Le Kailash, autour de la montagne sacrée (jour 2)
(carnets de voyage, Tibet occidental, 2019)
par Élisabeth Martens, le 15 mai 2020
Six heures du matin. On est réveillé par le tintamarre de nos voisins, un groupe de Japonais qui, comme nous, prévoient d'arriver au col de Drölma avant l'attaque du soleil. Pas moyen de se débarbouiller le visage ni de se laver les dents, l'eau est gelée à la fontaine. Après avoir avalé son bol de tsampa, Tsoepel nous houspille, il faut partir au plus vite, sans quoi le soleil nous rattrapera. Aujourd'hui, c'est l'étape clef, la plus difficile, l'épreuve à ne pas rater, bien qu'elle ne fasse que 18 km. Mais elle compte trois cols dont le plus élevé, celui de Drölma, à 5630 mètres.
Quand nous démarrons, des millions d'étoiles rebondissent encore sur les glaciers du géant mythique. Nous le longeons par l'est. Après avoir franchi un pont de bois sur la rivière Lha-Chu, une première grimpette nous attend pour arriver à un terrain plat où est installée une « tea-house » sous une tente traditionnelle de nomades. Collés près du poêle, un thé massala bouillant est bienvenu. Il est déjà 9 heures quand nous nous remettons en route, il ne reste que deux petites heures avant que le soleil vienne cuire nos crânes.
Une voie de pierres inégales, exactement ce qu'il faut pour se tordre les chevilles, dirige les pèlerins vers une large étendue de cailloux, la Shiva-tsal. Les Tibétains la traversent avec respect, c'est le domaine du Seigneur de la mort. Ici, on laisse derrière soi un objet du passé, une chaussure, une paire de lunettes, un gsm, une ceinture ou plus simplement une mèche de cheveux, pour symboliser le passage dans la mort et le désir de renaître dans une autre vie, comme une répétition générale avant la grande première. Une interprétation satisfaisant notre romantisme d'Européens en quête d'authenticité donnerait à peu près ceci : « passer la Shiva-tsal est une opportunité de transformation, on la traverse comme on passe de l’ignorance à l’illumination. On laisse derrière soi notre moi individualiste et matérialiste pour se diriger vers un état d'esprit connecté avec toutes les autres formes de vie. Traverser la Shiva-tsal et passer le col de Drölma, c'est un voyage intérieur, c'est une traversée spirituelle. »
Une montée lente et continue nous mène vers l'ascension finale, la plus rude. Un chemin de plus en plus étroit serpente dans un dédale de rochers entre lesquels doivent passer les pèlerins, les chevaux et les caravanes de yacks chargés de l'équipement des groupes.
Les êtres se pressent, certains rient, d'autres grognent, les bêtes soufflent, les hommes sifflent. Chacun à son rythme, Tibétains, Chinois, Russes, Japonais, Coréens, Français, Allemands, tous gravissent l'escarpement pas après pas, le nez rivé au sol. Le chemin disparaît puis reparaît un peu plus haut, des voix s'appellent, des enfants pleurent accrochés sur le dos d'un parent, le soleil apparaît brusquement derrière un flanc de montagne, prenant tout le monde au dépourvu. Les yacks reniflent, les chevaux renâclent.
Arrivés au Drölma-la, le susurrement traditionnel des Tibétains arrivant à un col se perd dans le bleu métallique du ciel : des « kikisoso » pour « délivrance et bonheur », ponctués de « lhagyalo », « victoire aux dieux » retentissent en écho sur les parois rocheuses. Une vie nouvelle s'ouvre aux pèlerins, ils renaissent dans la compassion de Drölma. Un amoncellement de drapeaux de prière couvre le sol, des détritus s'y mêlent et les agglutinent, écharpes perdues, canettes de soda éventrées, barquettes de frigolite à moitié pleine, plastiques d'emballage, trognons de pomme, etc.
Quelques jeunes tibétains rassemblent les ordures dans un sac poubelle pour les ramener à Darchen. Les familles grignotent quelques friandises chinoises, un bidon de kang (bière d'orge artisanale) passe de bouche en bouche.
Une dame d'un âge ridé nous offre une pomme qui semble de la même époque qu'elle. Elle sourit d'une dent en or plantée dans sa mâchoire supérieure gauche. Le Kailash s'est caché derrière une série de pics dentelés qui tirent de longues langues glacées.
Tsoepel s'installe au pied du Drölma-do, le rocher de Drölma, un rocher quasi cubique, comme déposé ici par la main distraite d'une divinité locale. Invisible sous les drapeaux de prières multicolores, notre guide nous informe de sa présence et nous raconte la légende des 21 loups du Drölma-la : « Drölma est une des vingt et une forme que peut prendre Tara, le bodhisattva féminin de la compassion, elle est aussi la protectrice du Tibet. De couleur verte, Drölma redonne espoir aux fidèles qui se trouvent en situation difficile, comme celle du passage du col de Drölma, mais les situations difficiles peuvent aussi être spirituelles ou psychiques, comme les épreuves de la vie », précise Tsoepel, il poursuit : « C'est Drölma qui porte secours aux pèlerins quand ils sont en danger dans la montagne. Götsangpa fut le premier maître tantrique à accomplir la kora du Kailash, peu après qu'il se fut mis en route, un yack sauvage l'entraîna dans la vallée de Dakini pour l'égarer. En réalité, ce yack n'était autre que Dakini elle-même, la déesse à tête de lion, qui voulait mettre Götsangpa à l'épreuve. Ayant perdu son chemin, Götsangpa se mit à méditer. Après un long moment passé ainsi, vingt et un loups lui apparurent, ils venaient à son secours. Immédiatement, Götsangpa reconnut en eux les vingt et une formes de Tara et le maître se laissa guider par les loups jusqu'au col, celui qui le ramènerait sur la bonne voie de la kora. Précédant Götsangpa, les loups arrivèrent au col et se transformèrent pour n'en former plus qu'un, celui-ci devint le rocher aux arêtes régulières au pied duquel nous écoutons son histoire. Depuis lors, le col et le rocher ont pris le nom de la Tara verte, Drömla. »
Cette légende me laisse rêveuse... la dakini qui s'est déguisée en yack sauvage pour égarer le maître pourrait s’apparenter au chant des sirènes qui attirait les marins vers des falaises où les navires allaient se fracasser. Ici c'est Götsangpa qui est attiré par la dakini, il est attiré dans sa vallée, il s'y perd comme l'homme se perd dans le sexe de la femme et comme les marins s'écrasaient sur les falaises, hallucinés. Au Tibet d'avant le tantrisme, les dakinis étaient des esprits de la nature, des sorcières, des démons femelles. Avec les gurus tantriques, les dakinis sont devenues les « maîtresses secrètes » des lamas de haut rang, des maîtresses qui facilitent l'illumination du maître par extase sexuelle. Milarepa, sous sa forme réincarnée de Götsangpa, est au centre de cette légende, or n'est-ce pas ce grand poète tantrique qui disait des femmes : « la femme est toujours fautrice de troubles ; dans le meilleur des cas, elle peut servir autrui, dans le pire, elle apporte malchance et malheur ». Il mettait en garde quiconque se liait d'amitié avec l'une d'entre elles : « Une amie est d'abord une déesse souriante. Plus tard, elle devient un démon aux yeux de mort. À la fin, elle devient une vieille vache édentée. »
Comment des femmes, comme Lewis Kim aux États-Unis, ou June Campbell en Écosse, et bien d'autres après elles qui, toutes, ont connu le mouvement féministe des années septante, ont-elles pu se soumettre à des chantages moraux aussi grotesques que ceux proférés par de « vénérables robes pourpres » ? Des Kalou Rinpoché, des Chögyam Trungpa, des Sogyal Rinpoché, tous de l'école des Kagyupa, celle fondée par Milarepa au 11ème siècle, encourageaient les pratiques sexuelles en prétendant qu'elles avaient un caractère sacré et expiateur d'un mauvais karma, que les femmes violées gagneraient énormément de mérites en leur fournissant les moyens de l’éblouissement. « Après tout, le Bouddha avait besoin d’être avec une femme pour atteindre l’Illumination », argumentaient les maîtres.
L'école des Bonnets jaunes, celle des dalaï-lamas, fut nommée « gelugpa », ou « école des vertueux », parce qu'au contraire des écoles précédentes, les moines y font vœux de célibat. Pourtant depuis le début des années 2000, les médias ont révélé une série de scandales sexuels touchant les communautés gelugpa, pas rien qu'en Europe, mais aussi aux États-Unis, au Canada, en Australie. Suite à l'inculpation des lamas abusifs, les adeptes occidentaux du bouddhisme tibétain se sont scandalisés du manque de réaction du dalaï-lama qui a attendu d'être acculé pour déclarer laconiquement : « Je savais déjà ces choses-là, rien de nouveau. »
À peine quelques mois plus tard, le leader bouddhiste écrivait dans un vibrant appel aux jeunes : « Je suis résolument féministe et je me réjouis de voir des femmes de plus en plus jeunes accéder à de hautes responsabilités ». S'adressant directement aux femmes, il a ajouté : « Prenez le leadership car nous avons besoin de vous pour promouvoir l'amour et la compassion. »1
Tout cela n'a pas de sens, c'est d'une hypocrisie qui fait froid dans le dos, à moins d'être aveuglé par un folklore spirituel ou par des siècles de chantage karmique comme l'a été ce peuple qui défile ici au Kailash, depuis les bébés ballottés dans les sacs de portage jusqu'aux grand-mères au sourire édenté, un peuple que, chez nous, on admire pour sa spiritualité. Quand on sait les humiliations qu'il a subi, quelle raison aurions-nous de le vénérer ? Admirons-nous les Tibétains pour les souffrances qu'ils ont subi ou projetons-nous sur eux notre propre besoin de spiritualité ? En silence, nous buvons le thé massala que Tsoepel avait gardé dans son thermos à notre intention, pendant qu'il mâchonne une lamelle de yack séché.
Nous nous remettons en route ; celle-ci est encore longue et redémarre par une voie abrupte qu'on dévale précautionneusement. De haut, nous admirons deux lacs turquoises qui nous fixent de leurs orbites célestes. L'un des deux se nomment le « lac de la compassion ».
« Une femme qui portait son nourrisson contre son sein s'est penchée au-dessus de la surface de l'eau pour se laver les yeux, la bouche, le visage ; son enfant a glissé de la couverture et est tombé dans l'eau glacée. Il s'est noyé et a disparu au fond du lac. La jeune mère, dans son désespoir, a marché autour de la montagne sacrée sans pouvoir s'arrêter. Au bout de la quarantième kora, Tara lui est apparue lui signifiant qu'elle lui pardonne sa négligence, et la déesse encourage la jeune femme à recommencer une nouvelle vie ». Encore une légende locale, celle-ci pourrait être une version tibétaine d'une résilience prêchée dans nos centres de « développement personnel ». Tsoepel nous la raconte tout en évitant le roulibouli des cailloux qui nous mène vers un névé à traverser, au pied d'un glacier.
En bas, s'étire une longue plaine au bout de laquelle se dressent des tentes de nomades, avec le « tea house » que nos estomacs affamés réclament. Y trouverons-nous de quoi les sustenter ? Non, si ce n'est avec d'horribles nouilles instantanées, il faudra s'en contenter. Juste en contre bas, le Bouddha a laissé son empreinte dans un rocher, ce n'est ni le première ni la dernière. A en croire les lamas des sommets, Siddharta Gautama fut un vaillant montagnard. Au loin le flanc est du Kailash brille comme un cristal.
En poursuivant le chant joyeux de la rivière, les sifflements aigus des marmottes et les gsm tonitruants des pèlerins tibétains, nous arrivons à notre prochain dortoir quand la nuit tombe.
Cette fois, c'est un grand bâtiment de deux étages nouvellement construit par des pèlerins indiens qui nous accueille. Comme ce n'est plus la saison des indiens, à nous leurs chambres proprettes. A défaut de douches et de toilettes qui tardent à être construites, nous avons droit à un repas complet : du riz, des pommes de terre au curry, quelques tiges de ciboulette et trois centimètre carré de viande de yack qui reste coincée entre les dents. Heureux, après 12 heures de marche pour 18 kilomètres parcourus et trois cols passés au-delà de 5500 mètres d'altitude, nous capitulons, nous n'irons pas visiter le monastère voisin, celui de Zutul Puk.
Notes :
1 Dalaï-lama et Sofia Stril-Rever, "Faites la révolution, l'appel du dalaï-lama à la jeunesse", Massot, 2019, p.42-43