Tibet : « un pays occupé » ?
par Jean-Paul Desimpelaere, le 15 février 2012
Les termes « occupation » et « État souverain » sont des termes modernes. Ils sont entrés en usage quand les frontières acquirent petit à petit un statut international (aux 19ème et 20ème siècles). Si l’on retourne dans le passé, tout pays en a bien « occupé » un autre à son heure. De plus, les frontières sont des « frontières de rapports de force », comme en Afrique où les frontières n’ont pas été dessinées en respectant l’Histoire des pays africains, mais sont la conséquence d’accords coloniaux. La situation est similaire au Tibet.
Le Tibet fut incorporé à l’Empire chinois au 13ème siècle par la dynastie mongole des Yuan. Par après, le Tibet resta sous la tutelle de Pékin. Cette situation fut reconnue internationalement au début du 20ème siècle et cette reconnaissance ne changea pas lors de la prise de pouvoir communiste.
Ce n’est certainement pas par amitié que les grandes puissances ont reconnu le Tibet comme étant sous tutelle chinoise, mais parce qu'ils y trouvaient un avantage politique : en reconnaissant la Chine d’avant la Révolution en tant qu’état et ne la divisant pas comme ils l’avaient fait pour l’Afrique, les pays européens et plus tard, le Japon et les USA, réussirent à maintenir un équilibre et évitèrent ainsi un conflit direct entre eux.
Chaque pays européen possédait une « concession portuaire », et quelques portions de chemins de fer en Chine. La région la plus colonisée de la Chine était le Tibet. A cette époque, celui-ci était déjà de la taille de la Région autonome actuelle. Il a été colonisé par l’Angleterre.
Cette dernière déclara le Tibet fermé aux autres pays européens (cfr. A. David Neel). Le commerce de la laine de yak était exclusivement aux mains des Anglais. Une armée tibétaine « indépendante » était entraînée et équipée par ceux-ci (armes, vêtements traditionnels anglais, fanfare). Il existe des photos du 13ème dalaï-lama inspectant « ses troupes ».
Le 14ème et actuel dalaï-lama a écrit dans ses mémoires qu’il les entendait chanter « It’s a long way to Tipperary ». Mais même l’Angleterre continua de reconnaître le Tibet comme faisant partie de la Chine (tout comme la Russie), afin de garder un équilibre politique. Cependant, l’Angleterre grappillait des morceaux au Sud du Tibet : le Ladakh, le Sikkim, le Bhutan ainsi que l'Arunachal Pradesh furent « décoller » du Tibet.
Après la révolution de 1949, la Chine a confirmé les frontières du Tibet telles qu'elles étaient internationalement reconnues. En conséquence, les concessions européennes disparurent des côtes chinoises et l’armée tibétaine « indépendante » fut remplacée par une armée chinoise. Les soldats tibétains se rendirent dans la ville de Qamdo (Chamdo) en 1951, sans opposer de résistance.
Il est vrai que sous l’Empire chinois, le Tibet connut une autonomie importante, bien que la nomination des dirigeants du Tibet (qu'ils soient tibétains, chinois, russes ou japonais) devait systématiquement être confirmée par Pékin. Cependant la législation émanait moins de la capitale chinoise que du Tibet même. Mais ceci est une autre histoire, je voulais parler ici des notions de « reconnaissance » et « d’occupation ».
L'anthropologue américain, Melvyn Goldstein, et ses collaborateurs ont publié une étude importante en deux parties – 1540 pages au total – (1) concernant l'histoire houleuse du Tibet entre 1913 et 1955. L'étude se base essentiellement sur les écrits des autorités tibétaines de cette époque et sur l’échange épistolaire des ministères des affaires étrangères britanniques et américains (via leurs ambassades de Delhi et de Beijing). Il en ressort que l’arrivée de l’Armée Rouge au Tibet, en 1951, se déroula sans heurts. Si si ! Robert Ford, un officier anglais qui habitait dans l'Est du Tibet écrit la même chose dans ses mémoires (1990).
Cependant, en 1951, beaucoup de seigneurs tibétains, de commerçants et quelques lamas de haut rang ont fui le Tibet prétextant « qu’ils allaient perdre leurs privilèges ». Au Tibet même - c'est-à-dire une surface identique à celle que le Tibet avait aux 13ème et 14ème siècles), le gouvernement chinois décida de ne pas abolir le servage, ceci pour une durée indéterminée. Par contre, dans les régions avoisinantes, comme dans la province de Sichuan où vivaient aussi des Tibétains – les autorités chinoises abolirent le servage.
Cette « inégalité » provoqua, en 1956, une révolte menée par les seigneurs tibétains soutenus par la population. Ces rebelles furent immédiatement pourvus en armes… par les USA ! (2) Les rebelles créèrent les incidents du 10 mars 1959 à Lhassa, où l’armée chinoise intervint en force. De part et d'autre, des morts furent à déplorer, mais personne ne sait exactement combien. En tout cas pas 87.000 comme l’a écrit le dalaï-lama dans ses mémoires, puisqu'à l'époque, la ville de Lhassa ne comptait que 40.000 habitants.
Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, une grande partie de l’élite tibétaine était déjà partie en exil, emmenant serviteurs et valets. Au total 70.000 personnes avaient déjà fui le Tibet. Actuellement, le nombre de Tibétains à l’étranger s'élève à 120.000, selon leurs propres chiffres. Cela équivaut à une croissance démographique naturelle. Entre temps, la population au Tibet a triplé. Il y a encore des Tibétains qui partent, mais d’autres reviennent.
Évidemment, il y a des problèmes au Tibet. Pour n'en citer qu'un seul: en raison de la baisse soudaine de la mortalité infantile, il y a trop d'enfants dans les familles paysannes, proportionnellement au terrain cultivable (1 hectare par famille). Certains jeunes partent pour la ville, où ils ne trouvent pas toujours du travail ou du travail sous payé.
Il y a beaucoup de touristes chinois à Lhassa – plus que de japonais à Bruges. Mais au Tibet, seulement 7% de la population sédentaire est d’origine chinoise Han. En France, 9% de la population est africaine : les Français sont-ils pour autant « envahis » ?
Notes :
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étude publiée par University of California Press en 1989 et en 2007 pour la deuxième partie
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Mikel Dunham, "Buddha’s Warriors" et Kenneth Conboy "The CIA’s secret war in Tibet". Le premier livre reçut un avant-propos du dalaï-lama, le deuxième est un témoignage direct d’un vétéran de la CIA