Ouïghours : les vérités sacrifiées de Madame Defranoux - Idées reçues, calomnies et absurdités

par Albert Ettinger, le 13 mars 2025

Ouïghours, Histoire d’un peuple sacrifié s’appelle le livre de Laurence Defranoux (Éditions Tallendier, 2022 et 2025) qui a pour ambition de corroborer et d’établir une fois pour toutes le récit occidental du « génocide ouïghour » perpétré par le « régime communiste chinois ». Je l’ai lu attentivement, et ce qui va suivre (en plusieurs étapes), ce sont les remarques et réflexions que cette lecture m’a inspirées.

 

La manière de regarder la Chine de Madame Defranoux est semblable à celle d’une borgne souffrant de surcroît de myopie et de daltonisme. Sa vue altérée peut s’expliquer en partie par son anticommunisme primaire. Une de ses consœurs (bien plus douée et bien plus honnête qu’elle) n’a-t-elle pas déjà remarqué il y a plusieurs années que ses collègues au sein de médias réputés « de gauche » devaient leur piètre culture politique à l’infâme Livre noir du communisme ?

 

Defranoux fait flèche de tout bois pour attaquer la Chine

C’est assurément le cas de Laurence Defranoux qui s’évertue à brosser de la Chine communiste un tableau tout en noir, à commencer par le portrait en vitriol de ses dirigeants. Mao Zedong, toujours vénéré dans son pays pour l’avoir libéré de l’ancien régime semi-colonial et semi-féodal, n’est à ses yeux que le « responsable de plus de 36 millions de morts. » (1) Quant à Xi Jinping, non contente de le dénigrer comme un « pur produit du système » (ce qui ne vaut certainement pas pour les Macron, Bayrou ou Cahuzac, ni pour les Trump, Biden ou Musk quant à leurs systèmes respectifs), elle va jusqu’à insinuer qu’il est corrompu et motivé par la recherche du gain : « … son clan familial a accumulé une fortune colossale », affirme-t-elle en citant comme référence un article de Bloomberg du 29 juin 2012. Il s’agit ici d’un parfait exemple qui laisse apparaître la manière de Madame de sourcer ses affirmations. Car ce reportage de Bloomberg indique plutôt le contraire de ce qu’elle insinue : s'il est vrai que des membres de la « famille éloignée » de Xi Jinping « possèdent des propriétés de luxe à Hong Kong et des investissements de plusieurs millions de dollars dans des entreprises », en revanche « aucun actif n'a été attribué à Xi, à sa femme ou à leur fille. » L’article de Bloomberg ajoute qu'il n'y a « aucune indication d'actes répréhensibles de la part de Xi ou de ses proches et aucun signe que Xi ait cherché à promouvoir les intérêts commerciaux de sa famille. » Au contraire, Xi « a la réputation d'être un politicien intègre. Un câble diplomatique américain de 2009, publié par Wikileaks, citait une vieille connaissance affirmant que Xi n'était pas motivé par l'argent et avait été ‘écœuré par la commercialisation omniprésente de la société chinoise’, y compris la corruption des fonctionnaires. » (2)

Non contente de calomnier ses dirigeants, Defranoux s’applique à dénigrer les acquis et les exploits économiques de la Chine socialiste. Ainsi écrit-elle sans sourciller (et sans les sourcer) des fumisteries comme : « Quand Mao Zedong disparaît en 1976, le niveau de vie des Chinois est équivalent à celui de 1949 ». (3)

En réalité, sous la direction de Mao, la Chine réussit à garantir un niveau de vie certes très modeste à près d’un demi-milliard de Chinois supplémentaires, puisque la population chinoise a pratiquement doublé pendant cette période. (4) Il s’agit donc en fait d’un exploit tout à fait remarquable. De surcroît, l’espérance de vie qui, avant 1949, se situait autour de 35 ans, a monté en flèche pendant cette période pour atteindre 65 ans à l’époque de la mort du « grand timonier ». (5) Cet autre exploit inouï témoigne de l’amélioration considérable des soins de santé dont bénéficiait le peuple chinois déjà à l’époque. Aujourd’hui, n’en déplaise à Madame Defranoux qui omet de l’indiquer, l’espérance de vie des Chinois a dépassé celle des Étatsuniens.

 

Mais qu’importent les faits et les chiffres, la journaliste de Libé s’en passe aisément. Elle sait parfaitement qu’elle peut miser sur l’emprise qu’ont les idées reçues sur les esprits obnubilés de la plupart de ses lecteurs. « Dans toute la Chine, s’obstine-t-elle, trente ans de maoïsme ont fait de l’art, de la connaissance, de la spiritualité, des traditions et du patrimoine un champ de ruines. » (6)

Elle se fiche évidemment du fait que le « succès de la Chine en matière d'alphabétisation » ait « été décrit comme ‘peut-être le plus grand effort éducatif de l'histoire de l'humanité’ (Peterson, 1997). » Ou ignorerait-elle que « le taux d'analphabétisme de la Chine, qui s'élevait à environ 85-90 % lors de son premier calcul au début du XXe siècle, a commencé à diminuer de manière significative à partir des années 1950. En 1959, le taux d'analphabétisme chez les jeunes et les adultes (âgés de douze à quarante ans) était passé de 80 % à 43 %, et il n'a cessé de diminuer depuis. » (7)

Est-ce le signe d’une décrépitude culturelle ? La journaliste française devrait veiller à ne pas confondre la Chine et son propre pays. En France, comme dans d’autres pays occidentaux, ce n’est pas tant l’analphabétisme qui baisse, mais plutôt le niveau de maîtrise de la langue maternelle (8), si ce n’est le niveau culturel et de la connaissance en général. N’a-t-on pas pu lire déjà en 2006 dans un livre à succès (9) qu’en France du XXIe siècle, l’« université fait le travail des lycées, les lycées celui des écoles primaires, les classes maternelles celui que les parents ne font pas (…) Arte, France Culture ou France Musique se consacrent aux tâches jadis dévolues aux chaînes généralistes, celles-ci imitent les postes et stations de divertissement. Tout a baissé d’un cran »

Defranoux compte tirer parti du fait que la Chine a connu une décennie de troubles au cours des années 1966-1976, à l’époque de la « Grande révolution culturelle prolétarienne ». Celle-ci a très mauvaise presse en Occident et elle est vue d’un œil très critique en Chine même. Cependant, elle ne se résume nullement aux récits simplistes et souvent caricaturaux qu’en font les journalistes occidentaux. Quelques nuances seraient de rigueur. Ainsi, loin de laisser les « gardes rouges » faire radicalement et définitivement « table rase du passé » en détruisant le patrimoine et l’art traditionnel, l’Armée populaire de libération protégea les sites, monuments et œuvres d’art de grande valeur comme la Cité interdite. Voici ce qu’en dit un article paru dans une revue spécialisée : « Des rapports en provenance de Chine confirment désormais que rien de grande valeur n'a été détruit, et une exposition organisée à Pékin à l'été 1971 dans l'un des palais de la Cité interdite a prouvé que les travaux archéologiques se sont poursuivis tout au long de la Révolution culturelle jusqu'à ce jour. » (10) À preuve, un magnifique livre de photos d’environ 220 pages publié en 1972 par les Éditions en langues étrangères à Pékin. Son titre français : Découvertes archéologiques en Chine nouvelle.

Couverture de mon exemplaire du livre susmentionné (édition en langue allemande)
Couverture de mon exemplaire du livre susmentionné (édition en langue allemande)

 

D’ailleurs, c’est justement à cette époque-là, en 1974, qu’on découvrit, sauva et commença à restaurer la célèbre « armée en terre cuite » de Xi’an. (11)

Ajoutons, pour clore le sujet de la « destruction du patrimoine et de l’art ancien chinois », que la journaliste de Libé ne s’en émeut que lorsqu’elle croit pouvoir pointer un doigt accusateur en direction du « régime communiste » honni. Car Madame ne souffle mot du vrai « champ de ruines », très réel celui-là, laissé par les troupes franco-anglaises quand elles pillèrent, saccagèrent et brûlèrent le Palais impérial d’été des empereurs chinois près de Pékin en octobre 1860.

 

Quand l’hôpital se moque de la charité

Defranoux n’a décidément pas peur de se couvrir de ridicule. Sa mesquinerie la pousse même à mettre des guillemets au « miracle économique » chinois (12) avant de changer d’avis quelque dix pages plus loin et de reconnaître « l’extraordinaire croissance économique de la Chine » (13).

Ajoutons à ce propos qu’une grande majorité de Chinois (65%) se déclarent confiants dans leur propre avenir économique, tandis que le chiffre des Français optimistes croupit à 6% (chiffre de 2023), tendance à la baisse. (14)

 

Couverture de mon exemplaire du livre susmentionné (édition en langue allemande)

Defranoux affirme gratuitement qu’« en Chine, (…) de nombreuses catégories de la population sont insatisfaites du gouvernement » (15), évitant de citer la moindre source et d’évoquer, en guise de comparaison, la situation dans son propre pays. Et pour cause, car les sources et un minimum de recherche lui auraient révélé qu’en Chine, environ 90% de la population (91% et 89% respectivement en 2022 et 2023) font confiance au gouvernement … (16)

 

 

… tandis qu’en France, comme « le révèle le Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche, la cote de popularité d'Emmanuel Macron est tombée à 21 % en janvier 2025. » (17)

Les chiffres qui rendent compte du degré de confiance dans les médias auraient dû interpeler Madame Defranoux tout particulièrement, car près « de deux tiers des Français ne font pas confiance aux médias sur les sujets d'actualité. » (18) En revanche, environ 80% des Chinois font confiance aux médias de leur pays. (19)

 

Le détestable « racisme » chinois et les petits racismes anodins

Selon Defranoux, « le racisme en Chine est très courant » (20). À ses yeux, une grande partie des Chinois sont des racistes. En revanche, elle s’autorise à mettre l’expression « racisme antichinois » entre guillemets (21), estimant sans doute qu’en France et plus généralement en Occident, le racisme anti-Asiatiques est un phénomène aussi insignifiant qu’anodin. Serait-ce par pur hasard ou par simple inadvertance qu’elle est passée à côté de la « passionnante enquête » ethnographique menée il y a quelques années qui a montré qu’en France « les représentations racistes d’un ‘péril jaune’ (Hsu, 2015) » ont « opéré un retour brutal avec l’épidémie de Covid-19 en 2020 » ? (22) Toute l’activité journalistique de Defranoux vise justement à attiser cette haine et cette peur-là.

En ce qui concerne le prétendu racisme chinois, ce « brin de paille » que la scribouilleuse de Libé aperçoit « dans l’œil » des Chinois, elle affirme (sans pouvoir citer la moindre source) qu’il est propagé par « les autorités chinoises ». Celles-ci décriraient « depuis des années les citoyens ouïghours comme ‘inférieurs’, ‘arriérés’ » et les marginaliseraient. (23)

Ils doivent être fous, ces Chinois ! Car après avoir systématiquement dénigré les Ouïghours et les autres minorités ethniques, ils croient pouvoir inciter leurs concitoyens de race supérieure (?) à… les aimer et les épouser. C’est en tout cas ce que dénonce Madame Defranoux qui accuse Xi Jinping en personne d’avoir « décrété une politique de promotion des mariages entre Hans et Ouïghours » et d’encourager « les unions mixtes ». (24) Quelle incompétence ! Quel gâchis ! Les racistes chinois, des incapables ! Car des racistes sérieux et conséquents auraient empêché, mis hors-la-loi et puni sévèrement les relations sexuelles et les mariages « interraciaux » conduisant au métissage, à l’instar de l’Allemagne nazie (25) ou des États-Unis (26).

Contrairement à ces étranges racistes chinois qui propagent les unions mixtes, les « familles turciques » gardent toutes les sympathies de Madame Defranoux, même si elles « acceptent mal que leur fille ait un petit copain han ». En effet, selon la journaliste, les Ouïghours, y compris ceux « qui sont farouchement laïques ou ont poussé leurs enfants à intégrer l’élite chinoise » (ce qui devrait être impossible si l’on en croit le narratif occidental) sont opposées à ces « unions mixtes ». (27)

La fille ouïghoure et le Han mâle, et pas l’inverse ? La petite nuance sexiste qui s’ajoute au racisme rappelle ce qu’on peut observer chez les suprémacistes hindous dans l’Inde voisine : « Lorsqu’un homme hindou épouse une femme musulmane », les nationalistes hindous « le dépeignent toujours comme une affaire d’amour, alors que l’inverse est dépeint comme une coercition », constate Charo Gupta, un historien indien qui a fait des recherches sur le « mythe du djihad amoureux ». (28)

(à suivre…)

 

Notes

1) Laurence Defranoux, Ouïghours, Histoire d’un people sacrifié, Éditions Tallendier, Paris 2025, p. 182

2) https://www.theguardian.com/world/2012/jun/29/china-bloomberg-xi-jinping

3) Defranoux, op.cit., p. 89

4) “Under Mao Zedong, China nearly doubled in population from 540 million in 1949 to 969 million in 1979.” https://en.wikipedia.org/wiki/Demographics_of_China

5) https://www.reddit.com/r/MapPorn/comments/xnok03/chinas_life_expectancy_1949_vs_2022/

6) Defranoux, op. cit., p. 93

7) https://languagemagazine.com/the-single-greatest-educational-effort-in-human-history/

8) https://www.leparisien.fr/etudiant/examens/si-on-compare-avec-la-generation-precedente-il-y-a-25-ans-le-niveau-a-baisse-les-etudiants-cumulent-les-fautes-en-francais-CDBKTSC7CFDYXA42IMSIB6AQMY.php ; et https://www.lepoint.fr/education/pourquoi-le-niveau-d-orthographe-baisse-t-il-autant-en-france-11-11-2023-2542713_3584.php

9) Renaud Camus, La Grande Déculturation, voir : https://shs.cairn.info/revue-la-revue-lacanienne-2010-3-page-189?lang=fr

10) A. Gutkind Buling, “China, Archaeological Excavations, 1966-1971”, Expedition Magazine, vol.15, nr. 1 https://www.penn.museum/sites/expedition/china/

11) https://en.wikipedia.org/wiki/Terracotta_Army

12) Defranoux, op. cit., p. 167

13) idem, p. 177

14) https://www.edelman.cn/sites/g/files/aatuss411/files/2023-03/2023%20Trust%20Barometer%20China%20Report_ENG.pdf

15) Defranoux, p. 198

16) https://www.edelman.cn/sites/g/files/aatuss411/files/2023-03/2023%20Trust%20Barometer%20China%20Report_ENG.pdf

17) https://fr.statista.com/infographie/33119/cote-popularite-president-et-premier-ministre-macron-bayrou-barnier-attal-borne/

18) https://www.francetvinfo.fr/economie/medias/pres-de-deux-tiers-des-francais-ne-font-pas-confiance-aux-medias-sur-les-sujets-d-actualite-selon-le-nouveau-barometre-la-croix_7012100.html

19) https://www.edelman.cn/sites/g/files/aatuss411/files/2023-03/2023%20Trust%20Barometer%20China%20Report_ENG.pdf

20) Defranoux, p. 184

21) ibid.

22) Margot Delon, « L’envers des minorités modèles, À propos de : Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques », dans : La Vie des idées, 21 avril 2022, https://laviedesidees.fr/Chuang-Une-minorite-modele

23) Defranoux, op. cit., p. 197

24) idem, p. 204

25) https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_de_Nuremberg

26) https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_contre_le_m%C3%A9tissage_aux_%C3%89tats-Unis et https://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_Jim_Crow

27) Defranoux, p. 204

28) Soutik Biswas, “Love jihad: The Indian law threatening interfaith love”, BBC, le 8 décembre 2020, https://www.bbc.com/news/world-asia-india-55158684