Les moyens habiles du dalaï-lama
par Elisabeth Martens, le 9 février 2019
Pour qu'un enseignement ne soit pas une religion mais un chemin de vie, une sagesse, une philosophie, tel que le bouddhisme est présenté chez nous, il ne suffit pas d'en éjecter les dieux et les pouvoirs surnaturels. Il ne suffit pas qu'il soit athée, il faut encore qu'il soit exempt de dogme. Le dharma est certes athée, mais il ne faut pas chercher loin pour y repérer des dogmes : le samsara et le nirvana sont les plus évidents. Tous deux s'inscrivent dans un temps cyclique, encore un dogme, que le bouddhisme partage avec les autres religions de l'Inde traditionnelle.
Le concept cyclique du temps se rencontre dans la plupart des sociétés archaïques. Il s'assimile au cercle, première forme tracée par le petit enfant quand il s'essaye à l'art du portrait, mais aussi par les premiers homo sapiens. Le cercle n'a ni commencement ni fin, ce qui en fait un symbole universel d'éternité, de perfection, d'unité, d'infini. Le temps cyclique éveille nos archétypes, mais son caractère cyclique est-il confirmé par une quelconque théorie scientifique ? Aucune. Toute définition donnée au temps relève du dogme, le temps reste la grande inconnue des sciences. Les astrophysiciens évoquent le temps de multiples façons, ils devisent de sa linéarité, sa ponctualité, ses dimensions, ses vecteurs, ses rondeurs, sa malléabilité, etc. Certains prétendent même qu'il est inexistant, ce que semble confirmer une intuition ancienne que Saint Augustin exprimait ainsi : « Quand on ne me le demande pas, je le sais, mais dès qu’on me le demande et que je tente de l’expliquer, je ne le sais plus. »
La croyance en un temps cyclique, donc à notre retour prochain sur terre, a l'avantage de répondre efficacement à notre angoisse de mort. Nous l'esquivons et, par là, nous transcendons la souffrance existentielle, une souffrance engendrée par la conscience de notre finitude. Mais avec le samsara hindouiste, puis bouddhiste, l'angoisse s'est déplacée : les êtres humains ne sont plus piégés dans leur finitude, mais dans la roue des existences sans fin. Le samsara est venu broyé l'Inde traditionnelle, et le Bouddha, comprenant cette angoisse existentielle, a proposé une voie vers la délivrance, un chemin vers un « au-delà de l'impermanence », vers un monde qui échappe à toutes contingences spatio-temporelles, un monde qu'il qualifie de « Permanent ». Il l'a appelé « nirvana ». Mais qu'on lui donne le nom de « nirvana », ou de « Brahman » ou de « conscience universelle » comme dans l'hindouisme, ou qu'on l'appelle Dieu ou le paradis divin comme dans le christianisme, le dogme reste le même : il postule l'existence d'un autre monde, d'un « Au-delà », et la possibilité d'y accéder.
Ce qui change de l'hindouisme au bouddhisme, c'est que dans les religions théistes, l'être humain invoque l'aide d'un dieu (ou de plusieurs dieux) pour accéder à cet au-delà, alors que le Bouddha prétend que l'être humain n'a pas besoin d'aide surnaturelle, qu'il est capable d'accéder à ce monde par ses propres moyens. Le bouddhisme est donc bien athée, mais ce n'est pas pour autant qu'il est débarrassé de dogme. Ceux du samsara et du nirvana sont clairement exprimés dans le bouddhisme, or tout dogme engage notre foi. La foi touche à l'émotionnel, elle touche au sens que chacun donne à sa vie. Quand nos fondations sont ébranlées, quand nos valeurs sont remises en question, c'est un tremblement de terre intérieur qui nous menace, nous perdons pied. La peur qui en résulte rend agressif. La peur de perdre nos principaux points de repères est le moteur inconscient des guerres de religion.
A l'instar de toute autre religion, le bouddhisme qui a, lui aussi, des dogmes à défendre, a été pris dans le cortège des vices liés aux institutions religieuses : mission de persuasion, désir d'expansion, guerres de religion, abus de pouvoir, perversions, intimidations karmiques, etc., autant d'horreurs et d'abus que le bouddhisme tibétain a mis en œuvre tout au long du millénaire de bouddhocratie installée sur le Toit du monde.1 Les institutions lamaïstes se sont avérées, et s'avèrent encore, aussi dénuées de tolérance, de pacifisme et de compassion que n'importe quelle autre institution religieuse.
Dans le « Tibetan Bulletin », une publication anglophone du gouvernement tibétain en exil, le rédacteur en chef, un exilé tibétain, notait en 2007 que « la non-violence n’est pas plus spécifique à la culture tibétaine qu’à n’importe quelle autre culture dans le monde. Il y a parfois des circonstances atténuantes qui rendent la violence nécessaire, en temps de guerre par exemple. La violence prend alors une forme de croisade, on dit chez nous une 'Tensung', une guerre pour défendre les lois bouddhiques, le dharma. »2
Quand on interroge le dalaï-lama à propos de cette violence dans le bouddhisme, il raconte invariablement la même histoire. La voici: « deux moines sont assis tranquillement au bord d'une rivière tumultueuse quand soudain ils aperçoivent un pauvre hère qui, désespéré, veut se jeter à l'eau ; un des deux moines se lève pour assommer le pauvre homme et, par ce geste violent, il l'empêche de se noyer, tandis que l'autre reste assis, impassiblement. » Et le dalaï-lama de demander avec son sourire malicieux : « lequel des deux a le plus de compassion pour cet homme désespéré ? »3 Après deux secondes de réflexion, tout être humain sensé opte pour le premier, évidemment. L'histoire semble donner raison au dalaï-lama, il fallait bien assomer le pauvre suicidaire. Toutefois, elle omet de préciser quels sont ses effroyables tourments pour qu'il veuille se jeter à l'eau.
Selon le dalaï-lama, la seule explication à un suicide est l'ignorance : le pauvre hère n'a pas encore trouvé la voie vers la « Bonne doctrine ». Quelle autre raison le pousserait au suicide ? Pour le bouddhisme, toutes les souffrances humaines, même les plus tragiques, se résument finalement à celle-ci : notre ignorance de la « Bonne doctrine », notre ignorance de la « Vacuité des phénomènes ». Dans notre ignorance, notre ego nous aveugle et nous ne voyons pas qu'il est vide de sens. Notre souffrance persiste car nous croyons avoir un ego à satisfaire. Je ne suis pas sûre qu'une maman du Yemen qui voit son enfant mourrir de faim dans ses bras soit apte à comprendre le principe bouddhiste de « vacuité des phénomènes ».
Le bouddhisme conclut qu'il faut assommer les ignorants pour qu'ils ne se fassent plus de tort, ni à eux-mêmes ni aux autres. Quand il n'y a plus d'autres moyens de persuasion, il est permis de passer aux « upayas », aux « moyens habiles » : la dissimulation, la ruse, l'hypocrisie, le mensonge, le combat, la violence, le meurtre. Le meurtre à grande échelle, organisé en vue de défendre la « Bonne doctrine », est une « tensung », une croisade, une guerre de compassion. « Le bouddhisme n'est pas aussi dénué de violence qu'il le prétend. Son idéal de paix et de tolérance, tel qu'il s'exprime dans certaines sources canoniques, est battu en brèche par d'autres sources tout aussi canoniques, selon lesquelles la violence et la guerre sont permises lorsque le Dharma bouddhique est menacé par des infidèles », explique Bernard Faure.4 À quel prix le dalaï-lama et son entourage comptent-ils instaurer la paix dans le monde ?
Notes :
1 Albert Ettinger, "Tibet, paradis perdu? Régime politique, société et idéologie sous le règne des lamas." Traduit par Corinne Kalmar. China Intercontinental Press; Pékin, 2018 (Édition originale allemande: Freies Tibet, Francfort, 2014)
2 Dhundup Gyalpo, « Non-violence vs violence, the case of Tibet and Palestine », Tibetan Bulletin, site internet du gouvernement en exil, janvier 2007
3 Alexander Berzin, « L'initiation de Kalachakra, fondements théoriques et pratiques », Points Sagesse, 2000
4 Bernard Faure, « Bouddhisme et violence », Le Cavalier bleu, 2008, p. 155