L'aura des centres « Rigpa » du bouddhisme tibétain frémit
par André Lacroix, le 3 mars 2017
Après Philippe Cornu, dans Le Monde des Religions (02/11/2016), c’est au tour d’Éric Rommeluère, son collègue de l’Institut d’études bouddhiques, de critiquer, dans la revue Esprit (23/12/2016), le livre de Marion Dapsance, « Les dévots du bouddhisme », publié quelques mois plus tôt par les éditions Max Milo.
L’argument d’autorité
Comme Cornu, Rommeluère, conteste la valeur scientifique de Marion Dapsance et en déplore le succès : « M. Dapsance, écrit-il, prétend au discours scientifique, multiplie des articles académiques et signe de son titre de docteur en anthropologie. L’argument d’autorité a porté. » Ce que Rommeluère ne dit pas, c’est que l’ouvrage de Marion Dapsance est le fruit d’une expérience vécue et d’une longue enquête anthropologique : c’est cette implication personnelle et ce travail minutieux mené pendant sept ans qui font autorité, bien plus qu’un titre académique.
Si Éric Rommeluère dénie la valeur de l’argument d’autorité dans le chef de Marion Dapsance, il s’empresse d’en reconnaître la portée dès lors qu’il s’agit de Sogyal Rinpoché : « Ce n’est pas, écrit-il, un obscur lama tibétain, mais l’un des plus célèbres enseignants bouddhistes au monde, et Rigpa est sans doute la plus grande organisation bouddhiste française en nombre d’adhérents. Son centre dans l’Hérault a été inauguré en 2008 par le Dalaï-Lama, en présence de Carla Bruni-Sarkozy, Rama Yade et Bernard Kouchner alors membres du gouvernement. »
À noter, entre parenthèses, qu’ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à prendre la pose aux côtés de Sa Sainteté ; d’après Marianne (26/02-03/03/2016), il y avait aussi Alain Juppé, Inès de la Fressange, Juliette Binoche et encore Line Renaud : excusez du peu…
On croit rêver : l’autorité de Sogyal Rinpoché reposerait sur ces trois piliers : la célébrité et la proximité avec des personnalités people, le nombre de ses adhérents et le patronage du dalaï-lama.
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La célébrité serait-elle un critère de valeur humaine ?
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Le nombre d’adhérents garantirait-il la justesse d’une cause ?
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L’inauguration d’un édifice par un personnage charismatique suffirait-elle à en assurer un fonctionnement correct ?
L’argument judiciaire
Se rendant probablement compte de la pauvreté de cet argument, Rommeluère s’engage sur un autre terrain, judiciaire cette fois ; il écrit : « La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) n’a pas trouvé matière, quant à elle, à donner suite aux articles parus dans la presse (…) ». Mais cela suffirait-il à innocenter Sogyal Rinpoché ? Quand on sait que dans nos pays, et singulièrement en France, le bouddhisme, et singulièrement le bouddhisme tibétain, jouit, dans le monde politique et les médias dominants, d’une aura à nulle autre pareille, on peut penser que la Miviludes a voulu éviter de faire des vagues. Je suis évidemment allée à la Milivudes, dit Marion Dapsance, pour les informer de mes recherches. L’organisme m’a avoué être déjà au courant de ce qui se tramait dans les centres Rigpa…
Mais il n’a, pour l’heure, pas réagi, malgré le caractère très discutable de ces pratiques (site de L’Obs, 17/09/2016).
Rien ne dit d’ailleurs que la Milivudes n’a pas depuis commencé discrètement à revoir sa position. En Belgique, il a fallu dix-huit ans d’enquête pour que la secte bouddhiste OKC (Ogyen Kunzang Chöling) et son gourou Robert Spatz (appelé le Lama Kunzang Dorjé) soient enfin condamnés le 15 septembre 2016, par le tribunal correctionnel de Bruxelles, à quatre ans de prison avec sursis pour Robert Spatz et à la confiscation de plus de 4 millions et demi d’euros, pour des agissements qui ne sont pas sans rappeler ceux que dénonce Marion Dapsance à propos de Rigpa et de Sogyal Rinpoché.
S’il est sans doute vrai, selon les termes d’Éric Rommeluère, que « la justice française n’a jamais été saisie d’une plainte à l’encontre de l’association Rigpa ou de Sogyal Rinpoché », (comme le confie Éric Rommeluère à Claire Lesegretain dans le journal La Croix 30/01/2017, article reproduit sur le site de France-Tibet du 13/02/2017), cela peut sans doute s’expliquer par la complexité et la difficulté d’une telle démarche. Comme cela peut se constater dans tous les cercles aux comportements sectaires – dont certaines officines bouddhistes n’ont certes pas le monopole −, le poids du gourou et du groupe est tel qu’il est très difficile de s’en libérer. Il faut un long travail d’élucidation personnelle pour admettre qu’on a été manipulé et, ensuite, un grand courage pour en parler à ses amis et un plus grand courage encore pour porter l’affaire devant un tribunal, au risque de n’en retirer que désapprobation publique, comme cela est arrivé aux États-Unis en 1994 quand une jeune femme s’était adressée à la justice et que l’affaire s’était conclue par une conciliation et le versement par Sogyal Rinpoché d’une grosse somme d’argent (voir article de Marion Dapsance sur le site de L’Obs, 17/09/2016).
Ce qui rend particulièrement difficile de porter plainte en telle matière, c’est la culpabilité à l’égard d’un « maître spirituel » dont on a cru, au début au moins, retirer quelque bienfait et auquel on s’est attaché. Les jeunes femmes qui ont été entraînées dans les pratiques douteuses de Sogyal Rinpoché font immanquablement penser à leurs innombrables sœurs dans le monde qui, dans un tout autre contexte, répugnent à porter plainte contre leur partenaire violent, du fait que leur amour pour lui n’est pas tout à fait éteint… L’être humain est complexe, rarement guidé par la seule raison.
Et quand cette culpabilité largement répandue ici-bas se double de la peur vague d’un karma défavorable dans une autre vie, les réticences à porter plainte deviennent vite presque impossibles à surmonter. Car la psychologie n’est plus seule en cause.
L’argument théologique
La principale critique qu’Éric Rommeluère adresse à Marion Dapsance, se situe sur le terrain théologique qu’il semble affectionner particulièrement. Ce n’est pas pour rien qu’il intitule son article Le bouddhisme, cette religion pas très catholique. « De ce point de vue, écrit Éric Rommeluère, les propos de Marion Dapsance ne sont qu’une suite de mécompréhensions, de distorsions et de contrevérités. »
Qu’il existe trop souvent dans nos pays façonnés par deux millénaires de christianisme, des « mécompréhensions » grossières des spiritualités orientales, c’est une évidence. C’est à bon droit que Philippe Cornu (dans son ouvrage Le bouddhisme : une philosophie du bonheur ?, Seuil, 2013, p. 222) remettait à sa place Jean-Paul II attribuant au bouddhisme « la conception que le monde est mauvais » et donc la fuite de ce monde mauvais, alors même qu’il s’agit précisément d’une … dérive chrétienne amorcée très tôt par saint Paul et amplifiée par saint Augustin.
C’est à bon droit qu’Éric Rommeluère s’emporte contre la présentation du bouddhisme « comme une religion amorale et nihiliste ». « Quel malentendu !, écrit-il très justement. Le bouddhisme n’invite nullement à se soustraire du monde et de ses contingences, mais à se dégager des fonctionnements névrotiques qui nous endommagent : cette distinction est essentielle. Celui qui s’engage dans ce chemin s’exerce à développer des vertus ainsi qu’à suivre des préceptes de vie. La toute première des vertus est la générosité, le tout premier des préceptes est la non-violence. »
C’est très exactement cette vision que partageait Marion Dapsance au début de ses recherches, bien persuadée que, dans le bouddhisme, « chacun était responsable de son propre sort » (Les dévots du bouddhisme, p. 24). C’est seulement au cours de son enquête « menée avec une précision chirurgicale » (selon son préfacier, le tibétologue Charles Ramble), qu’elle a constaté que le bouddhisme de Sogyal Rinpoché était très loin de « se dégager des fonctionnements névrotiques » et de pratiquer la générosité et la non-violence. En quoi ce constat lui vaut-il de mériter le reproche de développer la thèse d’un bouddhisme synonyme de nihilisme ?
« Longtemps présenté comme un culte du néant, écrit Rommeluère, le bouddhisme a fait l’objet de nombreux malentendus dans le monde catholique. Depuis une cinquantaine d’années, le dialogue posé par l’Église comme une pratique théologique a heureusement permis une autre entente. La théorie du bouddhisme nihiliste n’est plus gère aujourd’hui véhiculée que par quelques rares auteurs. » Et Rommeluère de citer Monseigneur Lustiger et le Père Joseph-Marie Verlinde pour lesquels « privés de véritables références, nos contemporains se tournent vers l’Orient et l’ésotérisme, traditions malignes qui pervertissent l’âme. »
Mais pourquoi associer Marion Dapsance à ces intellectuels proches de l’intégrisme, voire à « la mouvance nationale catholique française » ? Mériterait-elle tant d’honneur et tant d’indignité ? Son travail était anthropologique et non pas théologique. À bien lire son livre, on constate que les facteurs « qui pervertissent l’âme », ce ne sont pas les spiritualités orientales comme telles, mais des pratiques aberrantes et leur justification, qui s’y sont développées.
Appendice : l’argument politique
Mentionnons encore un autre argument, qui n’est pas brandi par Rommeluère, mais par l’association Rigpa elle-même dans son communiqué de presse du 16 septembre 2016, affirmant que l’ouvrage de Marion Dapsance « ne fait que relayer d’anciennes rumeurs et accusations infondées, publiées sur Internet et qui émanent toujours des mêmes sources. »
« Dans le même communiqué, écrit Claire Lesegretain dans l’article de La Croix cité plus haut, Rigpa s’interrogeait sur ‘les intérêts réels de l’auteure et de l’éditeur’, rappelant que ‘Marion Dapsance a vu ses études financées par des bienfaiteurs chinois’. Le réseau souligne que les éditions Max Milo avaient déjà publié en 2011, à l’occasion d’une précédente venue du Dalaï-lama en France, Dalaï-lama, pas si zen, un ouvrage d’une ‘rare agressivité’ contre le leader spirituel tibétain, l’accusant d’être un agent de la CIA. »
Dès l’instant où des auteurs font preuve d’esprit critique à l’égard du bouddhisme tibétain, ça ne rate pas : on les accuse d’être stipendiés par la Chine. C’est devenu, semble-t-il, l’argument favori des dévots du dalaï-lama et peu importe que ce soit une calomnie : ce type d’attaque ne mérite qu’une réaction : le mépris.
Par ailleurs, maintenant que les archives états-uniennes et britanniques sont disponibles, il n’est plus un observateur impartial pour nier les liens entre le dalaï-lama et la CIA. Mais chez certaines personnes, il semble que la foi dans le dalaï-lama se confonde avec la mauvaise foi.
D’après Rigpa, le livre de Maxime Vivas Dalaï-lama, pas si zen ferait preuve d’une « grande agressivité », alors même qu’il fait la part belle aux écrits et aux discours du … « Maître de compassion » en personne : c’est précisément ce qui en fait la force, outre ses qualités d’écriture. Mais, baignant dans un climat de culte du maître, Rigpa est sans doute incapable de faire la distinction entre agressivité et esprit critique. C’est tout à l’honneur des éditions Max Milo d’avoir publié, en 2011, l’ouvrage de Maxime Vivas et, en 2016, celui de Marion Dapsance. La devise de Max Milo, c’est « provoquer à juste titre ». C’est mieux, non ?, que de bêler sans plus réfléchir.
Nul doute que sur ce dernier point en tout cas, Éric Rommeluère ne pourra qu’être d’accord.