Une vision idéalisée du bouddhisme, porte ouverte aux dérives

Interview de Marion Dapsance1 par Gaétan Supertino, publié sur le site du « Monde des religions » le 3 octobre 2016 et mis à jour le 13 septembre 2022.

La publication en 2016 de l’ouvrage « Les Dévots du bouddhisme », mettant en lumière certaines dérives dans des communautés liées au bouddhisme tibétain, a libéré la parole sur un sujet tabou, estime son autrice, l’anthropologue Marion Dapsance. La diffusion, sur Arte, du documentaire « Bouddhisme, la loi du silence », en est une nouvelle illustration.

Marion Dapsance, docteur en anthropologie, a publié en 2016 un ouvrage intitulé Les Dévots du bouddhisme (Max Milo), enquête de terrain sur la « réinvention de la pratique de la méditation » dans des centres bouddhistes tibétains présents en France, en Europe et aux États-Unis.

L’ouvrage montre comment les étudiants de certains centres sont progressivement conduits à adhérer non seulement aux pratiques traditionnelles du bouddhisme tibétain, qui incluent dévotion au maître, rituels ésotériques, croyance dans des divinités et des démons, mais aussi parfois à subir certaines dérives mystificatrices et autoritaires de la part d’enseignants dépourvus d’éthique. Humiliations, coups, culte de la personnalité…

Les abus relatés dans l’étude avaient, à l’époque, suscité d’innombrables réactions, troublant quelque peu l’image que l’on pouvait avoir du bouddhisme en Occident. Marion Dapsance a complété son travail en 2018 par la publication d’un ouvrage plus généraliste sur le bouddhisme en Occident : Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? (Bayard).

 

Selon la chercheuse, la diffusion, cette semaine sur Arte, du documentaire « Bouddhisme, la loi du silence »« aide à regarder les choses en face », dans la lignée de son enquête.

 

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au bouddhisme ?

Comme la plupart des Occidentaux, j’ai découvert le bouddhisme par les livres. C’est une particularité de ce que certains chercheurs ont appelé le bouddhisme moderne, c’est-à-dire le bouddhisme tel qu’il a été ré-imaginé en Occident à partir du XIXe siècle. Cet aspect livresque du bouddhisme est en effet un phénomène récent et typiquement occidental.

La grande majorité des bouddhistes d’Asie – du moins jusqu’à une date récente – n’entretiennent pas de rapport livresque à leur religion. Ils la découvrent par imprégnation culturelle et familiale, et leur pratique se résume souvent à la récitation de quelques prières, aux dons en faveur du clergé et à la vénération de reliques, dans le but de purifier leur karma.

Les ouvrages de philosophie ou de sagesse bouddhiques dont nous disposons depuis un siècle et demi en Occident sont pour une bonne part des réinventions calquées sur un modèle chrétien dont on prétend par ailleurs se distinguer. On présente certaines de ses séduisantes doctrines, mais on oublie de mentionner ses pratiques rituelles et dévotionnelles qui rappelleraient malencontreusement « la religion », c’est-à-dire en fait le christianisme, dont sont souvent issus les convertis, et qu’ils érigent en contre-modèle.

J’ai commencé mon enquête à partir d’un simple constat : le décalage immense qui existe entre les discours sur le bouddhisme et les pratiques proposées par les enseignants bouddhistes, notamment tibétains.

 

Comment expliquez-vous que le bouddhisme puisse bénéficier en France d’une image très positive par rapport aux traditions monothéistes ?

Tout simplement parce que le bouddhisme est mal connu. Les Européens connaissent bien le christianisme, qui est au fondement de leur culture. Du moins leur est-il vaguement familier, car on ne peut plus vraiment dire qu’ils le connaissent encore réellement. Surtout, le christianisme est l’objet de moqueries et de dénigrements réguliers depuis le siècle des dites Lumières, qui l’ont caricaturé et rendu intellectuellement inacceptable.

Pourtant, la raison ne saurait s’accommoder davantage de la réincarnation que de la résurrection, des pouvoirs surnaturels des bouddhas et des bodhisattvas que de ceux des saints, des enfers vajra que d’un purgatoire, de la divinité Tara que de la Vierge Marie, de la doctrine des trois corps du Bouddha que de la Trinité, etc.

Or, il semble que les Occidentaux acceptent bien plus volontiers la mythologie bouddhiste que la théologie chrétienne – ce qui laisse entrevoir leurs réelles motivations : ce n’est pas, contrairement à ce qu’ils affirment, la religion qu’ils rejettent, mais bel et bien le christianisme. Cela s’explique par le discrédit massivement jeté sur le christianisme depuis près de trois siècles et par le fait que le bouddhisme ait été découvert (en tant que doctrine d’origine indienne distincte de l’hindouisme) dans des textes sanscrits par des savants européens du XIXe siècle, en plein contexte de sécularisation.

Les textes doctrinaux découverts, déconnectés de toute réalité culturelle et sociale asiatique, ont ainsi été élevés au rang de philosophie et pensés sur le contre-modèle d’un christianisme démodé : sans Dieu, sans dogme, sans hiérarchie, sans surnaturel. Ce qui est faux : les divinités pullulent et les vérités à accepter sur parole sont légion.

Quant à la soumission due au clergé et fondée sur un principe inégalitaire, on ne la trouve pas dans le christianisme : les religieux bouddhistes sont ontologiquement supérieurs au commun des mortels, qui n’ont qu’à s’en prendre à leur karma pour expliquer leur infériorité foncière. Finalement, l’attrait a priori pour le bouddhisme n’est que le fruit d’une profonde méconnaissance des deux cultures.

 

Si on prend le nombre global de pratiquants du bouddhisme en France, peut-on quantifier le nombre de dérives sectaires liées à cette pratique spirituelle ?

Ce que je décris peut en effet s’apparenter à ce que l’on nomme couramment des dérives sectaires. Cela dit, je récuse une telle appellation, qui sous-entend qu’il existerait des normes claires que le lama en question transgresserait pour son propre avantage. Or, ce n’est pas tout à fait exact. En effet, il s’agit d’abord et avant tout d’un malentendu culturel au sujet de la notion même de bouddhisme.

Comme je viens de le rappeler, les Occidentaux ont une vision livresque et idéalisée de cette tradition asiatique. Ils s’attendent à ce que la réalité proposée par les lamas corresponde à leurs chimères – comme Madame Bovary croyait pouvoir retrouver dans ses rapports avec les hommes le romantisme mièvre et blafard de ses romans pour jeunes filles. Nous sommes, comme dans le cas de l’islam d’ailleurs, en plein bovarysme, c’est-à-dire en plein déni de l’altérité culturelle.

La culture tibétaine n’est pas égalitaire, ni ne promeut spécialement le libre arbitre (notions éminemment chrétiennes, que l’on persiste à vouloir trouver chez les autres). Or, comme me le confiait une tibétologue, ce qu’a fait le lama Sogyal Rinpoché (1947-2019) – lequel a très largement contribué à la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident –, n’est rien d’autre qu’essayer d’inculquer aux Occidentaux les « bonnes manières » tibétaines. Or, ces dernières se trouvent souvent être à l’opposé de l’idée que ces derniers se font du bouddhisme.

Sogyal Rinpoché (1947-2019), accusé de nombreuses dérives, a très largement contribué à la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident. Ici le 17 octobre 2003 au Palais Omnisports de Paris-Bercy. JOEL ROBINE / AFP
Sogyal Rinpoché (1947-2019), accusé de nombreuses dérives, a très largement contribué à la diffusion du bouddhisme tibétain en Occident. Ici le 17 octobre 2003 au Palais Omnisports de Paris-Bercy. JOEL ROBINE / AFP


Il est vrai cependant que cet enseignant est lui-même entraîné dans les méandres complexes et souvent pervers de l’échange interculturel : en s’occidentalisant, il est devenu nihiliste et cynique, utilisant sans vergogne les moyens offerts par la société de consommation et du spectacle pour diffuser son enseignement – et accessoirement rebâtir la fortune de sa famille, ruinée par l’invasion chinoise. Ce cas est loin d’être exceptionnel. Il est seulement caricatural.

 

Votre enquête tourne justement en grande partie autour de ce maître (lama) Sogyal Rinpoché. Le documentaire diffusé sur Arte lui accorde une très large place. Pouvez-vous présenter brièvement ce personnage ?

Sogyal Rinpoché est l’un des enseignants bouddhistes tibétains les plus connus au monde. Il est l’auteur du best-seller Le Livre tibétain de la vie et de la mort, publié en 1992. Ce livre qui lui a valu sa fortune et sa notoriété est en fait une reformulation d’un ouvrage de 1927 intitulé Le Livre tibétain des morts, écrit par un Américain adepte de la société théosophique – l’une des plus importantes écoles ésotériques occidentales du XIXsiècle. Ce dernier ouvrage est donc déjà une création occidentale destinée à un public d’Occidentaux, réalisée à partir d’une sélection hasardeuse et mal comprise de prières tibétaines.

Les proches de Sogyal Rinpoché (notamment Patrick Gaffney, disciple de longue date, qui est l’auteur véritable du livre avec Andrew Harvey, auteur d’ouvrages de « spiritualité » britannique) ont eu l’idée de reprendre Le Livre tibétain des morts, pour le remettre au goût du jour. Nous sommes donc bien dans le malentendu culturel que j’évoquais tout à l’heure : on nous présente comme authentiquement tibétaine une tradition qui ne l’est qu’à moitié. Et c’est en réalité pour la moitié occidentale qu’on y adhère, puisque c’est grâce à elle que cette religion si lointaine nous paraît étrangement si proche.

Sogyal Rinpoché a compris l’opportunité commerciale que représentait cette publication et, à partir de là, sa carrière a décollé : il a rompu avec son maître et fondé sa propre école, qui n’existe pas au Tibet : Rigpa. Il s’agit ni plus ni moins d’une entreprise multinationale de formation bouddhiste.

Sogyal Rinpoché s’est rapidement distingué par ses excès : relations sexuelles nombreuses avec ses disciples, autoritarisme, culte du chef, mode de vie luxueux… Sans doute n’a-t-il fait que céder aux attraits de la société de consommation dans laquelle il a brutalement été jeté. En ce sens, il n’est qu’une création occidentale : pourquoi le lui reprocher ? Il nous offre un miroir de nous-mêmes.

https://www.nytimes.com/2019/09/01/obituaries/sogyal-rinpoche-dies.html
https://www.nytimes.com/2019/09/01/obituaries/sogyal-rinpoche-dies.html

 

Pourquoi le dalaï-lama a-t-il attendu août 2017 pour désavouer publiquement Sogyal Rinpoché ? Peut-on dire que, comme pour les affaires de pédophilie dans l’Eglise catholique, il a été « couvert » par certains de ses supérieurs ?

La pédocriminalité n’est pas le fait spécifique de l’Église catholique. Les statistiques montrent que le phénomène concerne aussi bien l’école que les familles. Malgré des fautes graves comme ces silences et ces complaisances auxquels vous faites allusion, l’Église a toujours considéré la pédocriminalité comme une forme d’atteinte à la personne humaine. Il n’y a aucune glorification de la pédocriminalité chez les catholiques.

En revanche, le bouddhisme tibétain a bel et bien proposé à l’admiration de ses fidèles des modèles de maîtres violents. Il suffit de lire les hagiographies de Milarepa (1052-1135) et de Drukpa Kunley (1455-1529), dont le comportement à l’égard de ses disciples serait assimilé aujourd’hui à une véritable torture. Le tantrisme considère comme légitime l’usage de la violence, voire dans certains cas du meurtre.

On s’étonne de voir Sogyal Rinpoché se comporter sans égard ni douceur envers ses étudiants : c’est simplement parce que nous avons en tête des modèles chrétiens ! Cela dit, il est vrai que ce maître sort de la norme tibétaine en appliquant à la lettre ces modèles de maîtres violents. Les lamas, ordinairement, tiennent ces figures pour mythologiques et se comportent avec un certain respect.

La modernité (ou la dérive) de Sogyal Rinpoché consiste ainsi dans son application littérale de la mythologie bouddhiste tibétaine. C’est peut-être pour cette raison que le dalaï-lama a tardé à dénoncer ce lama, outre le fait qu’il veuille conserver une image idyllique du bouddhisme tibétain, dans son propre intérêt.

 

Peut-on comparer les pratiques du bouddhisme que vous décrivez dans votre livre avec celles d’organisations comme Raël ou la scientologie ?

Je connais mal ces deux organisations, mais il me semble que ces trois phénomènes ne sont pas comparables. Dans les cas que vous évoquez, nous sommes dans un contexte exclusivement occidental. Les gens partagent les mêmes codes culturels, ils ont les mêmes repères sociaux, ils savent à quoi s’en tenir, ils assument souvent leurs choix et sont capables de se les expliquer à l’intérieur d’un cadre culturel cohérent.

Dans le cas de Sogyal Rinpoché, les choses sont beaucoup plus compliquées, car il s’agit d’une interaction entre deux cultures très différentes. Les Occidentaux ne savent pas vraiment ce qu’ils peuvent et doivent attendre des lamas tibétains, ils projettent sur eux bon nombre d’attentes inconsidérées, les parant a priori de merveilleuses qualités, et ne savent pas comment interpréter les anomalies décelées sur le terrain. Cela donne lieu à des déconvenues, des désillusions, ou au contraire à un aveuglement persistant – quand ce ne sont pas des mystifications de la part d’enseignants (tibétains ou occidentaux) qui tirent profit de l’ignorance et de la confiance du public.

Les mécanismes peuvent être similaires d’un point de vue sociologique, mais au niveau culturel, les trois phénomènes (scientologie, raëlisme et bouddhisme à l’occidentale) sont très différents.

 

Au cours de votre enquête de terrain, quelle a été votre découverte la plus surprenante ou la plus inattendue ?

Ce qui m’a le plus étonnée, c’est que personne ne se soit posé ces questions avant moi – ou du moins n’ait accepté d’en parler publiquement. Je constate que rares sont les personnes qui s’intéressent au bouddhisme réel, tel qu’il est pratiqué en Asie et désormais en Occident. On préfère généralement s’imaginer ce qu’il devrait être. Le bovarysme a de beaux jours devant lui.

 

Que s’est-il passé depuis la publication de votre enquête, en 2016 ? Y a-t-il eu une prise de conscience ?

Après la publication de mon livre, de nombreuses personnes se sont présentées à moi pour me raconter leur histoire, se confier sur des expériences similaires à celles que je décrivais. Il y a eu quelques prises de conscience. Au sein même des centres Rigpa, des efforts ont été faits en termes de communication et de transparence auprès des disciples, et le personnel a été renouvelé. Il me semble que les choses se sont un peu assainies, même si la tendance au culte de la personnalité des gourous existe toujours.

 https://www.marianne.net/societe/scandale-chez-les-bouddhistes-matthieu-ricard-recommande-aux-disciples-plus-de-vigilance
https://www.marianne.net/societe/scandale-chez-les-bouddhistes-matthieu-ricard-recommande-aux-disciples-plus-de-vigilance

 

Notes :

1 Marion Dapsance est l’autrice des Dévots du bouddhisme (Max Milo, 2016, 284 pages, 19,90 euros), et de Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? (Bayard, 2018, 192 pages, 6,60 euros en poche, 16,50 euros en grand format).