ai pas envie de mettre un point final à mon enquête », dit Marianne Meunier. J’espère vivement qu’elle aura le loisir d’approfondir ses recherches sur la question tibétaine, avec d’autres guides (4) que le minable Tibet mort ou vif de Pierre-Antoine Donnet, conseillé, page 28, par La Croix L’HEBDO sous le titre prometteur : «  Pour aller plus loin »…

 

 Sources :

(*) Il suffit de taper sur Google : "marianne meunier youtube dalaï-lama"

(1) Mon combat pour un Tibet moderne. Récit de vie de Tashi Tsering, éd. Golias, 2010

(2) voir l’émouvant récit qu’il en fait aux pp. 22-23

(3) ibidem, pp. 101-102

(4) voir, par exemple, la bibliographie non exhaustive (pp. 45-48) de mon essai Dharamsalades. Les masques tombent, éd. Amalthée, 2019