Le bouddhisme et la gauche bien pensante
par Elisabeth Martens, le 28 mai 2009
Dans mon travail sur les relations Chine-Tibet-Occident, ce qui, dès le début, m’a le plus interpellé est l’engouement des intellectuels occidentaux pour le bouddhisme en général, et pour le bouddhisme tibétain en particulier. Etrangement (peut-être ?), c’est la gauche qui, chez nous, est la plus acharnée à défendre le dalaï-lama et à soutenir les mouvements pro-indépendance du Tibet. Quand je dis « la gauche », j’entends par là : les verts, les bios, les progressistes, les alternatifs, etc., sans toutefois oublier les partis socialistes et leurs nombreux épiphénomènes socioculturels. Ce sont eux que l’on retrouve aux premiers rangs des manifestations « pro-tibétaines » face aux ambassades de Chine, que ce soit chez nous (en Belgique), ou en France, ou dans d’autres pays européens.
Ce sont eux que l’on voit porter fièrement les calicots revendicateurs et brandir avec une ferveur non dissimulée les drapeaux tibétains… qui, soit dit en passant, ont été inventés de toutes pièces suite à l’exil en 1959 et qui n’ont donc rien de « traditionnellement tibétain », mais qui sont 100% politisés. Je voudrais ici m’attarder sur les deux points suivants : 1. comment expliquer l’attirance que le bouddhisme exerce sur les intellectuels ? 2. pour quelles raisons est-ce surtout la gauche qui, chez nous, est en première ligne à défendre l’indépendance du Tibet ?
1. Pourquoi le bouddhisme plait-il aux intellectuels ?
D’abord, il faut préciser que l’attirance qu’exerce le bouddhisme sur la gente intellectuelle n’est ni récente ni propre à l’Occident. De tous temps et en tous lieux, c’est-à-dire partout où le bouddhisme s’est implanté, c’était les intellectuels qui, les premiers, étaient touchés par l’enseignement du bouddha. Je parle ici de l’enseignement originel du bouddha, ou du dharma (du moins ce que l’on croit en connaître puisqu’à l’instar des Evangiles, les sutras ont été écrit longtemps après le décès du bouddha historique). Je ne parle donc pas des enseignements divulgués par les multiples écoles bouddhistes qui ont vu le jour par la suite et qui ont proliféré tout au long de l’évolution du bouddhisme.
On nous l’a suffisamment répété : le dharma est athée. Le bouddha a, dit-on, rejeté la foi en un Dieu (Brahmâ à son époque et dans sa culture) ou en des dieux (nombreux dans l’hindouisme). Il n’a pas voulu s’attarder aux questions de l’origine, rejetant ainsi l’idée d’un « dieu des origines, né de lui-même et duquel émanent les différents univers » (un « Adibouddha » qui, par contre, fera la une dans le bouddhisme du Grand Véhicule).
Sa réflexion a dépassé la projection que fait couramment l’être humain d’attribuer une intention aux choses ; il a donc aussi rejeté l’idée d’un Dieu personnel, ayant intention et, dès lors, donnant sens à notre existence. Loin des bondieuseries créationnistes et au-delà du dualisme infantile (bien/mal), la réflexion du Bouddha a de quoi surprendre et faire travailler les neurones des intellectuels ne se satisfaisant pas d’une religion de catéchèse.
Toutefois, en raison de son athéisme, on prétend que le dharma n’est pas une religion. Il s’agirait plutôt d’une philosophie, d’une éthique de vie, d’un modèle thérapeutique, d’une voie vers le bonheur, etc. Je voudrais m’arrêter un instant à cette assertion parce qu’elle est bien ancrée chez nous, or je la trouve non fondée, ou en tout cas prêtant à confusion. Tout d’abord, on peut faire remarquer que n’importe quelle religion est une philosophie puisque toutes proposent un chemin de vie et une voie vers le bonheur.
En ce sens, évidemment, le bouddhisme est, lui aussi, une philosophie. Mais la question est ici de savoir si le caractère athée du dharma le range automatiquement hors du panier des religions. Autrement dit, une religion, ne peut-elle pas être athée ? Une religion n’est-ce pas accorder sa foi en « quelque chose » (à défaut de « quelqu’un ») de surnaturel, de transcendantal, en quelque chose qui échappe aux contingences temporelles et aux lois physiques régissant notre univers ?
Or le salut proposé par le bouddha est exactement cela : le nirvana est un état qui échappe aux lois physiques et temporelles, un état se situant dans la Permanence et dans la Félicité absolues. Le but du dharma est un salut relevant d’une transcendance, du dépassement de la nature, d’un Absolu ; c’est pourquoi j’estime que le dharma est une religion au même titre que les autres religions de salut.
En retournant la question, on se rend d’autant mieux compte du caractère religieux du dharma : quel est le moteur des religions, qu’est-ce qui les fait se mouvoir et opérer ? C’est le constat que l’être humain souffre. Il souffre physiquement et psychiquement, d’où la nécessité, disent les religions, de délivrer l’être humain de cette souffrance. Le bouddha est également parti de ce constat et a développé une méthode, tout à fait originale, pour délivrer l’être humain de sa souffrance.
Ce qui distingue le dharma des autres religions de salut est que le bouddha prétend que l’être humain est capable, par ses propres potentialités, de se délivrer lui-même. Nul besoin d’un secours surnaturel pour accéder à cet état… surnaturel ! Ne fait-il pas de l’être humain un être sur-naturel, transcendantal ? Divinisant l’être humain, le bouddha a créé sa propre religion, une religion athée certes, mais qui n’en est pas moins une religion de salut.
En effet, le dharma fonctionne sur le constat de la souffrance et sur l’intention de débarrasser l’être humain de sa souffrance. Toutefois en observant notre vie, on constate que si, effectivement la souffrance est présente, le bonheur l’est aussi, ou du moins le plaisir, le bien-être, la joie,… et que c’est grâce au rapport de l’un à l’autre qu’il est possible de prendre connaissance, et de l’un, et de l’autre. Comment savoir ce qu’est la souffrance si on n’a jamais ressenti le plaisir ?... et inversement ?
Autrement dit, le bouddha qui veut débarrasser l’être humain de toute souffrance, invente un être humain sur-narturel, et ce parce qu’il n’a pas tenu compte du caractère dialectique du phénomène vital, or l’être humain fait encore partie du phénomène vital que je sache ! En se donnant pour but la délivrance, le salut, l’absence de douleur, le bouddha a transformé le dualisme premier degré des religions classiques en un idéalisme fusionnel. Les deux pôles qui, dans le dualisme primaire, s’excluent l’un l’autre ( bien/mal, noir/blanc, bonheur/malheur, etc.), fusionnent dans l’idéalisme bouddhiste : « moi, c’est toi », « vie est non-vie », « tout est dans tout », « je suis dans le grand tout », « le tout est en moi »… cela ne rejoint-il pas le fameux « sentiment océanique » décrit par Freud ?
En raison du caractère Absolu que présente le salut bouddhiste, le disicple en vient à penser qu’il pourrait tout aussi bien être un existant, qu’un « rien du tout », ou que n’importe quoi d’autre. D’où le danger de la dérive, dans laquelle est tombé, entre autres écoles bouddhistes, le bouddhisme tibétain. Mais si l’enseignement du bouddha partage avec les autres religions son caractère idéaliste (se construisant sur base d’une idée et non sur base de l’observation), le dharma partage aussi certaines richesses avec le matérialisme. Je parle ici du matérialisme au sens philosophique (et non du consumérisme), c’est-à-dire une pensée qui tient compte de la capacité limitée de l’être humain à ne penser qu’à l’intérieur des lois physiques et temporelles, étant lui-même physique et temporel.
Or ce sont les caractéristiques matérialistes de la pensée du bouddha qui, en Occident, séduisent particulièrement les intellectuels. Quelles sont-elles ? Le bouddha a inlassablement répété que la source principale de la souffrance de l’être humain est l’ego : un insatiable besoin de reconnaissance, le besoin jamais assouvi d’être reconnu en tant que personne distincte des autres, en tant qu’individu. Plus il reçoit de reconnaissance, plus il en demande, et plus il se sent malheureux et isolé (voyez la triste vie des stars de cinéma et des vedettes de la chanson !). Plus notre ego est gonflé de l’impression d’être quelqu’un d’important, voire d’indispensable, plus grand est notre sentiment d‘isolement et donc aussi notre souffrance.
Etre un « en-soi » est lourd à porter ! Alors voyez-vous, dans une société telle que la nôtre, où l’on nous apprend depuis plus de deux millénaires qu’on est un individu unique, important, original, irremplaçable, etc., notre ego est particulièrement gonflé ! Si en plus, on voit la place accordée aux intellectuels de tous bords dans nos sociétés « civilisées », on comprend d’autant mieux qu’ils soient les premiers attirés par l’enseignement du bouddha.
Mais là où craquent définitivement certains de nos intellectuels, c’est avec la méthode proposée par le bouddha pour se débarrasser du poids de l’ego. Il s’agit, dit le bouddha, de diluer notre sentiment d’ego jusqu’à le faire disparaître complètement ; le nirvana ou félicité suprême est défini comme l’extinction totale de l’ego. Qu’est-ce à dire ? En fait, l’idée est très simple, et comme il en va souvent des idées très simples, elle est géniale : chacun de nous est constitué d’éléments divers que nous partageons avec les autres êtres humains (la stature, le sans-poil, les mains, etc.), mais aussi avec les autres êtres vivants (l’ADN, entre autres), et même avec les matières inertes (les quelques 90 éléments chimiques qui parcourent notre univers).
C’est ce que les astrophysiciens, les biologistes, les généticiens et d’autres scientifiques confirment aujourd’hui, amenant des preuves tangibles et concrètes de ce qu’ils avancent : nous sommes des « enfants du ciel », des « poussières d’étoiles ». Autrement dit, nous sommes constitué de différents éléments qui s’agencent de manière spécifique, bien que très transitoirement, sous une forme nommée « être humain ». Mais ce n’est là qu’anecdote.
Puisque cette forme est transitoire, impermanente, il n’est pas souhaitable de nous y attacher, dit le bouddha, qu’on appelle cette forme « moi », « toi » ou « celui-là ». Par contre, il est souhaitable pour chacun d’expérimenter son appartenance à la matière, à l’environnement, au cosmos : « je fait partie du grand tout ». En expérimentant ce sentiment d’appartenance à chaque instant de notre vie, notre ego se dilue, se noie, s’évanouit de lui-même…
Ce que propose le bouddha comme méthode de délivrance est proche de ce qu’Einstein a appelé la « religiosité cosmique ». C’est un profond bonheur, un émerveillement mystique, qui ravit les contemplatifs… nombreux parmi les scientifiques ! Mais alors que la mystique religieuse se doit de préserver son mystère au risque de voir s’écrouler son système de croyance, le mystère et les inconnues sont les moteurs de recherche de tout scientifique, même contemplatif ! On pourrait avancer que le sentiment d’appartenance au monde est une sorte de « religiosité naturelle » de l’être humain : il se sent faire partie de ce qui l’entoure, de l’évolution, des flux vitaux, des matériaux cosmiques….
Parmi les nombreux mystères et les multiples merveilles qui l’entourent, il se sent petit, humble, amoureux, prévenant, compassionnel. Mais ce qui est fondamentalement différent entre le sentiment d’appartenance tel qu’exprimé par Einstein ou tel qu’enseigné par le bouddha, c’est qu’Einstein n’a aucune intention de délivrer ses congénères humains par des formules mathématiques, alors que le seul but du bouddha est un but de délivrance. D’ailleurs, l’ego d’Einstein nous a été précieux à plus d’un égard !
L’idée du bouddha est pourtant très belle et paraît même judicieuse. Mais le problème c’est que ce n’est qu’une idée. Si on replace le contemplatif dans son contexte quotidien, la religiosité cosmique peut certes alléger sa vie, mais elle ne peut certainement pas supprimer toutes les souffrances et toutes les épreuves de sa vie...
Or le bouddha a construit un système de pensée autour de cette idée, sortie de son contexte vital (contexte vital qui est une intrication de joies et peines relatives et d’encore bien d’autres sentiments et sensations) ; il a construit un nouvel idéalisme dirigé vers un but transcendantal.
Le salut bouddhiste, portant caractère d’Absolu, a laissé la porte ouverte à toutes les régressions vers un système religieux infantile et infantilisant, similaire en cela aux religions classiques. C’est pourquoi au fil du temps, le dharma s’est prêté aux déboires et aux dérives qu’ont connu ces autres religions.
Mais s’il en est ainsi, pourquoi le bouddhisme est-il épargné par les critiques assaillant le phénomène religieux, dont les plus virulentes sont actuellement issues des milieux de gauche ?
2. Pourquoi la gauche bien-pensante est-elle la première à défendre le DL ?
Pour le comprendre, il faut se rappeler en quelles circonstances le bouddhisme est entré en Occident. Une première vague bouddhiste a pénétré en Europe au 19ème siècle, à l’époque où le socialisme a commencé à frapper aux portes des patrons d’usines. Pour contrer cette agitation politique « malsaine » et surtout très dérangeante pour l’envolée du capitalisme, un vaste mouvement de « retour aux sources », à la « Mère Nature », à la « religion des origines » a vu le jour.
Le bouddhisme, importé en Europe sous sa forme tantrique (ou de bouddhisme tibétain) via la Russie, s’est inséré dans ce mouvement du Romantisme. Depuis la fin du 19ème, différents regroupements liés au New Age vont relayer le bouddhisme tibétain jusqu’à nous… ou plus précisément jusqu’à la fin des années septante, époque à laquelle le 14ème dalaï-lama, exilé depuis 1959, sort de sa réserve et commence une entreprise de marketing largement soutenue et promue par les américains.
Le moment est propice : avec les retombées de Mai68, la gauche ne sait plus vraiment vers quel dieu se tourner. Finie la guerre du Vietnam, les baba-cools sont revenus de Katmandu, la Révolution Culturelle a fait son plein de scandales et le Dieu de nos ancêtres est bien mort… on ne va pas le déterrer tout de même !
Et voilà que dans ce paysage mental assez morose apparaît soudainement un sourire haut en couleurs, une spiritualité cosmique… qui n’est surtout pas une religion, mais qui, quand même, sent bon l’encens, les moulins à prières et les robes jaunes orangées ! Dans le marasme spirituel caractérisant la fin des années septante, apparaît un pauvre roi-Dieu chassé de son pays par d’horribles communistes plantant des petites aiguilles bouillantes sous les ongles des lamas torturés.
Sa Sainteté a su utiliser à bon escient les quelques atouts présents, … et le résultat dépasse sans doute ce qu’il avait espéré ! Les intellos post-68, la génération de notre future gauche bien-pensante, étaient cuits à point pour qu’y germe et y fleurisse le bouddhisme… présenté à nous comme une spiritualité athée, une philosophie de vie, un modèle thérapeutique, etc. Mais, mais, mais !!!... ce que représente le dalaï-lama n’est pas le dharma, ou s’il l’est en partie, ce n’est qu’une partie minime de ce que représente réellement le dalaï-lama.
D’après des bouddhologues confirmés, le bouddhisme tibétain, comptant plusieurs écoles dont celle du dalaï-lama, est le bouddhisme qui s’est le plus éloigné du dharma, et ce à de nombreux points de vue dont je ne vous donnerai ici que quelques exemples marquants.
• Si le dharma est une religion athée, le bouddhisme tibétain est une religion où l’on rencontre une multitude de dieux, de démons et toutes sortes d’êtres surnaturels. Chacun d’entre eux est considéré comme une formation mentale, ce qui fait dire aux fidèles qu’il ne s’agit pas réellement de dieux…
Mais que sont d’autres les dieux (ou le Dieu) sinon des formations mentales ? C’est pourquoi je considère que le bouddhisme tibétain est une religion polythéiste.
• Si le dharma est une religion non dogmatique (le bouddha ayant réfuté tous les dogmes), le bouddhisme tibétain a construit son institution sur base de certains dogmes, et non des moindres : celui du karma et celui de la réincarnation, c’est-à-dire ceux qui ont été les plus violemment rejetés par le bouddha lui-même. Je considère donc que le bouddhisme tibétain est une religion dogmatique.
• Si le bouddha a appelé chacun à développer son esprit critique et à expérimenter soi-même ce que l’on croit être juste sans croire sur la foi des temps passés, les deux ouvrages fondamentaux du bouddhisme tibétain, le Bardo Tödol (le Livre des Morts) et le tantra de Kalachakra, sont deux textes écrits suite à des « révélations » (c’est ce qu’on appelle dans le jargon bouddhiste des « textes trésors », textes dictés par une « voix »). Pour résumer ces trois points : d’après moi, le bouddhisme tibétain est une religion polythéiste, dogmatique et révélée… loin de l’athéisme et du libre-examinisme enseignés par le bouddha. Mais ce n’est pas tout !
• Si le dharma était un enseignement prêchant la « simplicité volontaire » (nouveau vocable pour parler de non-gaspillage ou d’un esprit d’économie sain), le bouddhisme tibétain est l’institution religieuse qui, proportionnellement au nombre d’habitants, s’est la plus enrichie au monde… et ce n’est pas fini !
• Si le dharma était compassionnel et plein d’attention pour les plus petites formes de vie, le haut clergé du bouddhisme tibétain a exercé son triple pouvoir (moral, économique et politique) sans aucun ménagement pour sa population (95% de serfs) pendant tout un millénaire.
• Si le bouddha a prêché la tolérance vis-à-vis des autres croyances, le bouddhisme tibétain est une des religions qui a connu le plus de guerres et de rivalités entre ses différentes écoles, rivalités qui continuent d’ailleurs à s’exercer actuellement dans les coulisses du bouddhisme tibétain.
• Si le bouddha a prêché la pacifisme et la non-violence, que dire alors du tantra de Kalachakra qui, dans sa partie occulte, incite les fidèles à prendre les armes contre « les ennemis de la Bonne Doctrine » : Adam, Hénoc, Abraham, Moïse, Jésus, Mani, Mohammed et Mathani sont cités sur la liste des prophètes à éliminer d’emblée… et que dire aussi de la récupération qu’a pu faire le 3ème Reich de ce texte sacré du bouddhisme tibétain pour légitimer sa « guerre juste » ? … et puis, surtout que dire de notre très saint DL qui répand la « Bonne Doctrine » à coups de Kalachakra ?
• Si le bouddha s’est volontairement tenu à l’écart de toute intervention politique, estimant que la voie juste ne passait pas par des interventions temporelles, le bouddhisme tibétain, dès son implantation au Tibet, s’est octroyé un pouvoir temporel qu’il conservera jusqu’en 1959 au Tibet, et qu’il continue à exercer hors du Tibet.
Je ne vais pas m’étendre ici sur ces quelques exemples de l’éloignement du bouddhisme tibétain par rapport au dharma, puisque nous les explicitons et les argumentons dans notre dernier ouvrage (« Tibet, au-delà de l’illusion », J-P Desimpelaere et El. Martens, Aden 2009).
Mais je voudrais éclairer mes propos par le suivant : si le dalaï-lama et ses lamas judicieusement répartis en pays occidentaux divulguent le bouddhisme tibétain en l’assimilant au dharma, c’est avec intention ; s’ils oublient les nombreux écarts du bouddhisme tibétain par rapport à l’enseignement du bouddha, c’est avec intention.
Quelle est l’intention ? Entraîner un maximum d’intellectuels à sympathiser avec le bouddhisme (version dharma) ou mieux, à se convertir au bouddhisme, car leur sympathie ou leur conversion est un premier pas nécessaire pour les acheminer peu à peu vers un discours semi-ethique semi-politique à propos des horreurs perpétrées au Tibet par les Chinois, pour au final recevoir une approbation quasi unanime de la part des Occidentaux quant à la justesse de la lutte pour l’indépendance du Tibet. Tout cela a été rondement mené par l’équipe dalaï et chapeauté financièrement et logistiquement par les Etats-Unis (CIA, puis NED et autres ONG à vocations tout aussi humanitaires).
Dès le début de leur entreprise de marketing, le DL et sa suite ciblaient préférentiellement les post-68.
Pourquoi ? Parce que « les autres » étaient déjà de leur côté, tout simplement. Voyez donc les relations du DL, il n’y a pas à s’y méprendre : du pape, en passant par les banquiers, jusqu’aux gros bonnets de nos grandes puissances. Avec cette « droite propre », vient automatiquement la droite moins propre : ex-nazis et extrême droite de nos campagnes bien rangées. Donc, il restait à convaincre l’autre versant. Or la gauche, ex-68 et bobos de service, était sans doute à point pour avaler et digérer le dharma en tant que « spiritualité athée », mais elle n’était certainement pas prête à avaler une religion où les dieux se poussent du coude, ni à digérer les exactions du haut clergé bouddhiste au Tibet.
Pour faire basculer cette gauche critiqueuse de leur côté, quelle meilleure méthode que de mettre en avant la spiritualité d’un peuple bafoué ?... en scandant le profond pacifisme et la tolérance dont il fait preuve ?... comment ne pas assimiler le discours du bouddha à la souffrance de ce peuple ?... quel cœur honnête pourrait ne pas être scandalisé par l’invasion chinoise du Tibet ?… qui pourrait rester silencieux et ne pas dénoncer l’extermination des Tibétains et de leur culture ?... etc., toutes les sempiternelles phrases-types que l’on entend depuis cinquante ans à propos du Tibet ! Fin des années septante, cette vaste campagne médiatique ciblant notre gauche bien-pensante a été entreprise parce qu’il fallait que le DL et son gouvernement en exil obtiennent l’assentiment de tous les milieux intellectuels occidentaux. Il s’agissait d’honorer le contrat que le DL avait passé avec les Etats-Unis, dont le ton est donné dans cette citation émanant du ministère des Affaires Etrangères des Etats-Unis : « Le Tibet devient stratégiquement et idéologiquement important.
Puisque l’indépendance du Tibet peut servir la lutte contre le communisme, il est de notre intérêt de le reconnaître comme indépendant au lieu de le considérer comme faisant partie de la Chine. La population tibétaine est conservatrice, religieuse et prête à se battre pour le bouddhisme contre le communisme. De plus l’influence idéologique du dalaï-lama peut porter plus loin que les frontières du Tibet …/… Ce n’est pas l’indépendance du Tibet qui nous importe, c’est l’attitude à adopter vis-à-vis de la Chine » (à lire sur le site du FRUS). Cette citation (datée de mai 1949), montre clairement que dès avant l’avènement de la République Populaire de Chine (octobre 49), les Etats-Unis avaient choisi le Tibet comme bastion anti-communiste et avaient élu le DL comme figure de proue dans cette lutte. Si le dalaï-lama a attendu le moment favorable pour lancer sa campagne de séduction, c’est que l’enjeu était de taille et demandait l’appui de toute la gente bien-pensante de l’Occident. En réalité, il s’agissait de rien de moins que la division de la Chine.
Une des tactiques des Etats-Unis a été de créer un mouvement de lutte pour l’indépendance du Tibet, actif à un niveau international. Pourquoi l’Occident (Etats-Unis en tête) voulait-il faire éclater la Chine ? A l’époque de la Guerre Froide, la Chine était trop fermée politiquement, inaccessible aux grands trusts financiers de l’Occident. Pour forcer cette boîte à conserve, le levier du Tibet semblait un excellent outil. Cela n’a pas fonctionné…
Actuellement, la Chine est devenue trop puissante économiquement ; elle menace la suprématie financière des pays occidentaux, et encore plus depuis la crise ! Cela reste donc nécessaire, bien que de plus en plus aléatoire, que la Chine se dissolve. C’est pourquoi le sujet tibétain refait régulièrement surface dans nos médias. Mais il n’y a pas à s’y méprendre : on ne nous parle jamais des problèmes réels des Tibétains (d’ordre socio-économique, environnemental, etc.), mais ce qui fait la une, ce sont les points-virgules et les trois petits points d’un dalaï qui bientôt prendra sa retraite dans sa villa genevoise. Et ce qui reste dans les oreilles vertes, c’est le discours quant à un peuple hautement spirituel qui a été injustement brimé, brisé, anéanti, etc.
Mais existe-t-il un projet de recherche mené par notre gauche bien-pensante qui étudie les pour et les contre des investissements gigantesques que la Chine injecte annuellement au Tibet pour son développement ?